Sa fatigue et son désespoir donnèrent finalement raison au sommeil. Au pays des rêves impossibles de l’autre côté de l’Arbre, ses songes furent peuplés de personnages familiers, de ses parents et de son chien, qui lui parurent dans la lumière du subconscient aussi extraordinaires et désirables qu’ils avaient été quotidiens et, parfois – elle s’en accusa au réveil – trop communs.
En attendant de trouver le moyen de quitter ce monde, peut-être à la faveur de la prochaine pleine lune, il fallait donner le change, comprendre, apprendre, explorer. Une bonne douche lui ferait du bien… Comment s’ouvre ce fichu robinet ? Comme la disposition de la maison, comme les caractères des livres, tout était ici inversé : il lui suffit de visser le robinet et l’eau chaude et bienfaisante s’écoula sur son visage. Aussitôt séchée et habillée – les vêtements de l’armoire lui allaient comme un gant – elle prit un de ses manuels et l’ouvrit devant un miroir. Les énoncés redevenaient facilement intelligibles malgré leur niveau inattendu. Zoé regarda ensuite longuement son reflet qui suivait, comme il se devait, ses propres mouvements. Ce reflet était l’exacte réplique de la fille dont elle avait pris la place. Où est-elle ?
Très concentrée pour tenir son rôle sans faux pas, elle descendit prendre son déjeuner. Elle espérait que le chocolat chaud et la confiture de figues existaient aussi là où elle avait atterri. Sa mère, ou plutôt la mère de l’autre Zoé, se tenait déjà attablée avec un grand sourire. Elle aussi sourit le plus sincèrement possible.
— Alors, bien dormi ? Plus du tout fatiguée ?
— Ça va. J’avais besoin de cette bonne nuit.
— Tout de même, tu as dit des choses hier…
— Vraiment, je n’étais pas dans mon assiette.
— Dans ton assiette ? Intéressante expression ! Attends, il y a quelque chose de bizarre… Tu as fait quelque chose à tes cheveux ?
— Non…
— C’est agaçant, je n’arrive pas à trouver ce qui me perturbe… Peu importe. Il faut toutefois que nous discutions de ce nom... Maman, c’est ça ?
— Je…
— Écoute, je n’ai rien contre les surnoms, surtout affectueux, mais celui-là fait un peu… niais, non ? On croirait que tu chouines ! Je préférerais que tu continues à m’appeler Agathe, comme tu appelles Lucie, Lucie, et Viviane, Viviane, d’accord ?
— Qui est Viv… D’accord ! Il n’y a pas de beurre ?
— Qu’est-ce que le « beurre » ?
Le reste du déjeuner se passa bien malgré quelques maladresses dues à l’utilisation inhabituelle de sa main gauche pour tremper son pain margariné dans son bol. Cela fit rire Agathe et danser le grain de beauté incongru. Finalement, ça m’arrange bien de ne pas devoir appeler cette femme Maman. Logiquement, il faudrait qu’elle appelle son père – le père de l’autre Zoé, Enzo.
— Je suis rentrée ! Zoé, tu es prête ? Nous partons tout de suite !
La voix provenant de l’entrée gela le cœur de Zoé. C’était une voix d’outre-tombe. Une voix qu’elle n’aurait plus jamais dû entendre si ce n’est dans de vieilles vidéos. Une voix dont le souvenir même était appelé à s’éteindre avec le temps. La voix de Tante Lucie ! Il lui fallut mobiliser toutes ses ressources pour ne pas laisser ses émotions déborder ses yeux, envahir ses jambes et la jeter dans les bras de l’élégante et rieuse femme qui se tenait sur le pas de la porte. Il lui fallait rester l’autre Zoé, celle qui n’avait pas connu le deuil et la souffrance de perdre sa tante adorée.
Ce que Zoé n’avait pas anticipé c’était l’effarement qu’elle lisait dans les traits de ladite Lucie. Une expression que cette dernière ne pouvait pas contrefaire ni dissimuler. Ou elle m’a démasquée ou elle m’a reconnue... Le temps se figea à peine une seconde, peut-être beaucoup moins. Agathe ne s’aperçut de rien.
— Allez, Zoé, Lucie a raison. Vous allez être en retard ! C’est Viviane qui ira te chercher, ce soir.
