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Je la porte solidement dans mes bras. Noée n’est plus qu’un poids mort. Est-elle… Elle doit survivre! Je ne peux pas la perdre elle aussi. Je vole le plus rapidement possible à travers l’espace exiguë des couloirs du complexe. Mes ailes imposantes frôlent les murs à chaque battement, parfois je suis moins consciencieux et elles rappent leurs surfaces. 3 min, 180 secondes et je déboule à toute vitesse au milieu des docteurs de l’infirmerie, ils sont treize en tout dans le hall d'entrée. Le silence tombe autour de nous, un unique bruit résonne dans la pièce : des gouttes tombant au sol. Trois secondes supplémentaires s’écoulent. Je crie donc à ces incapables de faire quelque chose, d’aider mon amie pour qu’elle ne meurt pas! Qu’elle ne meurt pas elle aussi. On me la prend des bras. Je tente de résister en premier lieu puis je les laisse l’amener dans un box pour l’examiner et tenter de la soigner. Une armée de médecins s’active autour d’elle hurlant des noms de médicaments et des procédures incompréhensibles, c’est grave, elle est mal en point. Un autre médecin s’approche de moi avec des compresses. Je recule, il me désigne mes ailes; elles se sont teintées de rouge aux extrémités. Je me suis bien arrangé. Voilà pourquoi je suis toujours en retard : impossible de voler correctement dans ces couloirs étroits, l’angoisse matérialisée par deux murs. Je prends les compresses des mains du médecin et sort de l’infirmerie, hors de question de rester enfermé ici, c’est bien trop petit.
Je chancelle en rejoignant ma chambre, une coulée rouge sang s’étendant sur mon passage laissée par mes ailes meurtries. Je suis épuisé, comme si Noée avait absorbé toute mon énergie. Je manque de m’entraver dans mes propres pieds et Ambroise me rattrape avant que je ne touche le sol. Iel m’aide à me redresser, Jacek est là lui aussi, ils sortent tous deux d’une des bibliothèques, il me regarde avec un air réprobateur, il me soule, comme si j’avais fait exprès de m'entraîner pile devant eux pour qu’on vienne à ma rescousse. Je déteste ça : qu’on s’inquiète pour moi, Juliette me reproche souvent de ne pas montrer mes émotions. Mais je me débrouille très bien seul, je n’ai besoin de personne. Ils me raccompagnent jusqu’à notre alcôve et m'aident à panser mes ailes. OK… j’ai besoin parfois d’aide pour ce genre de chose mais ça s’arrête là! Je rentre enfin dans ma chambre et ferme la porte à clé derrière moi, je veux qu’on me laisse en paix. Je m’écroule sur mon lit, je me mets sur le ventre pour laisser mes ailes s’étendre de chaque côté de ce lit bien trop petit pour mon corps. Le bleu des draps m’apaise. J’ai toujours trouvé étrange que le bleu calme mes nerfs, j’ai lu sur internet que c’était plutôt le vert qui avait cet effet sur les humains. Sur les humains… En soit je suis toujours un humain, bien que je diffère physiquement. En tout cas, je ne me sens pas « oiseaux » non plus… Je regarde l’heure sur mon réveil : 23h08, il faut que je me repose demain sera une journée peu reposante, Les Petits attendent un débrief complet des évènements de la soirée et je sens déjà que ça va leur plaire.
Je me lève du mauvais pied ce matin, tout le monde m'agace. Ambroise et Jacek sont déjà en train de se disputer, dès 6h39, sérieusement! Achille semble inquiet car des ombres dansent autour de lui empêchant l’accès d’au moins un tiers de l’alcôve réservé au garçon. Tröst lui, joue à un jeu vidéo sur la télé, je me demande même s' il s’est couché cet abruti. Bref, hors de question de rester ici plus longtemps. J’enfile ma tenu de sport, un T-Shirt adapter pour laisser passer mes ailes et un bas de survêtement noir. Direction la salle commune, à cette heure il ne devrait pas y avoir grand monde, en général les enfants des jardins restent dans leurs alcôves respectives le matin pour plus d’intimité et de confort. Mais moi j’ai vraiment besoin de m’éloigner de la mienne aujourd’hui. J'ouvre la porte en bois sur une grande salle comprenant tout le nécessaire pour passer le temps entre les entraînements et les nombreux cours qu’on nous oblige à suivre. Une tête blonde se détourne de l’immense télévision au mur et regarde dans ma direction. Elle me fait un large sourire et mon énervement s’apaise. Juliette est trop mimi avec les cheveux ébouriffés, je m’avance et la décoiffe encore plus qu’elle ne l’est déjà. Elle s’indigne tente de me donner un petit coup dans les côtes mais je l’esquive, elle rit et je m’installe à côté d’elle.
« Tu regardes quoi? je demande
- Des vidéos sur Babtune (le YouTube de Babylone).
- Sympa, je regarde le garçon blond aux yeux verts tenter de manger une pizzas aux piments tout en répondant aux questions du journaliste riant face à ses mimiques de douleurs gustatives. J'essaie de garder un masque d’indifférence.
- J’aime beaucoup ce nouveau créateur de contenu : « sam_le_sem » me dit-elle en jugeant ma réaction. Juliette est ma meilleure amie depuis toujours, ce n’est pas simple de lui cacher des choses.
- Je connais pas, mentis-je
- Hum.
- Il fait quoi? À part manger des pizzas trop piquantes? J'enchaine pour dissiper le malèse. Elle émet un petit rire et ajoute :
- Tout un tas de truc, de l’acting, de la danse, du chant, de la musique, des prank, il a un contenu assez diversifié c’est sûrement pour ça qu’il a autant de notoriété.
