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Malgré la chaleur écrasante qui filtrait à travers les feuilles brûlées des arbustes, quelques gouttes de sueur froide perlèrent sur le nez de Mattéo. Le sang qui lui irriguait les jambes bouillait, mais peinait à faire le trajet jusqu’aux pédales du vélo. Ses pieds n'avaient plus le cœur à intimider la chaîne grinçante du véhicule, et ils redoublaient de paresse à chaque rotation. Un maigre lopin d’ombre lui donna l’occasion de souffler un instant, il put enfin poser un pied sur le sentier. Sa grosse semelle en caoutchouc brun fit crier les graviers et souleva un petit nuage de poussière fine, qui était dense et claire comme du lait. Haletant, il jeta à droite et à gauche ses grands yeux noirs de chien épuisé, guettant le danger avec terreur. Il se savait traqué. À part le chant des cigales, rien ne perturbait la solennité odorante de l’herbe ocre et du crépis sec. Rasséréné, presque assoupi, Mattéo s’assit avec inconfort sur le parapet qui le séparait des oliviers gris. Derrière lui, s’étalait une pente descendante assez franche qui annonçait le relief vallonné de cette Toscane à bout de souffle. De l’autre côté c’était le même spectacle ; notre héros se tenait donc sur une arête du paysage. Il posa une main sur la sacoche à l’avant de son vélo, mais hésita longtemps avant de faire jouer le petit loquet en fer rouillé. À force de tâtonnements, il se surprit lui-même à ouvrir mollement la large poche de cuir. Elle révéla un petit groupement d’oranges aux dimensions généreuses et d’apparence rugueuse.
Il s’était promis de ne pas manger les trois agrumes qu’il avait subtilisées dans un jardin quelques collines plus tôt. Mais il ne put résister à l’emprise de la soif qui lui rendait insupportable toute sensation au sein de sa bouche et sa gorge. Il attrapa les fruits et commença par celui qui semblait le plus ferme. Comme pour ne pas voir ce que contenait le reste du sac, il referma avec empressement. Chaque pan de la pelure fut jeté avec dédain sur les briques du parapet, donné en offrande aux cohortes de fourmis. La gloire que lui procuraient ces quelques gouttes n’avait pas d’égal en cet instant suspendu. Il fut ramené à la réalité par la vision d’un vase oriental posé un peu plus loin sur le rebord d’une maisonnette. Le déhanché élégant de la céramique dessinait une taille de guêpe idéale tout en maintenant en place quelques fleurs desséchées. La peinture dorée luisait franchement et réveilla en lui une sorte de force supérieure. Était-ce là l’occasion de faire un pied-de-nez au destin ? L’idée du vol lui caressa l’esprit tout en enivrant un peu sa raison inquiète.
Soudain, un vrombissement familier déchira le silence enflammé de cette fin d'après-midi. Le coup de tonnerre fit trembler toute la végétation et jeta sur Mattéo une panique à laquelle il ne pensait déjà plus. Cent mètres plus bas, on pouvait apercevoir le mufle massif d’une Rolls Royce noire entre les branches. Les roues du véhicule bondissaient vers l’avant à chaque accélération, on ne distinguait bientôt plus qu’une silhouette floue. Le plus impressionnant, c’était la vitesse à laquelle le terrain caillouteux était avalé par la voiture. Des pans entiers de terre blanchâtre, d’habitude si placides, disparaissaient à une cadence folle sous le ventre du bolide goulu. La Rolls Royce rugissante tourna pour emprunter le sentier qui menait directement à celui de notre héros. Elle engloutissait sans trop de mal les dix mètres de dénivelé, mais le terrain plus accidenté jouait contre ses roues. Des roches émergées qui avaient été aiguisées tout l’été par le soleil tourmentaient le véhicule et donnaient à sa puissante armature en tôle une élasticité incongrue. De temps à autre, l’avant-train de la voiture se soulevait jusqu’à ce que l’on aperçoive ce qui se tramait en dessous des roues, dévoilant brièvement un complexe enchevêtrement de métal. Ce n’était plus qu’une question de secondes.
