Une longue plainte sort du buste incommensurable de la Bête, qui se met à gesticuler la tête de gauche à droite, les mains toujours posées sur ses tempes. Herta se recroqueville tout en reculant lentement sur le matelas, s'éloignant du monstre qui doit avoir oublié sa présence. L'instant de stupeur passé, je contourne tout doucement la Bête, voulant rejoindre le lit et Herta pour la sortir de là. Alors que je suis à mi-parcours, avançant à pas de loup pour ne pas me faire entendre, l'énorme humanoïde tombe à genoux et, le buste bombé, la tête légèrement penchée en arrière, se met à hurler de toute la puissance sauvage qui semble l'habiter, les pattes tendues en avant, coussinets repliés et tendus, griffes sorties.
Sur le coup de la surprise, je lâche un petit cri strident en sursautant, et trébuche en arrière, le dos percutant le mur derrière moi. J'arrive à entendre le petit cri de terreur d'Herta avant qu'elle ne tombe du lit à la renverse.
Le prince maudit, qui semble encore sur le point de se transformer, continue de pousser son hurlement de terreur, de douleur ou que sais-je encore. Et, alors que je relève la tête dans sa direction, un flash lumineux m'aveugle instantanément.
Le picotement est fort, comme une brûlure sur mes rétines. Le flash a été si vif que des formes lumineuses floues dansent devant mes yeux pourtant clos. Je tente de les rouvrir, mais une douleur atroce m'envahit alors. Je décide de les garder fermés le temps de récupérer. A l'extérieur, dans le monde visible, les choses ne semblent pas évoluer outre mesure, toujours accompagnées du hurlement atroce de la Bête. Je note tout de même quelque chose de différent. C'est imperceptible, mais quelque chose a changé. Ou est en train de changer. Je sais que nos autres sens sont légèrement plus affûtés lorsque nos yeux sont fermés, mais ils sont tellement moins performants que la vue que l'on ne sait plus réellement bien les utiliser.
L'odeur ! Tu ne sens pas quelque chose de différent ?
Tu as raison. On dirait que ça sent... Le brûlé ?
Une odeur de fumée, non ?
Oui, on dirait bien ça !
Un nouveau bruit, très ténu, semble également émerger derrière le hurlement continu. Comme un sifflement très aigu. Mais c'est tellement faible que je me demande si je ne l'ai pas inventé. Non, cela semble bien présent, un si léger bruit de fond.
Je bouge mes orbites derrière mes paupières closes. Je tente une nouvelle ouverture. La douleur est moins intense que lors de ma dernière tentative, mais mes yeux, à peine entre-ouverts, la vision complètement obstruée par mes cils, se remplissent directement de larmes.
Je décide de remettre à un peu plus tard leur ouverture complète. Malgré le fait de ne rien voir, et étant donné la situation extraordinaire dans laquelle nous nous trouvons, je n'ai pas peur. Je tâtonne autour de moi. La sensation du tapis de sol sur lequel je suis affalée, des pierres saillantes du mur dans mon dos, des mes vêtements me ramènent à des choses concrètes.
Le hurlement de la Bête semble perdre tout doucement en intensité, tandis que le bruit de fond aigu se renforce. L'odeur de fumée s’accroît également. Pour m'occuper l'esprit, je tente d'appeler Herta assez fortement pour qu'elle m'entendre à travers le cri continu :
-Herta ! Tu es là ? Tu me vois ?
-J'vois plus rien, y a un flash d'lumière qui m'a aveuglée !
-Moi aussi ! Faut attendre que la douleur passe avant de rouvrir les yeux.
-J'sais bien. J'reste planquée derrière l'lit en attendant !
Je tente tout doucement une nouvelle ouverture. Les larmes reviennent instantanément, mais la douleur semble supportable. Après quelques secondes d'effort, je peux enfin les maintenir complètement ouverts. Je chasse les larmes de ma manche. C'est alors que la scène me saute au yeux : des flashs multicolores, aux couleurs de l'arc-en-ciel, émanent d'un brouillard de fumée intense qui recouvre totalement l'emplacement de la Bête. La fumée s'est lentement répandue dans toute la pièce, brouillant légèrement les objets. Seule la zone centrale est trop dense pour apercevoir autre chose que des flashs de couleur changeante, pulsant répétitivement du centre, et une sorte de forme sombre dont les contours semblent mouvants et flous. Le sifflement, en provenance du cœur du brouillard, s'accentue, tandis que le hurlement, sans que je ne me sois aperçu de sa baisse continue d'intensité, s'arrête définitivement.
