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[NdA] Problème de ramification, ce chapitre suit la partie "Blanc (vraie version)"
Ils rentrèrent en catastrophe dans la maison des Pearl, où, à trois heures du matin, Willow dut appliquer les premiers soins à sa fille évanouie. La colère qu’elle exprima à ce moment-là était plus froide que monumentale, et elle les remercia d’avoir agi aussi vite. En intervenant maintenant, elle empêchait l’allergie de se propager et d’affecter durablement une partie du corps de Jade.
- Demain, après une vraie nuit de sommeil, je l’emmènerai faire le contrôle complet à l’hôpital, déclara-t-elle. Mais pour l’instant, tout le monde a besoin de repos, moi la première. Alors allez vous coucher, je vous engueulerai plus tard.
Sans suivre sa propre injonction, Willow veilla Jade jusqu’à tard, au point de s’endormir à ses côtés. Le lendemain, à huit heures, ce fut un Dennis englué et piqué au café d’importation qui saisit sa voiture et se rendit machinalement à l’université. C’était un matin radieux, au soleil froid paré de toutes les couleurs d’un réveil tardif. Comme il avait encore un peu de temps avant son cours, et qu’il ne voulait pas avoir à prendre un deuxième café pour chasser de sa tête toutes ses inquiétudes, Dennis alla visiter un autre amphi ; dans lequel une glorieuse Simone Reeves terminait son cours de paléobiologie marine. Elle se tenait là, accoudée à sa tribune, ses longs cheveux noirs ondulés brillant des les projecteurs trop forts de l’université, déclamant son cours dans le micro avec la vigueur d’un candidat aux élections.
- Madame, demanda alors une élève, c’est les feuilles de l’arbre qui ont causé sa destruction ?
- Oui, répondit Simone (qui ne semblait pas surprise par ce brutal changement de sujet, et qui en profita pour revendiquer sa théorie :) c’est une nouvelle espèce, à la durée de vie plus courte que d’habitude. Il est extrêmement résistant, mais il est aussi voué à s’auto-détruire, au fur et à mesure.
- Alors il y en aura d’autres ? demanda un autre élève. C’est vraiment la fin de la forêt capitale ?
- La fin, je ne sais pas, dit Simone avec prudence, mais…
- C’est le début d’une récompense, lança un autre, un élève un peu intense, au fond de la salle. La Nature a décidé de mettre fin a notre pénitence.
Les autres rirent, mais de bon coeur. Ca ne semblait pas si idiot – pour sûr, c’était le genre de théorie que l’on avait envie de croire.
- Elle est magnifique, n’est-ce pas ? dit alors quelqu’un à-côté de Dennis.
Celui-ci sursauta. Leur maître de laboratoire, Robert Sparrow en personne, avait manifestement lui aussi choisi de faire le chemin, ce matin, pour assister au cours de Simone. Son corps massif avachi sur l’écritoire, appuyé sur ses coudes, il regardait la chercheuse avec des yeux brillants.
- Au fait, ajouta-t-il en brandissant une liasse de papier sous ses yeux. Son article va être publié aujourd’hui dans la revue des Actualités naturelles. Et il paraît qu’elle va être interviewée pour la chaîne nationale.
- Déjà ? fit Dennis sans masquer son dégoût. Et les autres théories ? On n’a pas de consensus…
- Les autres théories seront publiées, ne t’en fais pas, dit Robert d’une voix douce et détachée. Mais cela fait plus d’un mois qu’on a découvert CT-115 et que les JT brassent de l’air autour. On ne pouvait pas faire attendre le public plus longtemps…
- Ah bon ?
Dennis se releva brusquement, et lança un dernier regard de colère avant de s’en aller :
- Affaire pliée, hein… ?
*
Il y avait manifestement eu un alignement d’étoiles pour mettre Dennis à bout de nerfs ce jour-là, car il vit plus tard, à peine sorti de son cours de l’après-midi, un message cryptique de Faith adressé à toute la famille, qui disait simplement « désolée pour le thé, je dois aller arrêter les travaux ».
