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Avec une coupe de champagne à la main, je refusais le deuxième serveur à se présenter à moi. D’une seule main, l’homme en tenue de soirée transportait un plateau rempli de petits fours aux couleurs bigarrés, tous aussi appétissants les uns que les autres. Mais ce soir, je n’avais pas faim. Et pas uniquement parce qu’on m’avait forcé la main pour venir. Je n’avais que mes nouvelles obligations à l’esprit. Elles étaient encore trop fraiches pour que j’y pense moins de vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Cette soirée était marquetée comme caritative. Je ne me suis pas assez renseigné, mais je crois qu’il s’agit d’un don de l’entreprise pour une organisation humanitaire. Pourtant, au milieu des petits fours, coupe de champagne et smoking trois-pièces, je ne percevais aucune figure que l’on pourrait rattacher au monde de la bienfaisance. Je suppose qu’on fera en sorte qu’il y en ait, dans notre communication externe.
Sur l’estrade du fond de la salle, un microphone sied au centre d’un pupitre. Dans l’attente d’un futur discours, où personne ne voudra rater une miette, d’une personne très importante, à coup sûr. Notre entreprise doit s’inspirer de ses nouvelles idées, dans sa soif d’innover comme dans nos futures collaborations. Parce que ça sera notre victoire ! Notre CEO, Mr Seymour, a tellement prononcé cette phrase, qu’elle me vient naturellement à l’esprit. S’il passe devant ce pupitre ce soir, je suis prêt à parier beaucoup qu’elle sera clamée avec emphase. En fait, je vais surtout le parier avec moi-même, car dans notre entreprise, ma vision cynique et désabusée doit bien rester cachée au fond de mon crâne.
Pour patienter, les organisateurs ont fait venir l’un de nos sous-directeurs. À la suite d’un discours des plus vaniteux, l’homme en costume impeccable nous intime de déguster les petits fours.
— Sans bien sûr oublier ceux qui meurent de faim et que nous allons aider, bien entendu !
La salle est hilare.
Je connais trop de monde par ici, quasiment tous. Je n’arrive pas à faire plus d’un mètre sur cette banquise de pingouin, sans serrer les mains par paquet de trois. Et dans cette nuée au ton uniforme, sorti d’un film des années 30, un détail coloré m’attire le regard. Une longue robe échancrée et mauve, semblable à une bouée de sauvetage dans cet océan terne. Bien que la tenue soit plutôt mate, à l’inverse du tape-à-l’œil. Un mauve juste comme je les aime. Même si j’ai passé l’âge d’avoir une couleur préférée, il me semble quand même quand c’est ma couleur préférée.
C’est la première fois de ma vie que je vois cette femme. Elle me subjugue et je dois paraitre bizarre à la dévisager ainsi. Je crois même avoir serré des mains, sans regarder les personnes en face. Au milieu de chaque collaborateur, associé et actionnaire, je sais qu’il y a au moins quelqu’un qui pique ma curiosité avec ardeur. Lors de nombreuses autres soirées, j’ai aussi croisé la plupart des compagnons et compagnes et je suis encore en âge ou je considère ma mémoire comme infaillible. Je peux affirmer avec certitude : que l’on ne se connait pas. Mais pourquoi est-ce qu’elle maintient le regard avec autant d’intensité ? Je sens la chaleur m’empourprer les joues. Partant de mes émotions indicibles, je commence ma déduction habituelle pour comprendre son cheminement jusqu’à cette salle. Elle n’est pas accompagnée. Serait-elle venue seule ? Je ne l’ai pas vu arrivé en tout cas. Si elle était en train de rechercher son compagnon ou sa compagne, elle ne se figerait pas autant face à moi. Son regard clair me réchauffe de l’intérieur. Je vacille sans le montrer et me perds dans mes suppositions. Mais n’allez pas croire que je tombe amoureux, c’est autre chose. Un sentiment aussi confus que chaleureux me balaye de l’intérieur, comme une madeleine de Proust. Elle aussi me fixe sans me dévorer des yeux pour autant. Son visage me semble affaissé, malgré sa beauté. Deux petits cernes entourent son regard évocateur, et elle me transmet son inquiétude. Je comprends qu’elle me cherchait, qu’elle veut me parler. Comme un brise-lame, je m’élance au milieu de la foule, prêt à satisfaire ma curiosité.
À ce moment-là, une main ferme s’agrippe à mon bras. L’étreinte rigide me fait sursauter, me privant de cette vue enivrante par la même occasion. Je découvre notre directeur commercial avec un grand sourire aux lèvres. C’est un homme dégarni, légèrement rondouillard. On le classerait très facilement en bon vivant, doux comme un agneau. Les apparences sont tellement trompeuses. L’homme ambitieux semble très content de ma présence à la soirée. Tout en augmentant la pression sur mon bras, il entraine ma main vers une des siennes, et scelle notre poignée par la force. C’est une nouvelle fois des félicitations pour ma promotion. Il enchaîne avec rapidité sur son sujet préféré de conversation : lui-même. Sans que je lui demande quoi que ce soit, il m’expose sa vision des choses et me conseille sur mon nouveau poste. Il énumère mes erreurs dans l’entreprise et il m’explique à quel point il les aurait évitées de son côté. Mais je ne l’écoute pas vraiment. Le monologue ne m’intéresse pas, mon esprit est ailleurs. Et pas dans mes nouvelles fonctions pour une fois. Je recherche la femme en robe mauve, jusqu’à m’en dévisser la tête. Sans succès. Par contre, je remarque de l’animation au niveau du pupitre. Il semble que le président souhaite faire un discours avant notre principal orateur, surement pour l’introduire et bien rappeler nos idées communes.
Cette occasion me permet de m’échapper de cette discussion non enrichissante. Quel doux euphémisme ! Le directeur financier parait déçu, il tenait tellement à me présenter sa femme. Il a oublié que je la connais déjà, moi non. Je me carapate dans la foule alors qu’il s’exclame :
— Mais où est-elle encore ?
L’assemblée se fige et me contraint à faire de même. Je la chercherai plus tard.
Comme une brise, je ressens une caresse subtile sur mon épaule. Pas aussi déçu que mon interaction précédente, je me retourne. La femme en robe mauve s’est glissée dans mon dos. De plus près, on peut voir que ses cernes sont creusés depuis plusieurs années. Quelques pattes-d’oie lui étirent un regard empli de bienveillance. Elle doit avoir le double de mon âge, mais ça ne change rien à sa magnificence. Une voix suave me chuchote à l’oreille :
— Décale-toi vers le fond de la salle. Pendant le prochain orateur, l’attention de tous sera captive et tu pourras t’éclipser. Prends les escaliers de secours et rejoins-moi sur le toit !
Elle tournoie et sa robe flotte dans le vide, dans une image captée par ma rétine que mon cerveau étire. Aussi rapidement qu’elle m’est apparue, la brise colorée s’en est allée. Avalée par la foule, elle m’abandonne avec encore plus d’interrogation.
Cinq minutes se sont écoulées durant lesquelles je n’ai eu de cesse de chercher la femme en mauve du regard. En vain. Je n’ai envie de parler à personne, je veux juste la revoir. Pour éviter d’avoir à faire la conversation à une meute de cadres de l’entreprise qui viennent vers moi, je saisis une demi-douza…
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