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Ni une ni deux, Dennis fut debout, sa veste sous le bras, ses clefs de voiture à la main. Sur la table, la radio continuait de siffler les mots du journaliste :
Un périmètre de sécurité a été mis en place, la circulation est interrompue dans les deux sens entre le pont du Lac et l'entrée Est de la ville de Kensington. Une déviation sera bientôt...
Dennis s'élança vers la porte :
- Ce n'est pas si loin ! Vingt minutes tout au plus en prenant les petites routes, ajouta-t-il dans sa barbe, avant de se retourner vers les Pearl toujours assises. Excusez-moi mais il faut absolument que j'y aille.
Les trois femmes échangèrent un regard soucieux :
- J'ai déjà deux appels de collègues de l'hôpital... Tout le monde va être sur les nerfs, la soirée va être plus rude que prévu.
- Repose-toi, Willow, va t'allonger. Et toi, vas-y. Le thé, ça peut attendre.
Elle hésita.
- Je t'aurais bien accompagné, mais j'ai un bar à ouvrir. Tu nous raconteras.
Ruth parlait comme quelqu'un qui sait depuis longtemps qu'on ne peut être partout à la fois, mais son sourire charriait une pointe de regret.
- Bien entendu ! Désolé, vraiment...
Il chercha des yeux Jade pour lui adresser directement ses excuses, mais ne rencontra que le regard de Faith, qui lui fit un signe du menton, qu'il interpréta comme une salutation. Dennis le lui retourna avant de pousser la porte et de presque trébucher sur Jade, assise sur le seuil.
- Moi je peux venir ? fit-elle, tout sourire.
Un rire échappa à Dennis. La curiosité était un trait de famille : cette petite avait déjà tout de la graine d'aventurière. Ou de scientifique. Il recroisa le regard de Faith pour lui demander sa permission, mais celle-ci se levait déjà :
- Puisqu'il le faut..., soupira-t-elle en cachant son sourire.
*
La route était déserte, elle le serait encore pendant quelques minutes, le temps qu'ils rejoignent l'axe qui les mènerait à l'intersection où Dennis avait prévu de garer la voiture, à mi-chemin entre la ville et le Lac. A l'arrière, Faith et Jade parlaient à voix basse, pointant du doigt ce qu'elles trouvaient de notable sur le bord de la route qui défilait à toute vitesse sous leurs yeux. Le soleil était déjà bas dans le ciel, mais même à l'ombre du feuillage de l'arbre capital, on distinguait parfois la silhouette longiligne d'une biche ou l'envolée soudaine d'un faucon, pelage turquoise et plumage pourpre tranchant contre le jaune uniforme de l'arbre. Dennis avait allumé la radio, mais le signal passait toujours mal sur cette route sinueuse longeant l'Elm River, qui devait mieux porter son nom avant l'apparition de l'arbre capital. A son entrée à l'université de Kensington, on lui avait présenté la faune et la flore locales à travers des photos, des vidéos, des dessins et des échantillons, comme les vestiges d'un temps lointain. Il savait que l'arbre capital ne s'était enraciné à New Haven que quelques temps avant son arrivée, mais pour lui, les arches couronnées d'ocre que formaient ses troncs blancs striés de noir seraient toujours ce qu'il verrait en premier en pensant à Kensington. Sans l'arbre capital, d'ailleurs, il n'aurait probablement jamais atterri là. C'était grâce au contrat de recherche qu'il avait décroché au laboratoire qu'il avait pu y trouver refuge et s'y installer durablement. Il avait dû traverser l'océan pour voir son vœu le plus cher s'exaucer : le monde était bel et bien assez vaste pour lui permettre de semer son passé.
