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Je découvre tout juste le site donc j'espère ne pas avoir fait de bêtises en postant dans deux histoires différentes.
En tout cas, j'espère que vous apprécierez ma chute et que vous ne serez pas déçus par rapport à ce que vous aviez en tête.
— Oh mon Dieu, mon chéri, tu es tout pâle ! Qu’est-ce qui s’est passé ?!
Dans le petit café, un silence de mort s’abat lorsque toutes les têtes se tournent vers Henri, à peine troublé par son bâton de marche qui manque le bord de la table et retombe sur le sol dans un claquement. Tout le monde a vu le vieux sortir en compagnie d’un inconnu. À peine étaient-ils dehors que la serveuse avait hoché la tête, le regard grave. Ici, personne n’ignore la cause de ces visites récurrentes. Toujours des hommes. Plus ou moins jeunes, plus ou moins vieux. Venus de toute la France, voire même d’autres pays.
Hagard, Henri titube jusqu’au comptoir imposant, son visage hâve se reflète dans le zinc usé. La main tremblante, il sort son mouchoir à carreaux de sa poche et essuie les traces de sang encore tiède. Il a à peine fini qu’une tasse dénuée de soucoupe apparaît devant lui. Moitié de café, moitié de whisky. C’est ce que Annabelle sert forcément après chaque rencontre. Ça calme les tremblements et réchauffe le corps, qu’elle dit. Pour l’âme et le cœur en revanche, le curé est décédé depuis une dizaine d’années maintenant, mais le confessionnal est toujours là. Certain s’y enferme parfois, pour pleurer ou pour hurler. Avec pour seuls témoins, la cire figée de bougies consumées depuis bien longtemps.
Henri avale le remontant d’une traite, claque la tasse sur le zinc. Déjà abîmée, celle-ci se fendille sur toute sa largeur. Tête rejetée en arrière, le vieux semble peiner à déglutir, esquisse finalement un grognement qui ressemble presque à un gémissement. Dans son dos, l’établissement s’est rempli. Si tout Verdolle pouvait s’y loger, tout Verdolle serait là. Mais ce n’est pas le cas, alors les volontaires se rendent là à chaque fois, écoutent des nouvelles qui n’en sont plus vraiment, puis colportent le tout de porte en porte.
Assise à côté de son mari, Catherine le surveille comme le lait sur le feu. Lorsque Annabelle va pour lui resservir un café assaisonné, elle lui adresse un discret signe de la main. Moins d’alcool. Sinon, le foie de Henri va le lâcher. Pauvre vieux. Pourquoi est-ce toujours lui qui se dévoue à cette tâche ingrate ?
— Je lui ai dit que… qu’elle avait découvert un truc qu’elle aurait pas dû… j’ai tout fait pour être froid avec lui… j’ai même ouvert suffisamment ma veste pour qu’il puisse voir mon couteau et se méfier… mais non. Ils se méfient jamais. Ils avancent toujours jusqu’au bout…
— C’est pas ta faute, ils vont toujours jusqu’au bout. Tu sais bien qu’y’en a aucun qui s’est arrêté pour s’en aller. C’est cette…
La voix de Catherine meurt dans un souffle lourd, résigné. Avec douceur, elle enlace son conjoint. De grosses larmes dévalent déjà les joues fripées du bonhomme. Il avait fait la guerre, qu’il disait, il avait vu son lot d’horreurs, alors il était le plus apte du village pour s’en occuper. Personne ne le conteste, mais tout le monde voudrait alléger un peu son fardeau. Juste un peu.
— La prochaine fois, je m’en occupe. Sûr de sûr !
Aussitôt, tous les regards convergent vers Gabriel, le fils de l’épicier. Un gamin d’à peine vingt ans et toujours accablé par son acné juvénile. Il fait plus jeune que son âge. C’est sûrement pour ça que personne ne le laisse jamais y aller.
— On verra gamin, on verra. Attends déjà qu’il y ait une prochaine fois, on sait jamais hein…
Le vieux se veut rassurant, mais il esquisse à peine un pâle sourire que, soudain, une lueur orangée se propage dans la vaste pièce. Telle un feu follet, elle court sur le zinc, volette, tournoie. Le spectacle est superbe. En tout cas pourrait-il l’être. Bientôt, la flamme cesse sa sarabande, se mue en une jeune femme. Brune, la peau laiteuse et tavelée d’étincelles, les yeux d’un vert profond. Image parfaite d’une fée ou d’une princesse de conte. Jusqu’à ce que ses lèvres charnues se relèvent en une moue charmante et dévoile une langue longue, noire et bifide. Assise sur le comptoir, tout près d’Henri, elle se penche sur lui et caresse ses rares cheveux blancs.
