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Boris était hilare. Il se sentait invincible. Tout lui réussissait et il goûtait pleinement ce moment de grâce. Il venait d’abusivement fêter sa glorieuse semaine avec trois de ses amis et l’épouse de l’un d’entre eux. Épouse qui ne l’avait pas vraiment repoussé quand il lui avait volé un baiser au nez et à la barbe de son cocu de mari. Il avait d’ailleurs l’impression qu’il aurait pu être plus entreprenant et se jura de réparer cette tiédeur dès le lendemain si l’occasion se présentait. Pour le moment, il était saoul comme la bourrique à Robespierre et luttait contre l’assoupissement tout en tâchant de conduire droit dans les lignes droites et de virer du bon côté dans les virages. Il riait encore du fait d’être passé devant les gendarmes sans qu’ils l’arrêtent. Et quand bien même ? Il savait y faire de toute façon, une plaisanterie virile, une allusion à son ami le sous-préfet et, en dernier recours, un bon pourliche. Après tout, ça a avait très bien fonctionné avec le fonctionnaire de l’Office National des Forêts et avec cette andouille de maire. Ces deux-là étaient devenus accros aux dessous-de-table mais c’étaient des investissements nécessaires et juteux à terme. Dessous-de-table lui fit penser à… comment s’appelait-elle déjà ? Il avait encore le goût de son rouge à lèvres sur les siennes. Ça le fit ricaner d’imaginer la scène. Et il pensa à pot-de-vin, ce qui lui donna soif. La recherche de sa flasque dans la poche intérieure de son veston lui coûta un écart qui lui fit mordre le bas-côté et percuter un délinéateur avant qu’il ne parvînt à redresser sa trajectoire hasardeuse. Il en fallait plus pour lui faire perdre sa jovialité et il avala une lampée de cognac. Une chose ne quittait pas sa tête, une douceur qui le consolait de tout, même d’être ce quinqua adipeux et vulgaire qu’il s’était juré de ne jamais devenir quand il avait vingt ans ; une idée, mieux qu’une idée, une potentielle montagne de pognon qui lui ferait oublier toutes ces années à s’endormir et à se réveiller seul. Un contrat. Un gigantesque contrat de bois de chauffage. C’était son métier, ça, négociant en bois. Un métier qui payait bien quand vous dealiez de l’ébène ou de l’amarante. Beaucoup moins quand on vous laissait acheter le sapin pour les palettes ou la plaquette forestière pour les chaufferies. Sauf si vous arriviez à décimer toute une forêt discrètement, sans rien replanter, avec la complicité des autorités gestionnaires : l’ONF et la commune propriétaire… ou leurs représentants. Évidemment, c’était un one shot et une fois le bois vendu, il vaudrait mieux changer de métier, voire de pays.
A moins de cent mètres de sa maison, Boris savourait encore toutes les petites audaces qui lui avaient permis de réussir ce coup de maître, et il souriait tellement que ça l’empêcha de voir qu’il avait dépassé son allée et même plusieurs autres maisons voisines. Quand il se gara enfin, de travers, sur l’accotement, il dut admettre qu’il était trop ivre pour réussir un demi-tour sans bigorner deux ou trois murets dans le lotissement. Aussi, remonta-t-il à pied la cinquantaine de mètres qui le séparait de son pavillon, pavillon qu’il avait déjà mis en vente tellement il était sûr de son affaire. Avec trois grammes d’alcool dans le sang, il était à deux doigts du coma éthylique et ce n’était pas l’absence d’éclairage public (imbéciles d’écolos !) qui allait l’empêcher de rentrer chez lui : il naviguait déjà au radar avec les yeux plus clos qu’ouverts. La résurgence d’une racine l’obligea à compléter à quatre pattes son parcours laborieux jusqu’à son huis. Quand sa clef ne pénétra pas dans la serrure, il en essaya une autre, et une autre encore, avant de se résoudre, excédé, à casser un des petits carreaux de la porte pour glisser sa main à l’intérieur. La suite fut très rapide : il se coupa la main en la retirant, pénétra dans le vestibule, entendit le cri d’une gamine (qu’est-ce qu’elle fiche là, cette môme ?) et puis, il eut très mal à la tête, vraiment très mal. Il n’est pas certain qu’il se rendit compte qu’un adolescent de seize lui avait défoncé le crâne avec une statue… alors qu’il n’y avait pas statue chez lui !