Mattéo regretta terriblement ses enfantillages avec le vase, qu’il jugea après coup fort laid, et s’empressa de chevaucher son petit cheval métallique. Il jura contre les moellons disjoints de la chaîne qui rutilait comme une amulette malgré la rouille. Au lieu de brasser vainement l’air lourd avec ses jambes, il donna de violent coups vers le bas qui firent crier les pédales. “Plus vite !” pensa-t-il, tandis que sa roue avant prenait le temps de tâter les difformités du sol. À chacune de ses imprécations, il amassait un peu plus de vitesse qu’il jugeait toujours insuffisante. Géographiquement, le chat et la souris étaient désormais sur un pied d’égalité puisque la voiture venait de rejoindre la longue arête de poussière. Mais cette crête bien droite se retrouvait fendue à un croisement tortueux qui donnait le choix entre une montée et une descente. Les cheveux rabattus par le vent, Mattéo opta pour la deuxième option d’un mouvement sur le guidon. Mais c’était bien trop raide, il regretta aussitôt que ses mouvements n’eussent plus aucun effet sur les roues affolées. Il avait perdu le contrôle, et comprenait pertinemment que son sort ne résidait plus entre ses mains moites. En effet, il n’y avait plus que dix mètres entre sa vie et le capot meurtrier d’une Rolls Royce.
Arrivé au bout de la pente, il avait oublié jusqu’à son prénom du fait de la peur. À présent le sentier donnait sur une crevasse pleine de fourrés, tout en offrant une issue peu praticable vers la gauche. Le temps d’un virage lui serait sans doute fatal, mais il tenta malgré tout de tordre la roue avant de son vélo dans cette direction. L’engin crissa longtemps sur les cailloux, et ce dérapage grotesque mit à mal l’équilibre précaire de Mattéo. Sa jambe qui donnait à présent sur la route passa par-dessus le siège et glissa en dehors du vélo. Il vit la voiture entamer la dernière foulée avant la collision au moment il parvenait à se remettre sur pied. Afin de ne pas sombrer dans le renfoncement, le conducteur avait déjà accompli une rotation complète du volant et l’imposante carrosserie s’apprêtait à remplir intégralement le virage. Désespéré, Mattéo empoigna sa sacoche et abandonna son vélo en sautant à la manière d’un cabri vers la crevasse fleurie. Le cuir épais de la chaussure de notre héros heurta soudain la statuette de la “Flying Lady” qui ornait le devant de la Rolls Royce. Le bibelot argenté fut arraché au contact, et Mattéo plongea la tête la première vers un arbuste jaunâtre en contrebas. Tandis qu’il mêlait ses cheveux défaits aux ramifications du végétal, il se retourna une dernière fois pour voir son vélo. L’engin se disloquait comme une clavicule au contact des roues jusqu’à adopter une forme aberrante. C’était vraiment une perte. Il avait dérobé ce vélo quelques jours avant son seizième anniversaire, à l’époque insouciante où il n’était pas harcelé de toutes parts. Mattéo l’avait accueilli comme un frère et mettait un point d’honneur à ne jamais voyager en voiture. Chaque kilomètre effectué à l’aide de ces pédales représentait une partie de lui-même, de son endurance et de son énergie. C’était aussi affreux que de contempler la mort de l’un de ses membres. Jadis, il n’aurait jamais engagé dans un tel bourbier ce compagnon si fidèle. Tant de choses avaient changé…
Sans grâce, il s’aplatit la face droite du visage sur les feuillages épars, et sentit le bois lui fouettant les yeux. Puis il rebondit contre le sol brûlant et roula en entraînant une foule de cailloux friables, de débris végétaux, de racines, de poussière et de sang. La précision ignorante de son corps l’avait dirigé vers une nouvelle pente cruelle. Des plaies déjà violacées lui couraient sur les joues tandis qu’il déracinait les fourrés les plus fragiles. Une convulsion de ses membres lui permit de harponner un tronc d’olivier avec sa cheville, celle-là même qui avait détruit la statuette. Brutalement ralenti, il put se remettre debout en s’écorchant les paumes sur la terre brûlante. Embué, son esprit ne répondait plus à ses nerfs, il ne sentait aucune douleur. Rien d’autre que la sensation troublante d’avoir les organes exposés à l’air libre. Il erra quelque temps en écartant sans conviction les orties. Il jugea intéressants quelques amas de végétation qui étaient d’un beau vert printanier en dépit de la chaleur. Pendant un instant, il songea à se cacher dans l’un de ces abris, mais un coup de feu le ramena à la raison.
