Dès l’instant où je prononce ma phrase, je me sens stupide. Est-ce qu’il peut ?
— Est-ce que vous pouvez ?
Il sourit, ce qui est assez difficile à interpréter chez lui.
— Oui, même ça, je peux. Et je suis content de ton choix. Votre espèce est devenue si matérialiste. Mais je digresse, reprenons !
Le rocking-chair se penche en avant, et au moment où elle commence son balancier pour s’apprêter à partir en arrière, Monsieur Sourire se redresse d’un mouvement fluide et trop rapide. L’irréalité de son déplacement me fait sursauter dans mon lit, depuis l’autre bout de la pièce.
— Tu sais, les histoires de génie et de leurs trois souhaits sont légèrement inspirées de la vérité. Il y a quelques milliers d’années, une personne chanceuse comme toi a dû faire un souhait, et a rapporté son expérience, qui a été racontée, détournée, modifiée, de nombreuse fois jusqu’à laisser des traces dans vos mythes.
Trop préoccupé par ma demande, je me rends compte que je n’ai pas débarrassé mes affaires de la journée. Elles sont entreposées en tas sur le siège, bizarrement immobile. Ces détails ne semblent pas avoir dérangé mon invité, mais ça ne m’empêche pas d’avoir honte. Il s’avance d’un gigantesque pas, et traverse la moitié de la pièce.
— Il ne s’agit pas de trois souhaits, mais de trois offrandes pour recevoir un souhait.
Il me dévore du regard à l’annonce de cette phrase.
— Je ne suis pas sûr d’avoir envie de contracter une dette… bredouillai-je.
— Oh, ce n’est en rien une dette ! J’exige le paiement par avance. Mais ne t’inquiètes pas comme ça, tu verras que ce n’est trois fois rien. Si je peux me permettre l’expression.
Ses dents se dévoilent, et un grésillement en sort. Bien que cette expression soit plus proche du sourire, je me demande s’il s’agit de son rire.
— Qu’est-ce que vous attendez de moi ?
— Dans un premier temps, je pense que tu l’auras déjà deviné.
Je réfléchis, mais rien ne parait logique, contrairement à ce que Monsieur Sourire semble dire. Avec une nonchalance feinte, il fait un deuxième pas et se retrouve sur le bord de mon lit, face à moi. Il me surplombe, à la fois majestueux et dérangeant.
— Un indice : tu es déjà passé de l’ombre à la lumière, par trois fois.
Sa phrase sonne complètement dénuée de sens à mon esprit. Lui s’en amuse, ou semble s’en amuser.
— Ton sommeil !
— Quoi ?
— Ton sommeil, c’est évident. Cela fait d’ailleurs déjà trois nuits que tu me l’offres.
Je questionne alors pour la première fois mes derniers rêves exubérants.
— En deuxième offrande, qui n’en ait pas vraiment une, pour ressusciter ton père, j’aurai besoin d’un morceau de chacun de ses enfants.
Je pense à ma petite sœur endormie paisiblement dans la chambre voisine, et je déglutis d’appréhension. Un frisson ronge mon échine. Je suis persuadé au fond de moi que ma rencontre avec monsieur Sourire ne va m’apporter que du bien, et pourtant, mon cerveau primaire ne veut pas qu’il s’approche d’elle. Comme si je cherchais à la protéger. Mes émotions sont si contradictoires, j’ai du mal à démêler le vrai du faux.
— Il est hors de question que je fasse quoi que ce soit à ma sœur !!
Sa tête se secoue de droite à gauche, et me rappelle à quel point son sourire est interminable.
— Ne soit pas stupide ! Un fragment, c’est tout ou n’importe quoi : un cheveu ou un ongle fera très bien l’affaire !
Sans que je la contrôle, ma crainte s’échappa de ma bouche :
— Je ne veux pas que vous approchiez de ma sœur !
Et pour la première fois, son expression me semble menaçante, comme si le charme qu’il opérait en moi venait de se fissurer. Dans ses yeux, c’est clairement la colère qui transparait. Mais il en prend rapidement conscience. Se téléportant de sa marche irréelle à l’autre bout de la pièce, il se rassoit pour se calmer.
Les secondes défilent. C’est la première fois que j’ai l’impression de vraiment l’avoir affecté, et aussi, je n’arrive pas à ignorer la peur sous-jacente que je ressens. Monsieur sourire se laisse le temps nécessaire, avant de reprendre calmement :
— Parce que tu n’as pas envie que je lui offre de réaliser son plus grand souhait ?
Je sais que ma réflexion ressemble à un non-sens, mais je ne parviens pas à mettre un mot sur mes émotions. Ceux sont mes instincts qui me dictent. Avec de larges mouvements de main, l’homme en costume couleur olive poursuit ses explications :
— Quel égoïsme dont tu fais preuve ! Je ne lui propose rien, mais que tu souhaites déjà l’en priver… Je t’avoue être déçu de toi.
Je conserve le silence, pour mieux entendre mon cœur qui résonne à mes oreilles.
— Je pensais que ça serait facile pour toi, de réaliser tout ça, mais maintenant j’en doute. Parce que la troisième chose que je demande sert à prouver la valeur de tes émotions.
Piqué de curiosité, le charme se reconstruit un peu :
— C’est-à-dire ?
— J’ai besoin de l’odeur qui fait battre ton cœur. Si tu es capable d’éprouver de l’empathie envers quelqu’un d’autre que ta personne, bien entendu.
Sur cette dernière phrase, le silence s’abattit. Monsieur sourire me regardait, sans sourire, mais les lèvres toujours étirées ; les dents toujours acérées. Et moi, je me blottis dans mes draps, jusqu’à attendre que le sommeil m’emporte. L’implorant de venir me chercher au plus vite, qu’il me porte à mes songes.
Cette nuit-là, mes rêves aux richesses pharaoniques prirent la teinte de rose du parfum de Sophie.