Si Dieu existe, songe le vieux, alors il doit s’estomaquer qu’une telle créature de l’enfer ose se nommer ‘’Claire’’. Comme dans un affront. Comme dans une insulte.
— Créature ? Voilà qui n’est pas très gentil, mon cher Henri. Après tout, dois-je te rappeler ce qui vient de se passer ? Dois-je te rappeler que c’est toi qui a poignardé ce pauvre homme ?
Mu par un courage inepte, le vieux se recule, relève le regard et le plonge dans celui de la Belle. Perdu entre l’envie de lui vider les entrailles et celle de la prendre dans ses bras. Claire sourit, dévoilant des dents de nacre. Elle sait ce qu’il vient de penser. Elle sait toujours. C’est comme ça qu’elle attire ses proies à elle : en s’immisçant dans leurs esprits jusqu’à les hanter avec les images tragiques qu’elle y imprime comme au fer rouge. Quelque part, Henri plaint ces malheureux, incapables de s’échapper à ces rêves qui toujours virent à l’obsession.
— Si je l’avais pas tué moi-même, tu l’aurais… vivant…
— Dévorer. Le mot que tu n’oses pas prononcer, cher Henri, c’est ‘’dévorer’’. Mais s’ils te plaisent davantage, tu peux aussi dire ‘’manger’’, ‘’bouffer’’, ‘’déguster’’ ou encore…
— Stop ! Claire s’il-te-plaît, stop. Je t’en prie.
Aussitôt, des mots résonnent dans le bar, comme en fols échos :
‘’Stop’’
‘’Pitié’’
‘’Arrête ça’’
‘’Je t’en prie’’
‘’S’il-te-plaît’’
En tendant l’oreille, Henri constate que ‘’pitié’’ est le mot qui revient le plus, comme une litanie de désespoir. Un mot prononcé avec fatigue ou avec ferveur, cracher comme une hostie putréfiée ou murmurée du bout de lèvres gercées d’avoir trop suppliées. Tous ici sont à bout.
La Belle les laisse faire, elle les écoute sans rien dire.
Et puis, elle se penche et referme ses bras autour des épaules du vieillard qui s’est crispé sous l’étreinte. Une étreinte qui dure, dure, dure…
Lorsqu’elle Claire se rassoit normalement, elle lui adresse un regard désolé, paillette d’humanité qui disparaît en une fraction de seconde, pour ne plus laisser derrière elle qu’une langue de serpent qui darde d’entre ses lèvres et accompagne ses paroles d’une venimeuse cascade de ‘’ssssssss’’.
— Leurs os contre mes os. Leur chair contre ma chair. C’est le pacte que j’ai signé avec le Diable, n’oublie jamais. Tant que le contrat ne sera pas honoré, Verdolle restera coincée ici, avec moi.
Cette fois-ci, sa voix n’est pas moqueuse. Le ton est factuel. Petit à petit, son corps rougeoie puis disparaît pour laisser derrière lui une image rémanente. Blessé au plus profond de lui, Henri à juste le temps de poser son regard sur ces deux jambes fines qui luisent d’un noir curieusement lumineux. Presque sonore tant il est obsédant.
Qu’avait-il dit déjà, ce jour-là ?
‘’Maudis-moi ! Voue-moi au diable et à tous ces démons !’’
Oui, il avait voulu que Claire le haïsse. Parce qu’il lui avait volé ses jambes lors de l’accident. Claire, sa petite-fille. Charmante danseuse qu’il avait été chercher en voiture après son cours. Le tout avait aussi pris des allures de rêves à force de le hanter. La pluie battante, la biche, l’arbre. Le fracas de la voiture, les hurlements de l’adolescente. Puis les mots du chirurgien, à l’hôpital. Paralysie. Handicap. Résilience. Claire n’avait même pas pleuré, elle s’était muré dans un chagrin silencieux.
Oui, Henri avait souhaité qu’elle le haïsse pour mieux accepter son état, mais qui aurait pu deviner qu’elle irait jusqu’à sceller cet horrible pacte sous le coup du désespoir ?
Un kilogramme de leur chair à eux, contre un gramme de chair pour elle.
Idem pour les os. Les nerfs. Et tout ce qui pouvait exister dans le corps humain.
Depuis toutes ces années, personne n’avait osé calculer combien de victimes seraient nécessaires avant que tout le village soit enfin libéré.