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Quand on ne comprend pas quelque chose, une solution peut-être de s’enfuir le plus loin possible et c’est la décision que prennent Jonas, Clarisse et Nathan après avoir constaté que le type qu’ils avaient prévu d’enterrer s’est débrouillé pour le faire tout seul… ou avec la complicité d’un arbre. Il vaut mieux ne pas penser à cette dernière hypothèse, ou alors il faut admettre qu’ils sont tous fous, ou encore que les arbres d’Evil Dead existent vraiment. Une fois dans la voiture, après une manœuvre maladroite pour reprendre la route, les trois adolescents fixent la ligne médiane qui défilent sous les phares. Les petits dorment en tremblant un peu, blottis à l’arrière contre Clarisse.
— Le type… Je me demande si ce n’était pas le voisin…
— Bordel, Clarisse, tu fermes ta gueule ! On s’en fout !
La violence de la réaction de Nathan montre à quel point chacun est tendu. Un meurtre, même involontaire, et un enterrement paranormal dans la même soirée, c’est tout de même beaucoup pour de jeunes occidentaux rationnels élevés dans le confort moderne. Évidemment, ils sont épuisés, ils tiennent sur les nerfs et sont prêts tous les trois à exploser parce que tout les dépasse. La peur, la colère et une certaine lâcheté d’affronter la réalité les replongent dans le silence jusqu’au retour chez Clarisse. Jonas n’a jamais aussi bien conduit.
Toujours sans rien dire, ils couchent les petits et font disparaître tout ce qui pourrait paraître louche, toutes les traces, dans le vestibule, dans la voiture des parents de Clarisse. Ils ratissent même le gravier de l’allée où ils ont traîné le corps sans vie du supposé cambrioleur. A quatre heures du matin, la maison est si nette qu’elle en est suspecte, plus propre qu’avant le départ de leurs parents. Ceux-ci ne sont toujours pas rentrés. Ils en profitent les darons. Inutile de préciser entre eux que c’est le père de Jonas, Nathan et Jeanne qui doit mener la sarabande et qu’il a convaincu ses amis d’aller danser quelque part. Et bien sûr, c’est leur mère qui joue les Sam. Comme toujours. Évoquer leurs parents parvient à les faire sourire alors qu’il se sont avachis, éreintés, dans le canapé du salon. Aussi incroyable que ça puisse paraître, ils ont réussi à tout remettre en ordre. Même le carreau de la porte a été remplacé par Jonas qui en a trouvé un de rechange dans le garage. Le mastic n’est pas très bien mis mais tant pis.
— J’ai une question, Jonas… Pourquoi tu t’es arrêté là ? Pourquoi tu as choisi cet arbre ?
Clarisse s’attend à ce que Nathan lui hurle à nouveau dessus, mais non, il est en train de s’assoupir.
— J’en sais rien… Enfin si. Je suis allé en forêt avec des potes jeudi et on s’est arrêtés au pied de cet arbre. Et… Non, c’est débile… Bref, j’ai eu l’impression qu’il me parlait. Forcément, avec ce qu’on a vu ce soir… Je sais plus trop… J’avais l’impression qu’il me connaissait.
— Et tes potes ont ressenti la même chose ?
— Tu crois sérieusement que j’en ai discuté avec eux ? Tu veux que je passe pour le guedin qui parle avec les arbres ?
— Je dis ça parce que j’ai ressenti un truc comme ça quand on était près du tronc.
— Hum. Moi aussi. Ça l’a refait mais en plus fort.
— C’était comme si il me prenait par l’épaule mais dans ma tête. C’était autant flippant que rassurant. A chaque fois que je me suis éloignée, ça s’est arrêté et… je sentais qu’il était déçu. Je veux dire l’arbre… C’est trop bizarre !