Je tourne la tête vers le lit et me rends à côté d'Herta, assise par terre, le dos contre le lit, en position fœtale.
-C'est moi. J'ai réussi à rouvrir les yeux. Je pense que tu peux essayer. Tout autour, c'est si...
Je la vois redresser la tête et tenter à son tour. Après quelques secondes à cligner frénétiquement des paupières, elle semble enfin avoir retrouvé l'usage de sa vue.
-Ça va mieux ?
-J'crois bien, ouai.
Nous nous relevons alors pour regarder de l'autre côté du lit.
Le brouillard et l'odeur de fumée s'estompent progressivement. Le sifflement aigu a disparu. La silhouette massive de la Bête semble s'être évaporée. Nous nous regardons, intriguées, puis sursautons lorsqu'un bruit incongru se fait entendre, venant du sol de l'autre côté du lit. Nous traversons lentement le sommier et apercevons la source du son : en lieu et place de l'endroit où se trouvait l'immense humanoïde trône à présent un gros crapaud baveux et pustuleux, d'un vert caca d'oie, avec deux gros yeux globuleux dardant dans notre direction. L'animal saute sur le lit, en direction d'Herta, qui pousse un cri de surprise et recule pathétiquement pour retomber une nouvelle fois au sol :
-Dégage d'là, sale bête !
-Croââââ ?!?
-Ah !
-Tu ne trouves pas que tu en fais un peu trop ? lui demande-je.
-J'aime pas ces bestioles ! Elles sont répugnantes !
Le crapaud regarde Herta d'un air triste.
-Et celle là, j'te raconte pas !
C'est vrai qu'elle est laide.
-Aller, viens-là, propose-je à l'animal en lui montrant mon épaule.
Elle saute dessus en lâchant un croassement que je soupçonne être de reconnaissance, et s'installe confortablement. Une légère odeur de moisi frétille à mes narines.
-Qu'est c'est qu'c'te bestiole ? demande Herta, avec dégoût.
-Je ne suis pas sûre, mais je dirais que c'est le prince maudit qui s'est de nouveau transformé. Par contre, quelque chose ne s'est pas passé comme prévu, et il n'est pas revenu à sa forme humaine.
-C'est dingue c'que tu dis !
-Oui. Mais pas plus que tout ce qu'on a vécu ce soir, pour l'instant ?
-J'sais pas. Quand même !
J'inspire longuement.
Au point où on en est...
-Viens, demande-je à Herta. Mais avant, je pense qu'il serait mieux que tu te rhabilles.
Herta se regarde en rougissant, et se précipite sur ses vêtements. Une fois apprêtée, nous entrons dans la pièce voisine. Je reprends :
-Tu ne t'es pas demandée pourquoi je t'ai désignée tout à l'heure, quand la Bête m'a demandé qui m'avait dit d'enlever un pétale de la rose ?
-C'est vrai ça, pourquoi ? J'me souviens pas t'avoir dit ça.
-Parce que tu ne l'a pas dit. C'est elle qui me l'a demandé, dis-je en pointant du doigt le chaperon rouge absorbé par l'objet énigmatique qui avait reflété une parfaite image de moi-même.
Herta me regarde avec de grands yeux, ébahie :
-Elle ? Mais y a personne là où qu't'indiques !
-Croââââ ?!?
-Il n'y a personne que tu... que vous ne voyez. Mais moi, je vois... un chaperon rouge. Comme une copie de moi-même. C'est elle qui m'a dit de le faire. Et c'est elle que j'indiquais en fait, tout à l'heure, alors qu'elle se trouvait derrière toi.
-C'est dingue c'que tu dis !
-Tu n'aurais pas dû lui parler de moi.
Je me tourne, surprise, vers le chaperon rouge, qui fait de petits gestes énigmatiques devant la surface lisse et froide devant elle.