Oui, l'arbre capital avait changé sa vie – et il comptait bien percer ses secrets. Il n'avait pas pu observer par lui-même ses deux premières années de pousse fulgurante, mais depuis qu'il était sur place, l'évolution qu'il constatait au quotidien confortait sa théorie : quelque que chose se tramait sous terre. Les systèmes racinaires des zones périphériques de l'arbre n'avaient rien à voir avec ceux en son centre, comme si une atrophie touchait ses extrémités. En conséquence, les branchages y étaient moins fournis, et la pousse était surtout moins rapide. Il ne négligeait aucune piste, mais celle d'une incompatibilité chimique entre les racines et le sol, qu'il suivait depuis les derniers mois, semblait la plus probante pour expliquer le récent ralentissement. Pour élucider le mystère de l'apparition de l'arbre, cependant, les ramifications qu'impliquaient sa théorie étaient trop nombreuses pour s'avancer. Il avait sa méthode et il comptait bien la suivre jusqu'au bout.
Mais pendant tout ce temps, et même pendant le ralentissement de sa croissance, jamais l'arbre capital n'avait montré de signe de faiblesse. Inaltérable et inarrêtable, c'était ainsi qu'on le qualifiait depuis qu'il avait fendu bitume et parpaings à travers l'Etat pour conquérir non seulement les champs et les forêts mais aussi les villes. Ce qui venait de se produire – il peinait encore à y croire – allait peut-être tout changer. Sans quitter des yeux la route, il fouilla dans son sac, posé sur le siège passager, s'assurant que ton son matériel s'y trouvait. Si son appartenance à la principale équipe de recherche sur l'arbre capital ne lui donnait pas d'accès officiel à l'arbre, il trouverait un moyen d'échapper à la vigilance des gardes pour s'en approcher. Il camperait sur place toute la nuit si ça lui permettait de prélever ses échantillons...
Il jeta un coup d’œil dans le rétroviseur central. Au fond, il n'était pas surpris que Faith ait accepté de les accompagner. Elle avait beau être casanière, elle n'en restait pas moins une Pearl, et l'arbre capital la fascinait tout autant que Dennis, même si elle l'exprimait différemment que lui. Il passait ses journées à l'arpenter, à le mesurer, à effectuer ses prélèvements et ses calculs ; elle l'observait depuis la fenêtre, l'air rêveur, notant des impressions qu'elle ne lui avait jamais laissé lire. Jade, quant à elle, avait grandi avec l'arbre : la forêt qui avait encerclé leur maison était son terrain de jeu, mais elle connaissait les risques et portait toujours son masque – c'était du moins ce qu'elle leur affirmait. Elle avait quitté l'école depuis un an, mais tout le monde se souvenait de l'hospitalisation d'un de ses camarades suite à une allergie violente. Jade n'avait aucune envie de passer ses journées dans un lit d'hôpital, donc elle prenait ses précautions. Elle était maligne, mais ça n'empêchait pas Ruth, Willow, Faith et même Dennis de lui rappeler sempiternellement les mêmes consignes. Il l'entendait souffler d'impatience, mais mieux valait une famille prévenante que le contraire, il le savait d'expérience.
Le soleil rasant illuminait la route tant bien que mal à travers les troncs de l'arbre, selon leur rythme régulier. Après un virage serré, le grésillement sourd de la radio laissa place à une voix voilée mais intelligible. Faith et Jade se turent.
- ...chute de l'arbre, n'est-ce pas ?
- Oui, Georgia, j'étais là. Je conduisais ma voiture comme tous les jours pour rentrer du travail – je bosse à l'usine Morgan & Sons, c'est mon trajet quotidien... Bref, je conduisais quand tout à coup j'ai entendu un gros CRAC ! et j'ai vu un tronc de l'arbre tomber vers ma voiture. J'ai failli me le prendre dans le pare-brise ! Je vous dit pas la peur que j'ai eue ! J'ai fait un tête-à-queue, j'ai presque percuté un camion qui arrivait en face mais par miracle je n'ai rien eu. Ma voiture aussi a été épargnée.
- Et ce tronc, c'est bien un de ceux de l'arbre capital ?
- Mais oui, je vous le dis ! Impossible de se tromper, c'est pas comme s'il y avait autre chose le long de cette route.
- Madame Harris – pour nos auditeurs, je précise que nous ne nous trouvons pas devant le tronc même, en raison du périmètre de sécurité qui a été instauré. Madame Harris, c'est bien un seul tronc qui est tombé ?
