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Je pousse d’une main mollasse les barreaux de la grille d’entrée et traverse la cour en faisant racler mes chaussures de sécu sur le ciment brut. Devant, la face de l’entrepôt à l’air de se foutre de moi avec ses yeux en lampions et les dents d’un sourire en portes. Fait pas jour encore. Cinq heures, l’heure grise, juste avant que l’aube se pointe ; quand tout a l’air encore sali de fatigue, bien immobile comme pour rester un peu plus longtemps dans les draps nocturnes. J’y mets un terme en relevant l’interrupteur. Les néons s’allument un à un, douchant l’espace du magasin de cette lumière trop blanche qu’on retrouve dans tous les hangars, les hôpitaux et les lavomatiques. J’essaye d’imaginer un lien entre les trois. Puis j’abandonne rapidement, me préparant un café dans le bureau. Je m’affale dans le fauteuil en posant mes pieds sur la paperasse comme si j’étais le chef ; c’est pas si tôt qu’on le verrait débarquer de toute façon. J’ai les yeux qui collent et l’odeur du tabac froid au coin des lèvres, sale journée qui commence. Derrière la vitre en plexiglas, je scrute les échafaudages d’acier. Les tuyaux interminables en PVC, les tasseaux traités et ceux non traités, les sacs de plâtres, de gravillons, de gravier, de sable, de ciment… Je regarde les sachets de vis de tous diamètres à côté des visseuses-perceuses, des raboteuses et des taille-haies. Je regarde tout ce bordel bien calé dans le fauteuil, attendant sans me presser que les collègues arrivent.
Je me redresse brusquement en laissant échapper un juron. En haut, la tôle ondulée du toit laisse passer la couleur trop vive d’un soleil bien levé. Je me suis assoupi. Je me redresse pour voir la grosse horloge fixée au mur. Déjà neuf heures ! Je vais pour me lever presto quand je remarque le silence aussi parfait qu’à mon arrivée. Personne. Non seulement on me fait venir pendant les vacances, et en plus je suis le seul con à accepter… J’attrape mon café froid, le vide d’une traite, et en relance un avant de faire un tour pour vérifier qu’ils sont pas planqués quelque part pour me faire la blague.
Après quelques menus travaux de manutentions, je me retrouve les bras ballants, à arpenter les rayonnages. Je parle tout haut. Parce qu’un grand espace comme ça, ça fait mieux de le combler, pour pas être trop mal à l’aise. Je repense aux lavomatiques et aux hôpitaux mais c’est pas très gai ce qu’on peut en dire. Alors j’éteins les lumières et je vais manger mon casse-croûte un peu en avance : ça leur apprendra à me faire venir pour rien, je me dis.
Je retrouve la fraîcheur du hangar avec satisfaction. Dehors, la chaleur vous écrase contre le sol bitumé. Dans le demi-jour de l’entrepôt aux murs aveugles, je continue mes va-et-vient, imitant différentes démarches pour passer le temps. La lumière tombe verticalement sur les amas d’objets qui prennent des teintes assourdies, limant leurs détails dans une ambiance de cathédrale du bricolage. Le tic-tac entêtant de l’horloge semble ralentir pour prolonger mon désœuvrement. Il résonne de plus en plus fort jusqu’à empiéter sur mes monologues. Et puis j’ai épuisé toutes les façons de mettre un pied devant l’autre. Alors je commence vraiment à déconner. Je me mets à courir un peu. Je fais des feintes aux palettes lestées de machines à laver et aux tracteurs tondeuses rangés en épi. Me plaque contre les faux murs carrelés d’échantillons de faïences pour semer un poursuivant invisible. Plus je fais le con, à me dire qu’il y a quelqu’un avec moi, plus le silence devient pesant quand je m’arrête. Je commence à voir des ombres bougées au travers des rayonnages. Le bruit des aiguilles de l’horloge ressemble parfois à des pas au loin. Je suis tellement en train de me monter la tête que je décide de rallumer les lumières.
Quand la clarté clinique des néons revient, je souffle un peu et me marre tout seul. Un vrai gosse. Pour m’occuper et dissiper les restes de parano, je reprends le chariot élévateur et entreprends de bouger des tas d’électroménagers sous cellophane, et ainsi compléter une belle journée de travail inutile. Je me suis à peine engagé dans l’allée centrale que j’aperçois dans le rétroviseur un homme debout me fixant. Mon sang fait un tour et, dans la panique, mon volant deux. Je n’ai pas le temps de freiner que j’empale le véhicule dans le rayon peinture. La structure plie et une avalanche de pots explosent au sol. Une flaque chamarrée se propage entre les pieds en fers et les îlots de produits. Je la regarde s’étendre, hébété, jusqu’au pied d’une pancarte publicitaire découpant la silhouette d’homme hilare, pinceau en main.
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