-Pourquoi ? Et que fais-tu ?
Herta ne comprend pas :
-J'fais rien, j'essaye juste d'comprendre c'qui s'passe.
-Ce n'est pas à toi que je parlais.
-Parce que. Et je ne me vois pas dans le miroir, répond le chaperon rouge.
-Allons bon ! Et à qui alors ? demande Herta.
Prise entre deux feux, je tempère :
-Pas toutes les deux à la fois, je vais m'y perdre !
Me tournant vers le chaperon rouge, je reprends :
-Pourquoi est-ce que je n'aurai pas dû parler de toi à Herta ? Et en quoi le fait que tu ne te vois pas dans le... « miroir » soit gênant, vu que j'ai l'air d'être la seule à te voir ?
Je suppose que le miroir est l'objet troublant devant lequel elle se trouve. Pendant qu'Herta pouffe de dépit, le chaperon rouge se tourne vers moi :
-Tant pis pour Herta, ce qui est fait est fait. Et sinon, d'une, j'aurais dû me voir dans ce miroir, puisque je m'y suis déjà vu, de deux, tu n'es pas la seule à me voir, puisque Timmy et... je ne sais comment il ou elle s'appelle, me voient. Et se reflètent, eux, dans le miroir.
Je la regarde, perplexe, et m'avance vers l'objet. Évidemment, je ne vois rien d'autre que mon image.
-Je ne vois que moi, rétorque-je au chaperon rouge. Me tournant vers ma compagne, je lui demande de venir. Une image d'elle-même apparaît sur la surface. Herta et son image sursautent. Je la rassure :
-Je ne sais pas ce qu'est ce « miroir », mais il réfléchit une image de nous-même.
Puis, me tournant vers le chaperon rouge :
-Je me vois avec Herta, mais c'est tout. Pas de chaperon rouge, ni de Timmy et je ne sais quoi d'autre. D'ailleurs, qui sont-ils ?
Le chaperon rouge me regarde dans les yeux, une expression inquiète au visage :
-Une tasse et une théière qui me parlent...
Je ne peux que répéter, sidérée :
-Une tasse et une théière qui te parle ?!?
Herta, happée par son image, reprend ses esprits en entendant cela :
-Bon, j'crois qu'c'est trop confus, là. Si on r'prenait tout d'puis l'début ?
Je me tourne vers elle, indécise :
-C'est à dire ?
-Bah, entre l'prince transformé en crapaud et l'chap'ron rouge que j'vois pas, et qui voirrait même des trucs qu'tu vois pas d'après c'que j'comprends, ça fait beaucoup. J'veux bien qu'on ai vécu des trucs bizarres d'puis l'début d'la nuit, mais quand même. Et j'me dis qu'bon, à part ça, y a p't'êt' d'aut' choses qu'il faut qu'j'sache. Alors, avant d'm'dire qu'j'te crois ou pas, j'préfère qu'on récapitule. Pasqu'là, tu m'dirais qu't'entends des voix dans ta tête qu'ça m'semblerait du pareil au même.
Je rougis instantanément.
-Attend... m'dis pas que...
Bon, ça, c'est fait.
En même temps, vu comment tu as rougis au quart de tour !
Tu, tu, tu... toujours « tu ». Pourquoi est-ce que ça ne serait pas de ta faute à toi aussi ?
Bon, enchaîne, pour faire diversion.
-On commence quand ? Depuis les adultes qui mettent du sang d'agneau sur les portes et les ustensiles en argent près des portes et fenêtres, ou depuis que je suis sortie de chez Grand-Mère ?
-Depuis qu't'es sortie d'chez ta grand-mère, le reste, j'connais.
-Mais on est d'accord que le sang d'agneau et les objets en argent, ce n'était pas... normal ?
-Ouai, j'suis d'accord.
Je tente de faire un point rapide, puis me lance.
-Je ne sais pas pourquoi, mais malgré les ordres de Grand-Mère et l'atmosphère pesante, j'ai été comme aspirée, aimantée par l'extérieur sombre et menaçant. Je me suis faufilée dehors, sans savoir quoi faire. C'est alors que je suis tombée sur Michon. Lui aussi ne savait pas ce qu'il faisait dehors.
