Tic… Tac… Sur ma droite l’aiguille de l’horloge accrochée au mur se traîne rallongeant chaque minute plus que la précédente. Un miroir me projette mon propre reflet qui ne change pas.Mon œil gauche p…
Le bois humide du portail glisse sous mes doigts. Je trouve le loquet sans même le regarder et entrouvre le battant bloqué par le lierre et les ronces. Je me faufile difficilement dans le modeste jardin, la maison en face de moi, mais il n’est pas encore le temps d’en franchir le seuil, même si ça viendra bien trop vite.
Tu es à l’ombre sur le petit banc sous les pommiers que nous avons plantés en arrivant il y a des décennies de cela. C’est qu’ils en ont vu passer des événements et continueront. Je me dirige vers toi, mais tu ne me regardes pas, concentrée sur ton tricot. Je reste dans l’herbe, un instant à contempler la simplicité de la scène. Une maille t’échappe, tu râles en fronçant le nez avec cette moue dont le temps n’a pas eu raison. Celle que je t’ai connue dès notre adolescence et qui me rend le sourire quand je l’aperçois. Une mèche de cheveux te gêne et tu la chasses d’un mouvement de tête.
Petit à petit, un pas après l’autre, mes frêles jambes me traînent jusqu’au banc où je m’assoie à tes côtés pour profiter du spectacle. Les arbres et le vieil abri dont la toiture est tombée vaincue par le poids des années racontent les années glorieuses de notre jardin secret aux témoins de la vie qui s’y écoule lentement dans une douce monotonie rythmée par les rituels qui nous rassurent encore. Samedi, les petits enfants explorent la cabane construite là où leurs aînés avaient leur toboggan. Chaque infime trésor qu’ils ont laissé fait le bonheur de la nouvelle génération qui se pose des tas de questions.
Une rangée se termine et ta chaussette est bientôt prête. Tu t’arrêtes un instant pour sentir un rayon de soleil qui perce à travers les frondaisons. Un courant d’air frais parcourt ta nuque signe des prémices de l’hiver. Finalement, après avoir râlé pendant des années sur le temps qui ne passait pas assez rapidement, j’en suis venu à accepter et apprécier la lenteur des choses. Il vaut mieux qu’elles soient suspendues qu’allant trop vite. Chaque seconde vécue en ce lieu à attendre et se contenter d’être, de flâner sans objectif, sans recherche de grandeur et de gloire, sans pression de la société, dans ce modeste jardin que nous nous sommes offert il y a des années était peut être le rêve que je ne soupçonnais pas.
Tic. Tiens, cela faisait longtemps que je ne l’avais pas perçu. Mais l’horloge ne s’est pas arrêtée, elle tourne bien. Je veux passer mes doigts dans tes cheveux, comme je l’ai fait tant de fois, ici même. Mais lorsque je tends mon bras, je ne peux t’atteindre. Comme si une limite invisible nous séparait. Ça y est je la vois. Elle est bien entre toi et moi et ondule sans se percer à chaque fois que j’essaie de la franchir. Tant pis, te contempler me suffit.
Tac. L’ombre tombe et tu t’en vas dans la maison chercher de quoi te réchauffer. Tu allumes la lumière, mais je ne peux pas te rejoindre. J’ai compris à présent que cette lumière ne me mènerait plus à toi. Une part de moi s’en émeut, mais tout ça n’a plus d’importance. Il sera bientôt temps, mais pas tout de suite. Je rêverais de rester encore un instant sur ce banc de bois à contempler le coucher de soleil et le spectacle de la Voie lactée me présentant la myriade d’univers que j’ai visité en songes chaque nuit que j’ai pu. Ces moments d’introspection parfois partagés avec toi ou avec d’autres, l’âge m’en a appris l’importance et je n’ai pas de regret. C’est ici que nous refaisions le monde.
Je revois tous ceux qui sont venus nous aider, pour les travaux, pour le jardin, pour grandir ensemble jour après jour. Oui, ce jardin est resté vivant tout du long de notre histoire. Et chacun y a imprimé une trace, comme un fantôme de rire, d’engueulade ou de vie. Des éclats aussi bruyants que les feux d’artifice auxquels j’assistais enfant.
Une musique résonne au loin me rappelant que quand mon temps viendra, j’aimerais que les autres me pardonnent le mal que j’ai fait et m’aident à laisser derrière moi une raison de manquer à quelqu’un. Du mal, j’en ai fait probablement, mais personne n’est parfait. Ma vie a été honnête et j’espère vraiment de tout cœur qu’elle aura compté au moins pour une personne. Pour le reste, mes choix n’ont pas toujours été les bons, mais au final, une vie honnête ne me laisse pas de regret.
Tic. La nuit est tombée. J’aimerais rester encore un instant, voir l’avenir et ce qu’il sera, mais un autre chemin m’appelle. Alors je me lève. Jette un dernier regard sur ce champ de souvenirs planté année après année et m’en détourne pour me diriger vers la porte vitrée derrière laquelle se trouve l’intérieur de la maison et mon lit. Mais pour l’instant je ne distingue que de la lumière.
En ouvrant le battant, une douce chaleur m’envahit. Je rentre chez moi, mais je souhaiterais rester encore un instant, car finalement, même si elle ressemble parfois à un cauchemar, la vie est un rêve qui se construit jour après jour et qui vaut le coup d’être vécue dans tous les aspects de sa candeur. Être tout simplement.
Un rayon de soleil réchauffe mon visage, je ressens la chaleur sur mes joues. Des ombres ondulent devant mes yeux clos. Je les ouvrirai dans un instant, mais pour le moment je veux profiter encore de…