Pensant que de toute façon c’était mort avec la petite à l’hôpital, Dennis reprit sa voiture, cette fois-ci pour se rendre à un point plus profond de la forêt, qu’il visitait rarement. C’était la clairière dentelée, un grand espace où le tapis de racines de l’arbre capital était constellé d’une autre plante mutante, qui fleurissait toute l’année en boutons-d’or géants. L’un des plus beaux endroits de la forêt, à en croire les touristes, et aussi le terrain qu’avait choisi Keanan McQuenzie pour y construire son karting. Poussant sur l’accélérateur, Dennis pria pour que Faith n’aie pas voulu dire ce qu’il avait cru comprendre, mais de toute manière, il serait vite fixé.
Quand il arriva sur place, c’était pire que ce qu’il avait imaginé. Dans la clairière entourée de bandes jaunes et noires qu’on avait nouées autour des arbres ; se tenaient des monte-charges, des marteau-piqueurs, des ouvriers retournant tant bien que mal la terre à la pelle ; et, au milieu de ce joyeux bazar, un Keanan en costume, pimpant, les cheveux en brosse, allant et venant avec le sourire, la main dans la fente de sa veste comme un conquérant. Bien sûr, l’artillerie lourde, ici, n’avait pas grand intérêt ; les boutons d’or s’arracheaient, mais les racines n’allaient pas se laisser faire ; et le message de McQuenzie en était d’autant plus clair : avant même un accord légal, il voulait marquer son territoire, dire que la prairie, de toute manière, n’avait plus d’intérêt.
- C’est idiot, ce que vous faites, héla Dennis, claquant la portière de sa voiture et avançant d’un pas vif vers lui. Laissez donc cette clairière tranquille ; et allez construire votre karting ailleurs.
- Et où donc, monsieur ? fit McQuenzie avec le sourire. Il n’y a rien à faire à Kensington, ni à quarante kilomètres à la ronde. Ici, c’est très bien.
- Mais ça ne sert à rien, souffla Dennis. Même si un arbre est tombé, ça ne veut pas dire que…
- Que le reste tombera aussi, compléta l’industriel. Mais on construira au-dessus du sol, ne t’en fais pas. C’était le projet de base, les plans ne changent pas.
- Arrêtez, lança alors Faith.
Elle était de l’autre côté de la clairière, accrochée aux bandes jaunes comme si c’était une barrière infranchissable, ses longs cheveux noirs, mal démêlés, et sa robe blanche à manche longue lui donnaient des allures d’annonciatrice. Mais elle était moins désespérée que, sincèrement, en colère. Dennis ne lui avait jamais vu un visage si réveillé.
- Vous ne comprenez pas qu’avec vos machines, vous perturbez un organisme vivant, continua-t-elle. Et un organisme dix fois, mille fois plus puissant que nous. L’arbre capital nous a forcé à nous adapter, à grandir en tant que société. Nous n’allons pas revenir en arrière pour ces stupidités.
C’était une cruelle simplification, mais, pour une fois, Dennis était d’accord avec elle. Il la rejoint de l’autre côté, et ils protestèrent, comme deux idiots pacifistes, devant un chantier tout aussi pitoyable. Alors que Faith prenait la situation très au sérieux, et que Dennis avait de la colère à déverser, la situation devint finalement tellement risible qu’ils échangèrent un sourire, épuisés, en roulant les yeux au ciel. A ce moment-là, ce fut Ruth qui les appela sur le groupe de famille.
- Alors… ? demanda Dennis en décrochant.
- Jade va mieux, fit Ruth. Mais il y a du nouveau ; revenez vite… Dennis, on a besoin de ton avis.
