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« … Rosalie a dix ans. Elle est décrite par ses parents comme une enfant hyperactive […]. Le 10 novembre dernier, elle s’est tue du jour au lendemain […]. Le corps enseignant aurait paru surpris lorsque sa mère avait demandé un rendez-vous. […]. Par la suite, ses parents ont relevé d’autres changements dans le comportement de la fillette. […] Habituellement rétive à faire ses devoirs, elle s’est soudainement mise à amasser une quantité de livres, en version papier et numérique, dénichés dans la maison et sur Internet (Le journal d’Anne Franck ; Le petit prince d'Antoine de Saint-Exupéry ; Lolita de Vladimir Nabokov ; Sa Majesté des mouches de William Golding ; L’enfant et la rivière d'Henri Bosco ; Candide de Voltaire ; Orgueil et préjugé de Jane Austen ; La Vague de Todd Strasser et plusieurs dictionnaires) […]. Vol de produits de beauté de sa mère […]. Attitude ambiguë envers sa mère, qualifiée par celle-ci de « tentative d’attouchement » […]. Prend la fuite à l’arrivée du père […]. Nous avions d’abord envisagé que l’enfant soit possédée pour une entité démoniaque de type parasite ou esprit […]. Toutefois nous en sommes arrivés à la conclusion que le mal qui affecte cette famille n’est pas du ressort de notre section. »
— Alors t’en penses quoi ? demanda Harry.
— Que je ne comprends pas pourquoi on nous envoie, nous, et pas quelqu’un de la section monstre.
— Parce qu’il faut d’abord vérifier que le corps de la petite soit bien démoniaque.
— Mais elle n’est pas possédée.
— Alice…
La possession impliquait qu’une entité vole le corps d’une personne, vivante ou morte, sans lui laisser la possibilité de manifester sa conscience. Les nécromanciens insufflent une partie de leur âme, ou celle d’un démon avec lequel ils avaient pactisé pour permettre à un corps d’éveiller des résidus archaïques de sa conscience propre.
— J’ai peut-être séché des cours, mais je sais qu’un mort-vivant ne peut pas tenir plusieurs jours.
Ou faire des actions aussi complexes que lire un dictionnaire.
— Ce serait du jamais-vu, admit Harry.
— Tu veux savoir ce que je pense ? Qu’en réalité le département sait très bien que la petite est un démon. Mais comme elle n’a pas l’air ouvertement hostile, ou juste un peu désinhibée, elle plairait à Ches’.
Une goutte de sueur coula le long de ma colonne vertébrale au souvenir de sa confession, « Je préfère les âmes non perdues, celles avec un goût d’espoir. ».
— Tout ça, c’est un coup du vieux.
— Avant de chercher le mal partout, reste concentrée sur la procédure. On ne peut pas prendre le risque d’engager un combat si le corps est humain, même si c’est un cadavre…
— Je sais, je sais.
Surtout si c’était un enfant.
⁂
— Bonjour madame, je suis le docteur Harry Dawson, section nécromancie du D.E.M.O.N. Et voici ma collègue, Alice.
Notre cliente savait exactement pourquoi nous étions ici. Harry allait vérifier que la petite soit, ou non, un cadavre ambulant et moi que ça ne dégénère pas, puisque, contrairement au mien qui n’était que soif de sang et de violence, son démon n’avait aucun pouvoir offensif propre.
Le sort de Rosalie, ou ce qui se faisait passer Rosalie, serait déterminé en moins d’une heure.
Tout ça, je le lisais dans les yeux cernés et les traits tirés de la mère en deuil qui nous faisait face. Supprimer ou neutraliser le démon n’avait maintenant plus d’importance, j’espérais au moins pouvoir lui apporter une réponse quant à la disparition de sa fille.
— Elle… elle est à l’étage, dans sa chambre.
— Rose… Rosalie ? Ma puce, il y a un monsieur qui voudrait te voir.
Lorsque la femme poussa la porte, elle fut repoussée aussi sec.
— C’était à prévoir, soupira Harry dans un sourire contrit. Ça va être à toi de jouer, Alice.
— Pardon ?
— Elle sera moins impressionnée si c’est toi. Elle devrait se sentir plus proche.
Je le toisai avec consternation. J’avais une tête à avoir fait du baby-sitting ?
— D’une, j’ai vingt-quatre ans, pas dix. De deux, on ne sait même pas si Ches’ va…
Je ne peux pas me résoudre à le dire devant sa mère.
— Euh, Rosalie ? essayai-je. Je m’appelle Alice. On aimerait discuter avec toi. Promis, on ne te fera pas de mal.
Au moment où je prononce ces mots, des griffes acérées que moi seule peux sentir empoignent mes épaules, s’insinuent sous mes clavicules, dans ma poitrine, mon cœur, mon âme et mon être profond.
Arrête Ches’.
— Je vous propose de descendre, chuchota Harry à l’oreille de la maîtresse de maison. Rosalie ? Je m’en vais plus loin, mais Alice reste là. On attendra que tu sois prête, mais sache que nous ne partirons pas sans au moins t’avoir vue.
J’étais restée une quinzaine de minutes adossée au mur avant de voir un petit morceau de papier, un bout de feuille à carreaux, glisser sous la porte. Je dus me tordre le cou pour lire le « Vous pouvez entrer » dans une calligraphie pleine de boucles, très raffinée, bien trop pour une enfant.