Zoé n’en était plus à une surprise près. Nulle voiture n’était garée devant la maison mais une carriole attelée avec deux... arbustes rappelant vaguement des chevaux.
— Ne dis rien et monte.
Elles parcoururent un bon kilomètre au rythme soutenu de leur attelage de branches et de feuilles avant d’entrer dans un bois. Lucie gara sa curieuse hippomobile et saisit l’adolescente par les épaules.
— Zoé ! Je suis sûre que c’est toi, dis-moi ! Ma petite Zoé !
Celle-ci ne savait pas comment réagir. Devait-elle continuer à jouer son rôle et feindre l’incompréhension ou profiter de la réaction de cette Lucie pour en savoir plus rapidement sur le lieu où elle s’était rendue par le truchement de l’Arbre-passeur ?
— Comme je suis contente de te voir, Zoé ! Tu es passée par l’arbre, bien sûr ! Je savais que tu suivrais mes traces ! Je ne devrais pas tant me réjouir mais c’est si incroyable et si bon de te retrouver !
Cette fois, il n’y avait plus d’erreur possible. Cette Lucie était sa Lucie, la tante qui l’avait accompagnée toute son enfance, la complice de tous les mystères, la sœur jumelle de sa vraie mère. Tout allait de nouveau bien. Il restait encore des milliers de questions sans réponse mais la seule présence de sa tante redonnait l’espoir à Zoé, l’espoir de retrouver son monde ou d’en explorer d’autres.
— Tante Lucie !
— Oui ! J’ai tant de choses à t’expliquer. Mais toi, dis-moi tout. Comment tu t’es retrouvée toi aussi dans ce monde ?
— Tout est inversé ici ! La gauche est la droite et vice-versa !
— Oh, la chiralité ! Je te promets que ce n’est rien par rapport au reste. On s’y fait vite. Je suis sûre que tu as déjà trouvé le truc pour lire des livres sans te retourner le cerveau. Allez, raconte depuis le début.
Alors, Zoé lui dit comment elle s’était préparée, comment elle avait relu tout ce qu’elle avait trouvé sur l’Arbre-passeur, comment elle avait revu toutes ses propres instructions, comment elle avait touché l’arbre et abandonné Forêt. Oh, Forêt... Sa voix se contracta. Elle lui narra encore le parcours les yeux fermés, le silence étrange et inquiétant, son imagination qui turbinait en inventant des sons et des couleurs qui n’existaient pas encore.
— J’avançais les bras tendus, de moins en moins sûre d’être sur le bon chemin, et puis…
— Tu as senti les embruns et tu as ouvert les yeux malgré toi !
— Oui, mais comment…
— Bon sang ! Mais j’ai commis exactement la même erreur il y a un an et nous nous retrouvons ici dans une des bifurcations du chemin, dans un monde qui n’est ni pire ni meilleur que le nôtre, mais qui n’est certes pas le monde infini que je t’avais prédit. Je n’avais pas prévu ça du tout.
Le premier mystère pour Zoé n’était pas le labyrinthe qui se cachait derrière l’Arbre-passeur mais comment Lucie pouvait exister ici et être morte dans l’autre monde, ce que sa tante ignorait peut-être.
— Tante Lucie…
— Prends l’habitude de m’appeler Lucie, je t’expliquerai.
— Lucie, je dois te dire qu’il y a six mois, tu…
— Je ?
— Tu… Tu nous as quittées… Tu es morte. Est-ce une sorte de paradis ici ? Suis-je morte moi aussi ?
— Oh non, quel malheur ! Non, ce n’est pas le paradis et non, tu n’es pas morte. Mais celle qui est morte, hélas, c’est la Lucie d’ici. Vois-tu, les mondes sont liés. Quand j’ai décidé de venir ici, la Lucie d’ici a décidé la même chose sans nous connaître ; je l’ai compris en arrivant ici. Ou nous nous serions rejointes dans le monde infini – peut-être aurions-nous fusionnés, ou nous devions toutes deux échouer et échanger nos places. J’ai l’impression qu’une partie de moi a disparu...