-Comme moi, quand j'suis sortie d'chez Anselme...
Un doute s'invite dans mon esprit.
-Anselme ? Je croyais que tu étais chez Igor ?
-J'sais bien par qui j'm'suis fait prendre ce soir, quand même !
Intriguée, je préfère laisser tomber.
-Bon, Anselme alors. Donc on entend un bruit, un hurlement et un sifflement, on court vers la fontaine et tu nous rattrapes. On a pas le temps de se dire quoi que tu nous gueules d'aller nous cacher dans la grange des Gretels.
Je vois son visage pâlir.
-Là, on attend tandis qu'une chose rôde autour et se met à aspirer de l'air. Elle souffle, elle expire, tout se mets en branle dans la grange, tout menace de s'effondrer, tout s'effondre, je suis seule, seule, elle me voit, elle veut...
Je débite un flot de mot à un rythme effréné, frissonnante. Herta pose sa main sur mon épaule :
-Hé, calme toi, bordel !
Je reconnecte à la réalité.
-Ou... oui, excuse moi. Où est-ce que j'en étais... Ah oui. On se retrouve entraîné dans un long tunnel noir et on atterrit dans une maison en pain d'épice, avec une vieille femme, qui s'avère être une sorcière, qui nous accueille et veut nous faire manger du gâteau. Une grand rose trône dans un bocal sur la table. A priori, pendant que je n'étais pas là, elle vous a expliqué l'histoire du prince maudit associé à la rose.
-Euh... ben si qu't'étais là avec nous quand elle nous a expliqué ! Et même qu'elle m'l'a donné après !
-Croââââ ?
-Tu es sûre ? J'étais là ? Et tu n'as pas volé la rose en partant ?
-Ben ouai !
Bizarre. Je reprends tout de même :
-Bon. Je n'ai pas confiance en elle, et je tente une diversion en demandant d'aller me laver les mains. En visitant la maison, je tombe sur la chèvre de M. Seguin en train de cuire vivante et sur le garde-manger de gâteaux de la vieille femme ! Je libère la chèvre et, à deux, nous arrivons à tuer, enfin, à faire fondre, la sorcière. La chèvre y laisse la vie en explosant sous un sortilège, une sorte d'éclair vert, de la sorcière. C'est là où vous me retrouvez évanouie au pied d'un truc fondu au sol et de morceaux de chèvre. Je vous raconte l'histoire, vous ne me croyez pas, jusqu'à ce que je vous montre le garde-manger. Après avoir visité la maison, et vu que la forme fondue a l'air de se reconstituer, on choisit de partir explorer la forêt avec des bouts de gâteau luminescent plutôt que les quatre tunnels sombres.
-Deux tunnels.
Encore ?!?
-Quatre.
-Deux !
-C'est moi qui conte. Quatre. On se retrouve au beau milieu de la forêt avec un beau chemin phosphorescent qui nous guide, et guide à nous. Une brume tombe, on est séparé. Je tombe nez-à-nez avec Poucet, qui veut...
-Quoi, Poucet ? Tu veux dire, le p'tit Poucet qu'a disparu d'puis trois plombes ?
-Oui, lui. Enfin, ce qu'il est devenu, vu qu'il cherche à me tuer. Ou me manger, je n'arrive pas à savoir. Quoiqu'il en soit, il n'était plus vraiment humain. C'est d'ailleurs dans un de ces pièges que tu es tombée et d'où Michon t'a délivrée.
-Dingue, ça.
-Oui. Et arrêt de me couper la parole. Au bout de la course-poursuite avec Poucet, on arrive à un petit lac avec une cascade. Je ne comprends pas pourquoi, mais alors que je suis à sa merci, Poucet, enfin ce qu'il est devenu, prend peur et s'enfuit. Et, en me tournant...
Je m'arrête. Herta me regarde en fronçant les sourcils :
-Faut qu'tu m'dises tout.
-Oui, mais...
-Dis. J'décid'rais après si j'te crois ou pas.
Je respire un grand coup et me lance :
-Je vois une forme humaine sortir de l'eau et me demander de la rejoindre et de quitter la forêt hantée.
Je vois le chaperon rouge frémir.