- Oui, Georgia.
- Comment est-il tombé, à votre avis ? Foudroyé ? Déraciné ? Rongé ? Ou simplement tronçonné, comme on faisait à l'époque ?
- Vu le bruit qu'il a fait, j'aurais dit foudroyé ! Mais non, le ciel était bleu derrière le feuillage. En rentrant chez moi j'ai sorti ma hache, j'ai attaqué l'arbre qui pousse devant mon entrée, mais évidemment j'ai juste réussi à ébrécher ma hache. Je n'ai pas de réponse pour vous, Georgia, chers auditeurs..
- Oui, bien, merci beaucoup madame Harris.
A l'arrière, Faith sourit à Jade :
- J'aimerais bien voir un castor capable de ronger un tronc d'arbre capital, moi.
Une barrière fermait l'intersection, gardée par deux agents de police qui discutaient avec un homme visiblement irrité lorsque Dennis parqua la voiture sur le bas-coté. Les policiers n'avaient pas l'air plus disposés à indiquer leur chemin à des passants curieux qu'à laisser passer les automobilistes pressés, alors Dennis sortit son téléphone de son sac et composa le numéro de Robert. Celui-ci décrocha presque instantanément :
- Tu as entendu, j'imagine ?
- Oui, je suis en route, là. Est-ce qu'on y a accès ?
- Moi oui, j'essaie de négocier pour faire venir le reste de l'équipe. On est à six cents mètres du pont, tu vois comment y arriver ?
- Parfaitement, j'y suis dans cinq minutes.
- Je te laisse, Dennis, appelle-moi en arrivant.
Dennis, Faith et Jade quittèrent donc la route et plongèrent dans la forêt pour rejoindre le lieu indiqué par Robert. Le masque bien ajusté sur son visage, Jade tenait la main de Faith et les deux avançaient en zigzagant entre les arbres, prenant garde à ne pas accrocher une racine de leur semelle ou de mettre le pied dans un fossé. Dennis sortit sa lampe torche de son sac et éclaira le reste du chemin : au bout d'une courte marche, ils arrivèrent au bord de la route surélevée, et le brouhaha ambiant comme l'éclat des gyrophares leur confirma qu'ils étaient au bon endroit. Piqué de curiosité, Dennis osa sortir du bois et s'approcher de la route. Une dizaine de véhicules étaient garés en pagaille en son travers, et un défilé d'uniformes, de costards et de blouses blanches obstruait continuellement la vue de ce qui se trouvait manifestement de l'autre côté. Il fit signe à Jade de le rejoindre, et elle et Faith furent bientôt à ses côtés, observant cet étrange ballet depuis le contrebas.
- Vous voyez quelque chose ? chuchota Jade.
- A part des bottes et des baskets, pas grand chose, soupira Faith.
- Attendez-moi.
Dennis escalada le rebord de la route : la hauteur ne lui révéla pas la vision qu'il cherchait, mais le fit remarquer par un policier qui montait la garde adossé à un fourgon.
- Hé, tu n'as rien à faire ici !
Dennis lui présenta sa carte de l'université de Kensington, lui expliqua qu'il faisait partie de l'équipe de recherche SECA, qu'il était attendu par Robert Sparrow, mais pendant ce temps, son attention était focalisée sur ce qui se passait derrière l'épaule du policier. Il se perdit dans ses justifications quand l'espace se dégagea soudain devant lui.
- C'est pas vrai...
En travers de la route se trouvait un tronc blanc strié de noir. La cime de l'arbre, habituellement inatteignable, était à quelques mètres de lui, ses feuilles jaunes éparpillées sur le goudron, tandis que l'autre extrémité du tronc semblait avoir été broyée. Il ne voyait pas la souche.
- Je t'avais dit de m'appeler.
La voix de Robert tira Dennis de son étonnement. Il fit un signe de tête au policier qui s'écarta, haussant un sourcil dubitatif.
- Allez, viens, j'ai plein de choses à te montrer. T'es le premier à arriver, Simone sera bientôt là, mais les autres devront attendre demain, ils veulent limiter l'accès au maximum pour l'instant.