En effet, la détonation d’un revolver venait de résonner sourdement sur les conglomérats argileux qui bordaient la crevasse. La balle déchaussa une dizaine de gerbes fauves à l’impact, qui retombèrent en une pluie de poussière sèche. Matteo fixa avec terreur vers la silhouette lointaine de la voiture qui abolissait la longueur d’une route adjacente à cette zone sauvage. L’une des vitres avait été baissée pour laisser passer la manche d’une chemise ainsi qu’un poignet gras tenant la figure rutilante d’un colt. Cette fois, il n’y avait plus de doute : c’était Sergio, l’opulent bijoutier de Florence. L’inclinaison du remblais terreux donnait un angle parfait au tireur et plaçait donc notre héros dans une situation pour le moins délicate. Par chance, le lit asséché d’un cours d’eau de pluie menait tout droit vers une route presque recouverte de bitume. Épuisé, il suivit le tracé imbibé tout en jetant des regards inquiets vers la Rolls Royce. Tandis qu’il piétinait le sable friable et boueux, une autre cartouche fut utilisée par ses poursuivants. La balle retentit bien plus fort cette fois-ci car elle ricocha directement sur un affleurement rocheux. Un frémissement indiqua à Mattéo que ce n’était pas encore le moment de se préoccuper de ses blessures.
Il atterrit enfin sur un goudron calciné qui ne fondait plus tellement il avait pris l’habitude du soleil. Il marcha quelques instants jusqu’à ce que, sans surprise, la voiture soit derrière lui. “Toute cette lutte pour mourir ?” se dit-il à voix haute, tandis qu’il esquissait un début de course. Son pas était boiteux, hoquetant, douloureux : il n’avait plus aucune chance. Meurtrière, la main au revolver refit son apparition et décocha un troisième éclair, plutôt maladroit. La capsule de plomb fila en direction d’un ciel que le soleil avait déjà commencé à quitter. Cette portion du chemin était curieusement bordée par deux remparts de pierre sèche et devenait de plus en plus étroite au fur et à mesure que l’on s’y enfonçait. À en juger par l’odeur du chlore, ces murs délimitaient sans doute deux grandes propriétés avec piscine et cyprès. Mattéo ne saisit pas immédiatement l’opportunité qui lui était offerte, mais son œil repéra malgré la fatigue qu’il se trouvait dans un goulot particulièrement exigu. L’adoucissement de la pente lui permit de retrouver un peu de mouvement dans cette artère étriquée, et il eut étonnamment le cœur à avancer encore. Résigné, il jeta un coup d'œil fugace au spectre sombre de la faucheuse de métal qui avançait en rugissant. Et il remarqua que le vacarme en question s’était estompé. En effet, la Rolls Royce freinait tout à coup en urgence. Trop tard. La carrosserie qui tenait à peine entre les murs venait de s’emboîter entre deux pierres saillantes. Un choc. Les canines de la roche tracèrent des traits droits et blancs sur la surface noire du véhicule avant de se déchausser. Arrêt net. Quelques autres blocs de granit suivirent cet exemple et heurtèrent avec grand bruit les vitres, le pare-brise, les phares, les rétroviseurs, les roues. L’un de ces moellons souleva le capot comme un pied de biche et arracha plusieurs flammèches au moteur grièvement blessé. D’immenses volutes de sable enrobèrent de brume la machine à l’arrêt. Hormis l’odeur insoutenable des mécaniques fondues, on ne percevait plus rien de l’invincible Rolls Royce. Elle avait disparu.