— Moi, exactement pareil. Qu’est-ce qui nous est arrivé ? On délire, c’est dans notre tête...
— Quand j’étais tout près du tronc, j’avais comme envie de le prendre dans mes bras, et maintenant… j’ai presque envie d’y retourner.
— Tu sais, quand l’autre bagnole est passée, j’ai eu l’impression d’être invisible. Que le conducteur regardait la caisse de ton père mais pas nous. Et que c’était grâce à l’arbre… Je crois que l’arbre est avec nous, je veux dire, de notre côté.
— Pourquoi tu n’as rien dit, là-bas ?
— Toi non plus, tu n’as rien dit.
— Et Nathan ?
— Nathan ne s’est pas approché du tronc. Sous ses airs de frimeur, c’est un gros trouillard !
Clarisse ne l’entend pas. Elle s’est endormie elle aussi. Doucement, elle bascule contre son épaule. Les paupières de Jonas ne tardent pas à s’affaisser. Les trois adolescents sont maintenant l’hôte du sommeil comme leurs benjamins à l’étage. Nul ne sait à quoi ils rêvent. La nuit reprend ce qui lui appartient et se réapproprie ces lieux où des meurtres sont commis, où des cadavres s’ensevelissent comme par magie. Et la nuit fait ce qu’elle sait le mieux faire, elle passe…
Une main. Une épaule. Un cri. Celui de Clarisse.
— Ben alors ? Vous, vous avez regardé des films d’horreur ! C’était avant ou après votre soirée ménage ? On devrait faire des nuits blanches plus souvent avec des enfants aussi parfaits que vous ! Nous, nous sommes allés nous baigner à Dieppe. En pleine nuit. A poil !
Ça lui fera drôle à Régis quand il n’y aura plus rien à cet endroit là, il a pris l’habitude de passer par cette forêt tous les jours en rentrant chez lui. Enfin, des forêts, y’en a d’autres, ce n’est pas ce qui manque. Quand il pense à toutes les comédies qu’ils font, à toutes les hypocrisies pour quelques centaines d’hectares. En Amazonie, ça dégageait autrement plus vite. Un bon boulot ça, l’Amazonie. A part pour les serpents. Bon, et puis il en restera quelques uns au bord de la route, des arbres. Souvent, y laissent trois ou quatre épaisseurs pour cacher qu’y a plus rien derrière. Il se demande ce que la mairie a prévu de construire à la place. Faudra terrasser, c’est sûr, y’aura du boulot. Y’aura de l’embauche. C’est bien. Enfin, c’est pas fait. Y faut d’abord décaniller tous les arbres. D’après ce qu’il a compris, ce n’est pas à cent pour cent légal mais c’est sûrement pour ça que la paye est bonne. Ils ne seront que dix bûcherons pour tout faire. Moins y seront et moins ça causera, c’est sûr. De toute façon, son contrat de travail est en règle et il n’a pas à s’interroger sur ce qui est légal ou non. Lui, il coupe les arbres qu’on lui marque d’une croix jaune et merci bien.
C’était quand même bizarre cette bagnole cette nuit, garée de traviole, en pleine forêt. Y’a jamais personne à cette endroit-là d’habitude. Ou alors un couple qui voulait être tranquille… Tiens, il aurait dû klaxonner pour faire débander le mec ! Parce que les filles, les payantes, elle se mettent pas là. Elles sont plus à l’entrée, à côté de la départ’. Il en sait quelque chose, il leur a refilé suffisamment de fric ! Il aurait dû s’arrêter pour vérifier. En même temps, il n’a pas envie d’être mêlé de trop près à des histoires louches. Être un exécutant, c’est une chose, mais s’impliquer, c’est déjà être complice. Sauf que si des salopards trament des trucs pour faire capoter l’opération, il pourra s’asseoir sur son blé et ça, c’est même pas envisageable. Boris lui a dit qu’y fallait tout faire dans la discrétion, le recrutement des gars – des mecs de confiance forcément, l’abattage et l’enlèvement. Et que si tout se passait bien, il y aurait une grosse prime pour lui. Boris a toujours été réglo. Comme quand il avait fallu dégager les crétins de la ZAD qui empêchait l’exploitation, tout à fait légale en plus, du Bois des Carmes à cent bornes d’ici. La vache, la partie de rigolade ! De toute façon, s’il cherche à l’enfler, il le défonce. Quand même cette bagnole… Non, mais il laisse tomber, c’était la nuit dernière donc c’est trop tard. Il ne va pas se tracasser pour si peu. Deux ou trois bonnes bières fraîche devant le dernier match de Ligue 1 pour bien finir son dimanche et dodo ; il se lève tôt demain pour fignoler les détails avec Boris.
