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Ashley avait rarement eu l’air aussi inquiète qu’aujourd’hui. Dans ses yeux, je voyais qu’elle me prenait pour un fou. Avais-je eu raison de lui raconter toute l’histoire ? Elle l’avait écoutée sans m’interrompre une seule fois mais, de toute évidence, elle ne me croyait pas. Normal. Qui croirait une histoire pareille ? J’étais définitivement seul et ma réalité cesserait d’exister, Yves avec.
Déchiré par cet inéluctable, je hochai la tête. Mon regard s’arrêta sur le verre de whisky que j’avais avalé avant l’arrivée d’Ash, faute d’un meilleur soutien pour encaisser la situation. Je ne bois pas beaucoup mais, parfois, ça s’impose. Vide, il reflétait la lumière du plafonnier qu’elle avait allumé. Si elle n’était pas rentrée, je serais resté dans le noir, la tête entre les mains, incapable de démêler la multitude qui m’étouffait. Je relevai les yeux vers elle. J’avais désespérément besoin d’elle. Si elle m’abandonnait…
Adossée à sa chaise, elle me dévisageait d’un air mi-perplexe mi-affolé. Envisageait-elle d’appeler mon psy ? Avais-je seulement un psy, dans cette réalité ? Je n’étais plus sûr de rien. Aucun de mes souvenirs n’étaient fiable, ni ma rencontre avec Ash, ni aucun des moments que nous avions passés ensemble, ni le nom de mes voisins. Il n’y avait plus haut ni bas et je tournoyais dans le vide. Par pitié, donne-moi un repère ! Un ancrage. J’avais juste besoin d’un point d’ancrage, si petit soit-il.
Elle soupira d’un air résigné et posa ses coudes sur la table, menton posé sur ses poings joints. Elle me fixa avec gravité et mon cœur s’accéléra. Me… croyait… elle ?
— Tout d’abord, assure-moi d’une chose : as-tu fumé ou pris quelque chose ? Quelque-chose d’autre que le whisky, j’entends.
Je secouai vigoureusement la tête.
En étais-je vraiment sûr ? Je veux dire, moi, je n’avais rien pris, mais le moi de cette réalité-là ? Et si mes souvenirs de ma réalité n’étaient que l’effet d’un bad-trip qui aurait mal tourné ? Mais je vis dans les yeux d’Ash qu’elle me croyait. Elle hocha la tête et croisa les bras sur la table.
Silence. Elle réfléchissait. Je n’osais pas l’interrompre. De toute manière, pour dire quoi ? Je n’avais pas la moindre foutue idée du plus petit début de piste ! Je la regardais comme le messie, je me voyais la regarder, j’étais ridicule mais incapable d’en avoir honte. De fait, c’était bien ce qu’elle était : mon unique espoir. Aussi le temps s’étira-t-il en silence tandis qu’elle se frottait pensivement la lèvre inférieure, le regard perdu dans le vague. Je n’osais même pas cligner des yeux – de peur de la distraire ? Crétin ! Mes yeux me brûlaient. Je dus me résoudre à les faire cligner, pour les réécarquiller aussitôt. J’étais douloureusement conscient du filet de respiration qui s’engouffrait dans ma gorge resserrée. Ma bouche était sèche bien que je n’ai pas dégluti depuis plusieurs secondes. Ou minutes ? Ou années ? Comment garder la moindre notion du temps quand votre réalité s’effondrait ? Le temps avait-il seulement un sens ? Pourquoi étais-je incapable d’arrêter de mouliner ma cervelle ?
Elle aurait tout aussi bien pu crier, l’effet n’aurait pas été différent. Je lui répondit du tac au tac, bien plus acide que je ne l’aurais souhaité :
Je le regrettai aussitôt. Elle essayait de m’aider, pourquoi passais-je mes nerfs sur elle ? Elle reporta soudain son regard sur moi.
Vous avez déjà fait tomber le vase préféré de votre mère ? C’était juste une maladresse, une seconde d’inattention. Sauf que voilà, le vase tombe. Il tourne au ralenti, vous en voyez le moindre détail. Vous tendez les mains pour tenter de le rattraper, vous êtes désespérément lent. Tout est si lent que le vase semble ne jamais devoir atteindre le carrelage, rester toujours en suspension alors que vos doigts si proches sont incapables de l’effleurer. Et tout à coup, le vase explose. Et le temps reprend son cours. Et le seul mot qui vous vient à l’esprit, c’est : merde.
Le regard d’Ashley était exactement comme le vase qui tombait. Je le regardai se river sur moi, impuissant. J’avais envie de disparaître, car je pressentais déjà l’impact. Tout ça pour un coup de coude malheureux, une seconde d’inattention… Une seconde d’inattention peut condamner votre réalité tout entière.
Quoi, pas d’énervement, pas d’éclat de voix ? Elle ne balayait pas tout d’un revers de bras, ne me disait pas de me démerder vu que je me sentais obligé d’être désagréable, elle… Quoi ?!