Les choses se mettaient à leur place dans la tête de Zoé. C’était évident maintenant. Le changement chez Tante Lucie, un an auparavant. Elle ne comprenait plus rien, ne se souvenait de rien. Sauf ses histoires d’arbres qui énervaient tant Maman. Et puis la dépression, de plus en plus profonde. Jusqu’à ce jour, six mois plus tôt, où sa mère et son père l’avaient prise dans leurs bras pour lui annoncer la terrible nouvelle. Mais si sa Tante Lucie est ici et que l’autre Lucie a fait le chemin contraire…
— Je sais à quoi tu penses, ma petite Zoé. La Zoé d’ici est actuellement chez toi et a certainement appris que sa Lucie à elle n’était plus d’aucun monde. Et c’est bien plus terrible pour elle, crois-moi, que tout le chagrin que tu as peut-être eu quand tu as cru que c’était moi.
— Évidemment que j’étais effondrée, tu m’as tant manqué ! Mais pourquoi, serait-ce plus dur pour elle ?
— Le monde où nous sommes n’est pas seulement une image-miroir du nôtre. Certaines choses y sont très différentes. La nature des humains, par exemple, si je peux les nommer ainsi. Il n’y a ici ni homme, ni femme. Malgré leur apparence similaire à la nôtre ou parfois à celle de nos animaux, les êtres sont tous végétaux. Oh, j’y pense, ne cherche pas ton père. Ici, il n’existe pas.
— Oh ! C’est pour ça qu’Agathe ne comprend pas quand je l’appelle Maman.
— Ça n’a pas de sens ici. Les êtres s’accouplent comme chez nous… Enfin, je pense que tu es assez grande pour savoir comment ça se passe…
— Évidemment ! Je ne suis plus une gamine !
— Sauf que cette union peut se faire à deux, à trois, à quatre, etc et entre des êtres eux-mêmes issus d’une même ascendance. Ainsi, dans ce monde, tu es le résultat de l’amour d’Agathe et de ses sœurs, Lucie et Viviane. L’autre Lucie était donc un peu la mère de l’autre Zoé même s’il s’agit de liens très différents.
— Mais Maman et toi n’avez pas de sœur !
— Tout n’a pas à être exactement semblable dans les deux mondes. Mais sache que nous étions des triplées. Une d’entre nous n’a pas survécu à sa naissance. Je n’ai jamais demandé à Mamie si elle lui avait donné un prénom…
Elles avaient encore bien des choses à se dire… Comment Agathe n’avait pas découvert que Lucie n’était pas sa sœur. Comment Lucie s’était adaptée à ce monde essentiellement végétal. Surtout, pourquoi Lucie n’avait pas repris le chemin inverse ou le passage vers le monde infini ? Les réponses devraient attendre. Dans ce monde, chacune avait une place à tenir et il n’était pas question de musarder. Les arbustes, c’était fabuleux à dire, allaient devoir galoper pour déposer Zoé à temps pour les cours.
En attendant de trouver une solution, il fallut donner le change au collège comme à la maison. En classe, la plus grosse difficulté consistait à écrire de manière inversée de droite à gauche, ce qui était bien plus compliqué que la lecture. Le niveau était également très élevé en mathématiques notamment avec des notions qui, Zoé en était sûre, n’existaient pas dans son monde. Les nombres fleuris n’étaient ni entiers, ni réels, ni imaginaires. Les nombres colorés avaient la propriété d’être à la fois grands et petits. Elle s’y confronta avec acharnement. La littérature était tout aussi surprenante. La forme y prenait une grande importance. Le nec plus ultra était une sorte de grille de mots-croisés qui pouvait se lire de droite à gauche ou de haut en bas en racontant des histoires différentes. Évidemment, Zoé, curieuse et avide d’apprendre, se livrait là encore à cette gymnastique intellectuelle avec délice, mais la lenteur de son écriture constituait un handicap insurmontable. Ses notes s’en ressentaient inévitablement suscitant l’inquiétude de ses « mères ». Surtout de Viviane. Elle était tendre et attentionnée comme sa mère, drôle et fantasque comme Tante Lucie. Zoé l’adopta en un rien de temps. Jouer le rôle de l’autre Zoé, dont elle connaissait si peu la vie malgré les indications de sa tante, était épuisant mais elle s’en sortait honorablement, surtout avec Viviane. Celle-ci ne pouvait nier que Zoé avait changé mais ses bizarreries pouvaient sans doute être attribuées à un début de crise d’adolescence. La jeune fille écrivit un jour une rédaction qui plut beaucoup à Viviane. Elle y décrivait un monde où une autre forme de vie existait avec des êtres qu’elle nomma malicieusement animaux.