Hormis un gros mal de tête à cause du manque de sommeil et de la tension nerveuse, Jonas et Clarisse n’ont pas encore eu à subir les conséquences de leur virée nocturne. Peut-être qu’il n’y en aura pas… Les parents n’ont rien décelé de louche à part la maison trop nickel et et le mutisme de Nathan qui boude dans son coin. Jeanne et Elliot ont aussi tenu leur langue et croient peut-être d’ailleurs que ce n’était qu’un rêve. Chacun est reparti chez soi dans la voiture de ses parents. A dix-huit heures cependant, Jonas a trouvé Clarisse sur le pas de sa porte. Clarisse avait envie de prendre l’air. Jonas aussi. Il est passé dans la cuisine, a pris sa parka et ils sont partis au hasard.
— Pourquoi vous vous êtes approchés de cet arbre-là avec tes potes, jeudi ?
— C’est ce que je me demande depuis qu’on en a parlé, s’il ne nous a pas appelés. Il y avait de loin comme des reflets brillants dans l’écorce. Comme des diamants.
— Hum. Dis, on va où exactement ? Ça fait une demi-heure qu’on marche, on est de l’autre côté de la ville…
— Ouais, j’en sais rien…
— Tu connais par là ?
— Non. Jamais mis les pieds. Et toi ?
— Pareil.
— C’est bizarre… J’ai envie d’y aller sans savoir pourquoi, sans même savoir où.
— Comme moi, cette nuit, avec l’arbre ?
— Peut-être… Mais tu savais au moins où.
— C’est un peu l’angoisse, là. Parce que moi aussi j’ai envie d’aller par là. Au début, je croyais que c’était parce que j’étais avec toi…
— Tu veux dire quoi ?
— Rien. Laisse tomber. Je ne suis pas trop sereine, là. Dis, Jonas, t’as… t’as emporté quelque chose avec toi ?
— Hein ? Euh… Non, non. Pourquoi tu demandes ça ? On t’a demandé t’emporter quelque chose ?
— Non, non, rien, désolée… Qui veux-tu qui m’ait demandé ça, hein ?
Ces bâtards de Lyonnais qui mènent 3-0 à la mi-temps ! Y peuvent pas le changer ce putain de gardien ? Une vraie passoire ! Et cette charnière centrale de cinquième division ! Régis aime bien jouer les coachs. D’ailleurs, il aurait dû faire ça comme boulot au lieu de bûcheron. C’est moins crevant et mieux payé. Allez, une quatrième binouze et un paquet de chips pour se consoler. Pendant qu’il se lève pour aller au frigo – Régis met aussi ses chips au frigo, la sonnette de son appartement retentit et lui vrille les tympans pour aggraver sa mauvaise humeur. Si c’est cette connasse de Magalie qui vient le faire chier pour la pension alimentaire du moutard qu’est peut-être même pas de lui, il lui balance son poing dans la gueule, direct. Il ne cherche plus à comprendre, Régis.
Quand il ouvre la porte à la volée, ce n’est pas Magalie qui se tient dans l’encadrement, ce sont deux adolescents inconnus avec des yeux hallucinés ; une fille et un garçon, qui tiennent chacun un énorme couteau de cuisine dans la main.