-Elle parlait directement dans ma tête. Je suis confuse, je veux vous rejoindre, mais elle me dit que vous allez venir ici. C'est quand elle m'a dit que venant à elle, je rejoindrais également Grand-Père, Père et Mère que ma peur a pris le dessus et que je suis revenu en arrière.
Herta, connaissant ma situation familiale, m'envoie un regard compatissant.
-C'est à ce moment là que les voix dans ma tête sont apparues. Pas celle de la forme humaine aquatique. Des voix internes, personnelles. Comme si plusieurs Eden discutaient intérieurement.
Tu n'aurais pas dû en parler.
Et après ?
-Alors que je suis perdue, que j'ai peur et que je vois des choses bouger sans les entendre, tu m'appelles et je vous rejoins alors que Michon est mal en point.
-C'est toi qui nous a trouvé !
-Quoi ? Mais qu'est ce qu'il se passe dans la trame de l'histoire ?
Le chaperon rouge frissonne et murmure :
-Et si c'était ça le problème ?
Je regarde la capuche rouge toujours tournée vers le miroir. Herta me demande de continuer.
-Michon a mal et hurle. Tu l'assommes avec le couteau et veux l'abandonner, je ne veux pas. Et en trébuchant sur Michon, je me rends compte qu'il a un truc dans le ventre. Et ce... truc, c'est...
Je frissonne.
-C'est une sorte de petit bonhomme de pain d'épice qui est en train de le ronger de l'intérieur. Et on s'en rend compte après lui avoir fait exploser le ventre.
Je pâlis.
-Après que J'ai fait exploser son ventre. Et on se rend compte que tu dois avoir la même chose qui pousse dans ton ventre. Tu déchiquettes le petit bonhomme. Et c'est là que je l'ai vu sortir des buissons.
Je pointe mon bras dans la direction du chaperon rouge. Herta regarde dans la direction indiquée, mais j'imagine qu'elle ne voit rien.
-Quand elle est arrivée, elle semblait dégager une intelligence, une confiance et une malice infinies. Pas comme à présent.
-Je te remercie, bredouille ironiquement le chaperon rouge, toujours absorbée par le miroir.
Herta, voyant que je m'étais détournée d'elle, demande :
-Elle vient d'parler ?
-Oui, mais rien d'important. Une remarque ironique sur ma dernière phrase.
-Tu m'étonnes ! sourit Herta.
-Comme tu ne la vois pas, imagine-toi moi, mais avec un visage plus creusé par de quelconques épreuves. Jusqu'à présent, elle a toujours su anticiper les choses, me guider et me réconforter. C'est elle qui m'a demandé d'enlever un pétale de la rose,...
-Croââââ ?
-...qui m'a poussé à essayer de t'enlever ce qui poussait dans ton ventre. Qui m'a dit de te redonner la rose, comme si elle savait pour la Bête. Qui m'a prévenue quand la Bête allait arriver. Les deux fois. Qui m'a également demandé de te faire tester des choses avant moi, aussi...
Le chaperon rouge souffle.
Et voilà, tu t'es sûrement mise tout le monde à dos, maintenant.
Et après ?
Herta me transperce de ses yeux inquisiteurs.
-Le fuseau de fileuse que tu vois là, réponds-je en indiquant l'objet en question. Je voulais absolument le toucher. Elle m'a dit de faire attention, que ça pouvait être dangereux, et qu'il valait mieux te faire essayer avant.
-J'sais pas si tout c'que tu racontes est vrai ou non, mais elle semble bien t'nir à toi alors ! Et c'est vrai qu'on a envie d'le toucher, ce fuseau.
Herta s'approche doucement de l'objet, mi-craintive, mi-intriguée.
-Attend, Herta. Je ne sais pas qui elle est, ou ce qu'elle est, mais j'ai envie d'avoir confiance en ce chaperon rouge...
-Merci, répond cette dernière en échos.
-... donc si elle a dit de faire attention, je le ferais, à ta place.
-Bon, t'as pas fini toute l'histoire, mais j'en ai marre, et j'me dis qu'avec c'que tu m'dis du chaperon rouge, elle sait prévoir, anticiper, et est maline. Pourquoi qu'tu lui d'mand'rais pas c'qu'on fait maint'nant ?