Quand ils arrivèrent, Dennis et Faith purent inspecter la petite Jade, dont la respiration s’était faite plus légère. Toujours au lit, elle était cependant réveillée et les avait accueillis avec le sourire.
- Bon, voilà le topo, fit Willow, qui se tenait les mains sur les hanches, l’air sévère. Elle n’a pas été contaminée par l’arbre capital.
- Ah bon ? s’exclama Dennis.
Willow secoua la tête.
- Les médecins sont formels. Ils disent qu’elle est allergique à l’herbe à chat.
- Et c’est une bonne nouvelle, enchaîna Dennis, puisqu’il n’y en a presque plus aux alentours.
Mais les trois échangèrent un regard. Ils saviant bien ce que Dennis refusait d’admettre.
Même si la situation n’était pas grave, la réaction de Jade avait été violente, et l’avait tenue allitée presque vingt-quatre heures. Jade était une enfant de New Haven, qui n’avait jamais rien connu d’autre, en grandissant, que les plantes malformées et l’arbre capital. Si elle réagissait ainsi face à une nouvelle nature… alors il était possible que les autres enfants soient dans le même cas.
Dennis sortit son téléphone une nouvelle fois, pour demander un entretien avec Robert Sparrow. Il était temps de mettre fin à cette mascarade.
Sur le siège passager, Dennis avait rassemblé ses documents de recherche ; classeurs, herbiers, quelques cahiers où il tentait vainement de dresser des associations d’idées. Peut-être que c’était la journée catastrophique, et sa courte nuit, qui l’avaient mis à bout de nerfs, mais il avait décidé, ce soir, de s’en tenir à ses intuitions. Ca passe ou ça casse. Mais, au moins, il aurait une réponse.
- L’arbre capital est un biotope créé par l’homme, annonça-t-il de but en blanc en balançant les documents de recherche sur le bureau du professeur.
Celui-ci haussa un sourcil, faussement surpris.
- L’origine de l’arbre, poursuivit Dennis. Voilà un sujet sur lequel nos équipes s’arrachent la tête depuis des années. Vous n’avez jamais soutenu une thèse spécifique, et pourtant c’est au coeur de nos axes d’étude. Mais la chute de CT-115 a rendu les choses beaucoup plus limpides. On voit bien que les racines ne prélèvent presque aucun nutriment, que la force vitale de l’arbre ne vient pas de la terre. C’est parce qu’il devait pouvoir pousser partout. Sur des terres polluées, creusées de tunnels ou recouvertes de béton. Partout, ou n’importe où, plutôt. Pour qu’on puisse faire pousser des arbres et nourrir les hommes, dont les cultures reculent de plus en plus. N’est-ce pas ?
- Continue donc, dit Robert Sparrow.
Il avait relevé vers lui des yeux grands ouverts, sceptiques, au-dessus de ses lunettes. Appuyé sur le dos de sa chaise, les bras croisés, il l’écoutait posément, mais avec la distance d’un homme qui n’assumera pas qu’on remette ses thèses en question.
- Depuis plusieurs jours, vous avez insisté pour faire monter Simone, et sa théorie imparfaite que c’étaient les feuilles qui ont causé la chute du tronc. Vous avez voulu la révéler au monde le plus vite possible, et tout ça pour quoi ? Pour cacher la vérité.
- Et quelle vérité, monsieur ? dit Robert, un peu agacé.
- Ma théorie… (il semblait assuré, mais il n’avait rien pour le prouver) c’est que vous êtes mêlé à la création de l’arbre, Robert. Vous, et bien sûr votre comparse, Keanan McQuenzie.
- Ah mais bien sûr. C’est pratique.
Robert souffla. Dennis ne se découragea pas, et prit une chaise, pour parler au plus près du professeur, les yeux dans les yeux.
- Je pense que vous vous êtes repenti. Que vous avez pris la direction de la SECA non seulement pour garder le contrôle de ce qui se disait sur l’arbre, mais aussi pour vous racheter. D’une certaine manière, vous ne voulez pas croire que vous avez apporté le malheur en ce monde, alors vous appréhendez autant que possible ce nouveau biotope. McQuenzie vous a trahi.