À vue de nez, Rosalie était une fillette tout ce qu’il y avait de plus ordinaire. Je la trouvais même assez chou avec sa paire de chouchous rose et sa barrette en forme de papillon dans les cheveux.
Mais ce regard.
Son regard.
— Toi, t’as pas dix ans.
Elle secoua la tête de gauche à droite : « non ».
Puis elle souleva les pans de sa robe salopette dans une petite révérence.
— Tu as quel âge ?
Elle se figea. Un souvenir de mes cours sur l’apprivoisement des démons me revint, ça remontait aux cours du tronc commun, mais il me semblait qu’il valait mieux poser des questions fermées à un démon non communiquant.
J’avais presque oublié qu’on pouvait négocier avec eux.
— Tu connais ton âge ?
« Non ».
Ses prunelles tombèrent sur ma jambe gauche, l’attèle qui dépassait de ma basket, puis sur la canne que je tenais de la main droite.
— Ça, c’est à cause d’un démon. Un mauvais démon.
Inutile de préciser que c’était le mien, d’ailleurs je ne voyais pas vraiment pourquoi je me donnais la peine de lui en parler.
— Le genre de démon que tu pourrais devenir si… si tu restes là.
Elle recula d’un pas.
— Tu… tu es morte. Je ne sais pas quand, ni comment, et peut-être que toi non plus. Mais tout pourra s’arrêter, sans qu’il y ait trop de mal, si tu écoutes et…
Je ne voulais pas lui dire « obéir ». Je n’avais aucun doute, ce démon était parfaitement lucide, perdu, et en pleine crise identitaire, mais pas dangereux. Pour la première fois, j’eus l’espoir que je pouvais boucler une affaire qui se finirait autrement que par un bain de sang, autrement qu’en offrant une part de moi à Cheshire.
— Tu as déjà tué des gens ? demandai-je.
Elle resserra ses bras sur elle.
Je levais les miens en signe de paix, lâchant ma canne qui tomba presque en silence sur le tapis molletonné.
— Promis je ne ferai rien. Donc, tu as déjà tué des gens ?
Elle hésita. Ses yeux firent des va et vient entre les miens et mes pieds, puis, presque imperceptiblement, elle secoua la tête de haut en bas : « oui ».
— Moins de dix ?
« Oui ».
— Moins de huit ?
— Moins de cinq ?
— Quatre ?
— Trois ?
— Deux ?
— Un ?
— Ok… euh… est-ce que tu sais où est Rosalie ? La petite fille qui vivait là ?
Les yeux de la fillette s’embuèrent avant de disparaître, le temps qu’elle tourne les talons pour ensuite se rapprocher de moi avec un smartphone. Intérieurement je me disais qu’on ne devrait pas donner ce genre d’engin à des gamins si jeunes, mais je retins mon commentaire ; j’étais qui, moi qui m’étais enchaînée à une machine à tuer à l’âge où on entre normalement au lycée, pour juger de ça ?
La petite me tendit l’écran en se hissant sur la pointe des pieds, comprenant que ma jambe était trop raide pour que je puisse m’abaisser.
« Rosalie s’est encore fait remarquer. »
« Trop bizarre cette fille. »
« En même temps, elle n’arrête pas, aussi. »
« Trop chelou. »
« Elle sait pas se calmer. »
« Rosalie a encore pris un mot. »
« Elle est trop nulle cette fille. »
« Elle est débile. »
« J’ai pas envie d’être avec elle. »
« Elle craint. »
« Le malaise. »
« Elle est vraiment trop nulle. »
« Et moche en plus. »
« Vous avez vu ? Elle est tout le temps toute seule. »
« Genre, elle serait pas là, ça changerait rien. »
« Grave, personne la regretterait. »
« On s’en fout d’elle. »
« T’es nulle. »
« Sans-ami. »
« Cassos’ »
« T’es moche. »
« Tu pues. »
« Tu sers à rien. »
Je me rendis compte que j’avais retenu ma respiration lorsqu’elle me tendit une nouvelle feuille de papier.
« Elle m’a demandé de le faire »
— T’inquiète pas choupette. Ils ne vont pas te faire mal. Tu vas juste dormir et… une personne qui prendra soin de toi te réveillera.
J’avais l’impression d’être une mère qui gavait sa fille de bobard sur le père Noël. Et encore, au moins, ça restait une jolie histoire. En réalité, j’ignorais tout de ce que ressentait un démon une fois scellé ou de ce qui poussait un démon à choisir tel contractant au moment du pacte. Je ne m’étais jamais posée la question, ne m’en étais jamais souciée.
La fillette fit un pas vers moi, bras tendus, quand deux agents de la section monstre l’attrapèrent par le col avant de l’immobiliser.
« Rosalie avait été remplacée par un démon Doppelgänger […] catégorie bêta. […] Les circonstances de la mort de la victime sont encore inconnues […]. Bien que psychologiquement instable, nous pensons pouvoir accompagner ce démon au Département dans sa repentance […]. Le démon ne semble n’avoir aucun souvenir de sa vie passée […]. Elle a seulement exprimé le souhait de choisir son prénom […] Rose-Alice ».
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