-Croââââ !
-Je n'ai pas besoin de lui demander : soit on explore le château pour savoir s'il est sûr...
Les bruits de pas de tout à l'heure et leurs sources inconnues me sautent à l'esprit.
-... et on termine la nuit ici, soit on tente de revenir dès maintenant à Thiercelieux.
-Tu vois, ma belle Eden, j'en ai marre de c'te nuit étrange et de tout c'qui nous arrive, j'ai envie d'rentrer chez moi et r'trouver ma p'tite famille. Mais...
Elle m'invite à la suivre jusqu'au couloir avec ouverture sur l'extérieur, et reprend, balayant le panorama de son bras :
-Par où est-ce qu'on va ?
Le château étant construit sur un promontoire rocheux, il dépasse de quelques dizaines de mètres le terrain environnant. Et le rebord sur lequel nos coudes sont posés se trouvant au moins au premier étage, la vue est vaste et étendue. Et s'ouvre sur une immense forêt s'étendant au delà de la clairière entourant le château. Seules quelques taches sombres, au loin, laissent deviner des cassures topographiques, peut-être quelques petits sommets. Au-delà de la fine brume rougeâtre qui baigne la cime de la forêt, aucune lumière, rien qui ne puisse nous donner une quelconque direction à prendre pour rejoindre notre village. Légèrement dépitée, je suis obligée de reconnaître :
-Je n'en sais rien.
-Surtout qu'avec l'tunnel d'la sorcière et la balade d'la Bête, on a p't'être parcouru pas mal de distance !
Quelque chose m'interpelle dans ce que vient de dire Herta, mais je n'arrive pas à mettre le doigt dessus. J'essaye d'y réfléchir de manière plus intense quand une voix me fais sursauter :
-Si vous souhaitez retourner d'où vous venez, écoutez !
Je me tourne et aperçois le chaperon rouge dans mon dos, la capuche abaissée ne laissant apparaître que le bas de son visage. Herta se tourne vers moi en rigolant :
-J'vais vraiment finir par croire qu'tu vois et qu't'entends des trucs !
-Elle me dit d'écouter si on veut revenir chez nous,
Nous nous retournons vers l'extérieur et scrutons. Au moment où un petit nuage cache complètement la lune rouge, un long hurlement sauvage retentit au loin. Le même que celui entendu à Thiercelieux !
Nous frissonnons toutes les deux en même temps. J'entends Herta renifler, mais elle semble confiante :
-T'es d'accord avec moi pour dire qu'ça vient d'Thiercelieux ?
-C'est le même hurlement sauvage, c'est sûr. Après, peut-être que ce qui l'émet a bougé depuis le temps !
-Pt'êt' bien, mais c'est toujours mieux qu'rien !
-C'est sûr.
-On l'a, not' direction !
Je tourne la tête vers l'intérieur de la pièce. Le chaperon rouge semble avoir disparu. Je reviens poser mon regard vers la provenance du hurlement qui s'arrête quand la lune rouge réapparaît :
-Ça avait l'air de venir de loin, quand même.
Herta soupire :
-C'est sûr. Ça en fait, d'la forêt à traverser !
Encore cette impression que je rate quelque chose. Le crapaud, que j'avais oublié depuis le temps, saute de mon épaule dans un long croassement horrible. Il atterrit tant bien que mal sur le sol, se trémousse et sautille tout droit. Je lève la tête dans l'axe de son déplacement, et mes yeux accrochent la paire de bottes que j'avais déjà aperçue. Bien sûr !
Le crapaud s'arrête au droit des bottes, se tourne de notre côté et se met à croasser de manière continue. Herta se retourne enfin :
-Qu'est-ce que...
-La paire de bottes. Il me semble que la Bête les portait quand elle nous a enlevé, dans la forêt.
Le crapaud se met à sautiller trois fois, comme pour confirmer. Nous nous rapprochons.
-Et alors ? ronchonne Herta.
-Vu qu'elles se trouvent ici, la Bête ne les portait pas lorsqu'elle se trouvait dans la pièce voisine et qu'elle t'a... enfin voilà, quoi.