- Tu veux bien m'attendre une seconde ?
Comme si elle attendait son signal, Jade apparut, Faith derrière elle, et bientôt les trois se tenaient face à l'arbre couché. La vue du tronc au sol laissa Faith sans voix, et Dennis crut voir une lueur effrayée dans son regard. Si quelque chose d'aussi solide que l'arbre capital pouvait être abattu, alors la force responsable devait être terrible. Des mille scénarios que cela annonçait pour la suite, Dennis refusait d'en choisir un avant d'avoir examiné le tronc sous toutes ses coutures, ainsi que la souche – une première depuis la fondation de SECA. Jade voulut s'approcher, mais Dennis la retint : la présence de Robert à leur côté leur permettait peut-être de se tenir là sans être inquiétés, mais s'il laissait se balader une gamine dans une zone interdite au public, il finirait lui-même privé d'accès au tronc. Robert leur sourit :
- Les nouvelles courent trop vite, dès demain tout le monde sera au courant. Ils abandonneront vite l'idée de cacher ça au public. Mais je pense que par précaution, il vaut mieux éviter de surcharger la zone, surtout de populations à haut risque allergénique.
Il baissa les yeux vers Jade, qui haussa les épaule, et Dennis sut qu'elle avait une moue déçue derrière son masque. Il tendit ses clefs de voiture à Faith et sa lampe de poche à Jade.
- Je vous raconterai tout, promis.
Elle disparurent dans la forêt et Robert lui fit une tape sur l'épaule :
- Allez, on a du boulot.
Sous un barnum, Dennis put faire le tri dans ses affaires et récupérer ce dont il avait le plus besoin : son carnet de note et son appareil photo, mais aussi ses fioles et son scalpel. On lui fournit des gants et un masque stériles. Une fois équipé, il rejoignit Robert à l'extérieur. D'énormes spots lumineux avaient été installés et
Les gyrophares des voitures de police avaient été éteints et d'énormes spots lumineux avaient été installés ; l'éclairage artificiel réfléchi par le jaune monotone des feuilles nimbait toute la zone d'une chaleur inattendue. Dennis cadra les branchages désordonnés jonchant le sol, prit sa première photo. Le tronc lui-même semblait normal, quoiqu'un peu moins impressionnant une fois abattu. Dennis scruta son écorce avec attention, à la recherche du moindre détail pouvant expliquer la chute, en vain. Arrivé à la base du tronc, il s'accroupit.
- C'est comme s'il s'était cassé spontanément. Dis-moi si tu vois des marques de pression, mais moi, je n'ai rien vu, fit Robert dans son dos.
L'arbre semblait avoir implosé. Des copeaux de bois ornaient le sol entre le tronc et la souche, et Dennis en ramassa un pour le glisser dans une de ses fioles. Laissant son appareil photo reposer autour de son cou pendant un moment, il posa la main sur un morceau de bois qui sortait comme une épine de l'axe du tronc. C'était la première fois qu'ils avaient accès à l'intérieur de l'arbre capital. Sous le caoutchouc de son gant, il sentit un bois rêche, sec. Cassant.
- C'est comme s'il n'arrivait plus à se tenir droit...
Robert hocha la tête :
- Maintenant Dennis, regarde-moi ça. C'est toi qui vas être content.
Il lui désigna la souche éventrée de l'arbre capital, un peu plus bas. A la vue et au toucher, tout correspondait à ce qu'il avait constaté à l'extrémité du tronc. Mais au moment de sortir son scalpel pour prélever un échantillon de terre ainsi qu'il en avait l'habitude après chaque examen, il suspendit son geste. A la base de la souche, à la jonction entre le sol et la racine, une fine mousse verte avait poussé.
Le tic-tac de sa montre résonnait dans les oreilles de Dennis, mais il ne la détacha pas de son poignet comme il le lui arrivait de faire lorsqu'il avait besoin de calme. Dans quelques minutes, il allait présenter les conclusions préliminaires de ses recherches à l'ensemble de son laboratoire, en présence de représentants p…
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