Le vase avais repris sa place sur l’étagère, le coup de coude n’avait jamais existé. Et… Le sens de ses paroles me percuta soudain et je me levai d’un bond, incapable de rester assis une seconde de plus.
Elle pencha sa tête sur le côté, un geste interminable.
Je n’y comprenais plus rien. Vous êtes-vous déjà pris une baie vitrée dont vous n’aviez pas capté l’existence ? Je retombai sur ma chaise, sonné, les membres flasques.
Elle se pencha en avant, le visage le plus proche du mien que le permettait la table entre nous, l’air si sérieux que je ne pus contenir un mouvement de recul.
J’avais bien entendu tous les mots mais elle aurait tout aussi bien pu parler mandarin ! Elle reprit en parlant lentement – un peu comme si elle s’adressait à un attardé mental :
En moi. Yves, en moi. Sauf que ça ne m’aidait pas du tout !
Mais elle s’était reculée, l’air peinée. Elle secoua la tête.
Je voulais pleurer, l’étrangler, la supplier à genoux… Tout, tout sauf la laisser m’abandonner. Elle n’en avait pas le droit !
Elle se leva d’un coup, la chaise racla le carrelage. Elle soupira profondément, les mains sur les hanches, fixant le plafond quelque part au fond de la pièce. Silence. Elle finit par baisser les yeux sur moi. Ils brillaient de larmes.
Une larme coula sur sa joue et elle l’essuya du revers de sa main, tout en reniflant. Elle regarda ailleurs puis revint à moi. Quand elle parla, sa voix était un peu plus ferme, plus posée :
Ses yeux étincelaient. Ma mâchoire pendait bêtement mais je n’avais pas la présence d’esprit de la remonter, à la fois dévasté et fasciné. Elle secoua la tête.
Et elle tourna les talons pour gagner la porte d’entrée. Où allait-elle ? La question me vint naturellement mais me parut aussitôt futile. La seule chose qui comptait, c’était qu’elle s’en allait. Qu’elle me laissait. Seul. Déjà, sa main était sur la poignée. Elle allait l’abaisser… Soudain, elle se ravisa et tourna la tête vers moi, sans pour autant lâcher la porte.
Je t’aime. Trois mots. On se les était dits des centaines de fois. À quoi pensions-nous ? À l’affection que nous avions l’un pour l’autre, sans doute. Je n’avais jamais réalisé à quel point j’étais à côté de la plaque. À quel point l’est tout le monde quand ils disent ces trois mots.
Je t’aime. Trois mots qui me clouèrent sur place. Et je sus pourquoi elle devait s’en aller.
La porte s’ouvrit, se referma avec douceur. Et Ash n’était plus là.
C’était ici. L’endroit exact où j’avait perdu Yves. L’endroit idéal pour le retrouver. En tous cas, je n’avais pas de meilleure idée.
J’eus beau chercher, la rue était en tous points semblable à celle dont je me souvenais. Si on exceptait qu’il faisait nuit, bien sûr.
La porte se trouvait juste deux pas devant moi. Enfin, l’endroit où avait été la porte. Je respirai à fond, rejetai les épaules en arrière pour me donner du courage et fis deux pas. Qu’avais-je à perdre ?
Le cri était sorti tout seul dès l’instant où j’avais commencé à tomber. Il s’interrompit sous l’effet conjoint de mon manque de souffle et du sol que je percutai durement. Je me relevai en gémissant, endolori, palpant mon corps à la recherche d’une fracture.
Autour de moi, tout était noir, aussi noir que dans l’antre du ‘‘loup’’ qui était dans la chambre d’Yves tout à l’heure.
Je n’avais apparemment rien de cassé, même si j’aurais quelques beaux bleus. Ce n’était pas mon problème le plus urgent ; je n’avais absolument aucune idée de l’endroit où je me trouvais !
La voix, féminine, hérissa tous les poils de mon corps. Je me tournai vers son origine, yeux écarquillés sur une obscurité muette.
La ‘‘femme’’ éclata de rire en retour.
Une voix répondit, douce est lointaine.
La voix douce et lointaine me tirait. Droit vers Nyx. La présence de cette dernière était de plus en plus forte. Elle bourdonnait, me prenait aux tripes, menaçait de me faire voler en éclat. Elle devenait si forte qu’elle m’étouffait, visqueuse. Elle me broyait ! Yves. Yves ! Mon seul point d’accroche. Mon fils, en moi. La voix chantait toujours alors que je traversais la nuit.
Kssss ! Il est temps de te réveiller…
Le réveil fut plus agréable que je l’espérais, enfin il le resterait si Ash n’apprenait jamais qu’une jeune femme avait collé sa bouche à la mienne.« Monsieur ? Vous allez bien ?— Non.— Où avez-vous mal ?— Partout. Nulle part.— C’est que ça va aller alors. »L’infirmière tâta mon pouls, sembla le juger normal, me fixa dans les yeux avant de m’éblouir avec une lampe, écouta…
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