-Oui, on voyait ses sabots, elle était pieds nus.
-Et elle semblait se déplacer normalement, compte tenu de son gabarit.
-Ouai.
-Pas comme auparavant, dans la forêt. Là, on aurait dit qu'elle se déplaçait plus vite de le vent. Qu'elle était le vent. Et ce, malgré sa taille.
-Ouai, et alors ?
-Tu as déjà vu un bœuf courir plus vite qu'un cerf ? Il est plus gros, plus lourd, donc il va moins vite. Note Bête, c'était un bon gros bœuf.
-J'te l'fais pas dire, ricane Herta.
-Donc il ne pouvait pas aller aussi vite normalement.
-Normal'ment, normal'ment... Tu crois qu'il était normal ?
-Croââââ !
-Oui, bon, il sortait un peu de l'ordinaire. Mais je ne pense pas qu'il pouvait courir aussi vite normalement. Pour moi, ce sont ces bottes qui lui ont permis d'aller aussi vite.
Le crapaud sautille trois fois. Je considère qu'il valide mon propos.
-Et donc, tu t'dis qu'avec ces bottes, on r'joindrait Thiercelieux vachm'ent vite, malgré la distance ?
-Pourquoi pas ? On n'est plus à ça près !
Herta na répond pas. J'ai l'impression qu'elle pèse le pour et le contre.
-Elle n'a qu'à essayer !
Je sursaute et me retourne. Le chaperon rouge sort du couloir de droite.
-Encore ton aut' toi-même ? ricane Herta.
-Oui, réponds-je.
-Elle a dit qu'c'était dang'reux et qu'fallait qu'j'teste d'abord ?
-Non, elle n'a rien dit, à part que tu n'avais qu'à essayer pour savoir si ça fonctionnait ou non.
Herta ne se fait pas prier. Elle enlève ses chaussures, enfile une botte, puis l'autre. Elle lâche un petit cri strident quand les bottes rétrécissent pour s'adapter parfaitement à la morphologie de ses pieds larges.
-C'est quoi c'te magie ?!?
-Tant mieux si ça s'adapte au porteur. Maintenant... comment fait-on ?
Herta me regarde mi-intriguée, mi-sourire aux lèvres :
-C't'à dire ?
-Si les bottes font se déplacer vite, c'est pas sûr qu'elles augmentent la force du porteur. Même si tu es plus forte que moi, je ne suis pas sûre que tu ne puisses me soulever longtemps. Et il n'y a qu'une seule paire de bottes. Comment fera-t-on quand tu seras arrivée à Thiercelieux ? Il faudrait que tu reviennes ici pour me rapporter les bottes. A deux avec une seule paire, on est bloquée. Il n'y a qu'une seule de nous deux qui peut faire le voyage...
-Tu t'rappelles de c'qu'j'avais dit à propos d'Michon, tout à l'heure. J'le gardais tant qu'il avait un intérêt. Et quand il en a plus eu... au revoir le Michon. J'ai peur, ma belle, qu'j'applique c'raisonn'ment avec toi maint'nant.
Je la regarde, ébahie. Elle reprend, en souriant méchamment :
-J'ai les bottes, j'ai la direction, j'ai plus qu'à rentrer ! Ahahahahaha !
-M... mais... tu n'oserais pas...
-Et comment ?!?
Je me précipite, mais elle bondit pour m'esquiver. Son saut, équipé des bottes, est bien trop puissant compte tenu de l’exiguïté de la pièce, et son crâne vient s'écraser contre le plafond. Elle retombe, inerte. Le chaperon rouge s'approche du corps d'Herta, et me glisse :
-Vu la forme de son crâne, je pense que c'en est fini d'Herta la sceptique.
Je reste immobile, sidérée par ce qu'il vient de se passer en quelques secondes. Une voix doctorale me sort alors de ma torpeur :
-Hum... si je peux me permettre...
Je me retourne brusquement, pour apercevoir sept hommes de toute petite taille mais aux traits disproportionnés, tous vêtus d'un manteau jaune et d'un long bonnet en tissu, les joues bouffies, les yeux bridés, de longs et fins sourcils et moustaches tombant de part et d'autre du visage, un collier de barbe remontant jusqu'aux tempes.