- Et le fait qu’il est vraiment très beau ça doit aidé aussi, merde j’ai dit ça tout haut, merde! Juliette me regarde d’abord interloquée puis avec une once de pitié, je hais son regard.
- Oui ça c’est sur, » elle murmure cette dernière phrase
Je pose ma tête sur son épaule, j’aimerais tellement lui dire pour moi, lui dire que je suis… non je ne peux pas. Nous restons là l’un près de l’autre encore un quart d’heure en regardant des vidéos. Je me lève et me dirige vers la sortie sans un mot. Juliette ne me demande pas où je vais et c’est très bien comme ça. Il me reste exactement 2h avant le début de mon premier entraînement j’ai le temps d’aller faire mon rapport. Je sors dans les rues de Babylone, les jardins suspendus s'élèvent à ma droite. C’est magnifique, cette coque de fruits pourrie de l'intérieur est une majestueuse prouesse d’architecture. Je déploie mes ailes pour la première fois de la journée, le complexe à des pièces trop étroites pour me le permettre. J’ai enlevé mes pansements mais je sens toujours une douleur à leurs extrémités, je respire et bats des ailes pour m’élever dans les cieux de Babylone au-dessus des caméras de Babel. Il ne peut décemment pas surveiller tous les oiseaux de la ville, quoique avec ce taré on pourrait s'y attendre. Je plonge vers un petit îlot d’habitation où j’ai rendez-vous, je rentre, retrouve le commis des Petits venus récolter mon compte-rendu, lui explique les tenants et les aboutissants des événements d'hier, puis repart en direction des jardins suspendus. Je fais quelque chose de bien, je suis une bonne personne, j’œuvre pour la paix, pour éviter qu’il n’y est plus de blessé , plus de mort… je me répète cette phrase en boucle jusqu’à l'entrée de la salle d’entraînement. Je passe la porte et mets un masque d'impassibilités sur mon visage et entame mon entraînement avec les autres 55. Personne ne doit savoir que j’œuvre pour la liberté.
Il est environ 22h quand je me pose au bord du toit plat du complexe et observe Babylone s’animer en dessous de moi. Un faible vent agite les plumes de mes ailes et me fait frissonner.
“Tu veux ma veste?” La voie provient de derrière mais je ne me détourne pas, je garde toujours les yeux rivé sur l’agitation de Babylone quand il s’assoit à côté de moi, les pieds également dans le vide. Mon aile droite frôle son dos et une douce chaleur m'imprègne, je n’ai plus froid. Je décline gentiment sa proposition, mes ailes ne le permettent pas de toute façon.
“On dirait des petites fourmis” dit-il en désignant les personnes allant et venant à leurs occupations. La ville est animée le jour mais la nuit, Babylone s’illumine littéralement. Il a raison, on dirait des petites fourmis ouvrières qui déambulent sans véritable motivation. des fourmis ouvrières, toutes au service de l’autre psychopathe qui nous sert, qui plus est, de divinité auxiliaire. Comment l'Eternel a-t-il pu bénir un tel monstre?
“ Qu’est-ce que tu fous là Sam?
- J’ai pas le droit de venir rendre visite à un ami?
- Drôle de lieu pour une visite amicale, je tourne la tête vers lui.
- Peut-être… dit-il les yeux dans le vide, mais c’est le seul endroit où tu daigne me parler donc bon, je fais avec.
-Hum..
- Je suis venu voir Paula…
- Elle voulait quoi?
- Vérifier que je ne foire pas, comme d’habitude…
-T’as rien fait foiré, dis-je pour essayer de le rassurer.
- C'était pas loin… heureusement que t'étais là.”
Il me regarde à présent droit dans les yeux. Ses cheveux blonds flottent au gré du vent devant ses yeux verts. Je sens mes ailes se rapprocher de mon corps pour me tenir plus chaud. On reste longtemps tous les deux sur ce toit. On ne parle plus, ce n'est pas nécessaire. On se comprend mutuellement, sans avoir besoin de grand discours. Il reste à mes côtés, Babylone au dessous de nous, et c’est tout ce dont j’ai besoin.
58 minutes plus tard, je quitte le toit, sans un mot pour Sam, il ne m’en veut pas (enfin je crois), il a l’habitude. Je me lève et me laisse tomber dans le vide. Je déploie mes ailes et quelques battements plus tard, je domine de plusieurs mètres le complexe. Mon ascension est rapidement contrainte par le voile . Les habitants de Babylone considèrent ce voile comme une protection, un rideau qui les protège d’une part des conditions atmosphériques liées à notre position et d’autre part de l’avidité et de la gourmandise du monde extérieur mais il n’en est rien. Moi, je sais la véritable nature du voile, c’est une barrière, un dôme recouvrant Babylone. Il est tangible, je ne peux ni le contourner ni passer au travers. C'est tellement frustrant. Nous sommes des oiseaux dans une immense cage d’argent. Cela ne semble pas perturber les habitants de la cité. J’ai du mal à comprendre comment on peut se contenter d’un espace aussi restreint. Mainte fois, j’ai tenté de briser le voile mais je finis inexorablement par faire des tours au-dessus de la ville, comme un poisson rouge tourne dans son bocal, piégé. D'ici, au sommet du monde, dos au dôme, faisant face à la cité, je vois la vérité qui se cache sous la surface d’or et de pierre de Babylone. J’arrive à discerner le sol, le vrai sol, celui de la terre originel : naturel s’opposant à l’artificialité du sol de la cité de Babylone perchée au sommet de la Tour de Babel.