Sidéré, Mattéo continua de clopiner le long de la paroi mais tourna assez rapidement vers une zone moins construite. Il ne put respirer que lorsque l’écho atroce des briques sur le capot quitta enfin ses oreilles. À présent, il retrouvait un environnement semblable à celui de la crevasse, où les mers d’herbe avaient fait place aux fourrés et aux fleurs sauvages. La nuit tombait, mais cet havre n’avait pas connu d’arbres pour le protéger du soleil cuisant. Rien que des arbustes, ainsi que les grappes abondantes de lavande embaumant sans subtilité le crépuscule. Leur parfum violet emplissait l’atmosphère. Bientôt, une multitude de nappes d’ombre vint occuper cet espace tantôt baigné de lumière. Surmontant ses hésitations, il marcha du mieux qu’il put en direction d’une colline aux larges tranchées terreuses. Ses semelles tremblaient entre les amas de rocaille et les longues tiges mauves, qu’il peinait à distinguer dans l’obscurité grandissante. Guidé d’un pas incertain, il finit par atteindre le tronc d’un tilleul avant de tomber de fatigue au pied de ce colosse.
L’arbre semblait immense comparé aux buissons rachitiques qui peuplaient la nuit étoilée. Une densité suave émanait de son tronc massif où le noir se mêlait au carmin ou au cuivre. Les strates onctueuses se confondaient pour former un ensemble odorant et onirique. Une multitude de torsades organiques faisait et défaisait sur ce tronc des voûtes profondes ainsi que des cavités sombres. La lumière lunaire projetait un jeu d’ombres grossier sur les échardes asséchées mais ne parvenait pas à pénétrer les nodosités les plus reculées. Les doigts véloces de Mattéo plongèrent dans l’un de ces creux qui était particulièrement profond, cachant une caverne au sein du tilleul. Avec un frémissement d’euphorie, il ouvrit sa sacoche et déversa son contenu sur le sol. Deux colliers de nacre, des bracelets d’or, des boucles d’oreilles incrustées d’argent, des bagues de platine, ainsi qu’une petite lettre cachetée. L’élégance des teintes claires se mêlait à un jaune mimosa indiquant sans détour le luxe le plus débridé. Ce butin fraîchement escamoté coula avec la fluidité d’une liqueur dans l’un des creux de l’arbre. Même au sein du gouffre de bois, l’assemblage savant des minerais rares étincelait de mille feux comme s’il se fut agi des gouttes du soleil. Ayant caché le fruit de son larcin, Mattéo s’écroula de douleur auprès de son coffre fort improvisé.
Son esprit était heureux de pouvoir quitter ce corps meurtri, au moins le temps de dormir. Sans profiter des délices procurés par les nuits de fin d’été, il sombra dans un sommeil complet. Couvert de courbatures, il n’émergea de cette anesthésie que vers onze heures du matin. Il avait complètement oublié la petite lettre en papier jaunâtre. Celle-ci avait été froissée par l’action conjuguée de son dos et la rocaille. Peu à peu, les coins, le teint, le sceau, tout cela avait perdu en netteté et n’offrait qu’un bien piètre spectacle. Il essaya tout de même de faire honneur au texte en entrouvrant la lettre avec d’infinies précautions. Il la parcourut à moitié, peinant à assembler les mots. Mais quelle ne fut pas sa surprise dès que le sens général commença à être clair !