Chaque jour qui passait rapprochait Viviane et Zoé et celle-ci n’était plus si pressée de repartir, même si la « vraie » Agathe, son père et Forêt lui manquaient atrocement. Ce monde était tellement étrange que quelques semaines ne suffiraient pas pour le découvrir et le comprendre. Un point la tracassait particulièrement : ce qui se passait dans la chambre de ses « mères » la nuit venue. Elle avait bien sûr interrogé Lucie mais celle-ci n’avait fait que sourire, rougir et dire que c’était absolument privé… et magique.
La nouvelle lune revint. Conformément au plan qu’elles avaient élaboré, Lucie et Zoé s’éclipsèrent après le souper. Agathe et Viviane n’en furent pas étonnées car ces promenades vespérales en forêt étaient devenues une habitude. Devant l’Arbre, elles s’arrêtèrent, posèrent les mains sur le tronc et… attendirent. Il ne se passa rien. Elles attendirent encore mais rien n’était comme les fois où elles avaient chacune pris le passage. Elles rentrèrent visiblement dépitées... chacune pourtant secrètement ravie que l’Arbre ne leur ait pas ouvert le chemin du retour. Viviane...
Elles tentèrent de nouveau à chaque pleine lune, à chaque nouvelle lune, persuadées qu’il fallait une conjonction exacte entre les deux mondes pour que l’arbre s’ouvrît. Il fallait aussi espérer que Zoé fût arrivée seule à la même conclusion qu’elles. La mort de l’autre Lucie avait brisé la symétrie. Zoé, quant à elle, était déchirée entre l’amour nouveau qu’elle portait à Viviane et son désir de retrouver son monde. Il plut la nuit de la troisième nouvelle lune comme si le ciel souhaitait pleurer avec la jeune fille ou rendre ses larmes insignifiantes. Lucie et Zoé étaient déjà trempées lorsqu’elles parvinrent devant l’arbre. Elles comprirent tout de suite que le passage serait possible car l’arbre baignait dans un halo infime mais inhabituel. Zoé appliqua à regret ses mains sur l’écorce et ferma les yeux. Elle les rouvrit aussitôt car elle avait compris que Lucie n’avait pas posé les siennes. Tante Lucie ?
— Alors, qu’est-ce que tu fais ?
Sa voix était agressive. Elle était en colère sans en admettre la raison. Pourquoi elle et pas moi ? Pourquoi moi et pas elle ?
— Allons, Zoé, tu sais aussi bien que moi que c’est inutile, n’est-ce pas ? L’arbre ne me laissera pas passer.
— Tu m’abandonnes alors ? Que vas-tu faire ici ? Ce n’est pas chez toi !
— Je crois que je vais avoir une autre Zoé à consoler. Quant à toi, je te renvoie chez nous. Tu seras heureuse, tu verras.
— Non, Lucie, je… Dis à Viviane que...
— L’autre Zoé le dira à ta place. Pars vite.
Le voyage de retour se déroula de la même façon que quelques mois plus tôt. Elle n’ouvrit pas les yeux tant qu’elle ne sentit pas l’air frais sur ses joues noyées de tristesse. Si elle l’avait fait, peut-être aurait-elle aperçu son alter ego défigurée ou se seraient-elles retrouvées ensemble dans un autre univers.
La première chose que vit Zoé fut Forêt aboyant et courant vers elle pour lui faire la fête. Mais que t’arrive-t-il, Forêt ? Forêt ! Ses parents suivaient le chien en courant eux aussi.
— Forêt ! Viens ici ! Au pied, immédiatement !
— Oh, non ! Il va lui sauter à la gorge !
— Comment a-t-il pu s’enfuir du chenil ? Nous aurions dû le faire abattre !
— S’il la mord encore comme le mois dernier, je ne me le pardonnerai jamais !
Forêt !!!