L’ambiance, électrique quelques minutes plus tôt, était devenue plus calme. Il y eut un silence, Dennis regarda les poussières voler dans les rayons de lumière du soir qui tombaient depuis la fenêtre au-dessus du directeur de laboratoire.
- Qu’est-ce qui te fait dire ça ? demanda finalement Robert.
- A la maison, nous avons une petite de huit ans. Jade, une fillette pleine de vie, passionnée par la nature et qui aime sincèrement l’arbre capital. C’est la fille de Willow, une amie qui travaille à l’hôpital. Hier soir, nous avons été nous promener près de l’arbre lotus, et on a découvert un phénomène incroyable. Là, au milieu de la forêt, dans un espace autrefois préservé, plusieurs troncs ont éclaté, donnant naissance à une nature verdoyante. Une nature comme il y en avait dans le temps, et comme on en trouve encore à l’étranger.
- Mhm, commenta Sparrow.
- Seulement voilà : notre petite a fait une réaction allergique. Une réaction brutale, violente, non pas à l’arbre capital, mais bien aux nouvelles plantes. Elle s’est réveillée il y a quelques heures.
- Et donc ?
- Je pense que les enfants d’aujourd’hui ont subi une nouvelle mutation, conclut Dennis. Du même ordre que celle, très rapide, des animaux de la forêt. Jade est devenue resistante, elle n’est sûrement pas la seule. Mais si c’est la nature qui reprend ses droits, alors on n’est pas sortis du problème.
- En effet.
- Je connais la pollution, monsieur, sauf votre respect. Je sais bien que les hommes, autrefois, ont essayé de modifier la nature pour qu’elle survive à leurs bêtises. Créer des arbres qui poussent, même quand la nature ne le peut pas.
Il marqua encore une pause. Les mots se chevauchaient dans sa tête, mais il fallait les ordonner d’une manière frappante.
- L’arbre capital, c’était une de ces expériences, mais elle a trop bien marché. Il a colonisé toutes les terres alentour, et même dépassé les bordures de notre Etat. Seulement vous n’aviez pas anticipé d’où l’arbre tirerait son énergie vigoureuse. Ca aussi, vos chercheurs l’ont compris depuis un moment. L’arbre tire sa force de vie de toutes les créatures alentours, animaux, végétaux, et même les hommes. Il transforme le monde autour de lui, comme il a transformé nos enfants.
Dennis savait qu’il n’en avait pas fait assez pour tirer Sparrow aux aveux. Il lui restait des chiffres, des calculs, des données historiques qu’il pourrait aller retrouver dans la bibliothèque. Mais, au fond, il espérait que des paroles sincères suffiraient à fendre la carapace du directeur. Au nom de leur amitié, d’années passées au sein de la SECA, à défendre le patrimoine de l’arbre ensemble.
- Nous avons voulu reboiser, lâcha finalement Robert d’une voix douce.
- Oh.
Dennis croyait en ses intuitions, mais c’était surtout une colère sourde qui l’avait amené jusqu’à ce bureau. Il ne s’attendait pas à des aveux si rapides.
- Et tu as raison, poursuivit le directeur. Keanan a financé notre projet biochimique, il y a longtemps de cela. C’est pour ça qu’il pense que le terrain lui appartient. Mais il n’a pas compris…
- Vous voulez préserver la forêt, compléta Dennis.
- Oui. (L’homme, qui avait un certain âge, haussa les épaules, l’air triste). C’est qu’au moins, ça imposait le sentiment écologique au plus grand nombre. Je me disais qu’on pouvait s’en servir.
- Personne ne peut se servir de la nature, conclut Dennis. Mais maintenant, c’est à notre tour de lutter – comme nous le faisons toujours.