Concours de Nouvelles : Rêve, par information.the.root.book

🌠 Plongez dans le "Rêve" : 2ème Édition de Notre Concours de Nouvelles CollaborativesChers membres de The Root Book,Suite au succès retentissant de notre première &e…




Chapitre 1: Un corps en feu, par Heizan

         Dans la chambre, rien ne bouge. Le corps est étendu, bandé de la tête aux pieds, et c’est à peine si sa forme humaine est encore perceptible. Je sais bien qu’il ne survivra probablement pas. Avec les autres infirmières, on a fait le point : le patient est brûlé sur 70% du corps, et il ne reste même pas assez de peau intacte pour tenter une greffe. Il va mourir c’est sûr, et ce ne sera pas la première fois que j’assiste à ce douloureux spectacle. Pourtant, quelque chose est différent avec lui, je me sens proche de cet homme, comme s’il m’était familier, comme si je le connaissais d’avant. Je ne veux pas qu’il meurt, et ce désir qui est né en moi prend une ampleur de plus en plus inquiétante. Il faut que je garde mes distances, que je reprenne le contrôle de mes émotions. Au service des grands brûlés, on n’a pas le droit de se laisser aller à larmoyer. Je sais tout cela, mais rien n’y fait : mes pensées s’égarent constamment auprès de ce patient. Il n’est pas différent des autres, il n’a rien de spécial, si ce n’est que personne ne le réclame, que nous ne savons pas qui il est ; mais je me sens comme reliée à lui, connectée pour ainsi dire. Et voilà, j’en reviens toujours à lui, à cette chambre où il faut sans cesse revenir pour changer des bandages, à ce corps allongé sans-doute pour toujours. Le pire dans tout ça, c’est de le voir suinter à grosses gouttes. Rien d’inhabituel pourtant, mais j’ai l’impression que c’est moi qui me vide à travers lui, et ce dessèchement est la sensation la plus désagréable qu’il m’ait été donné d’expérimenter. 

Plus que quelques minutes et j’aurais fini mon service. Quitter la chambre, quitter l’hôpital, c’est un soulagement aussi bien qu’un déchirement. Notre lien invisible est capable de s’étendre comme un élastique, mais c’est très douloureux. Je m’endors aussitôt couchée, mais mon sommeil est agité par des rêves étouffants, dans lesquels je ne cesse de me décharner, de fondre, de me ratatiner jusqu’à ne devenir qu’une balle de coton abandonnée parmi de vieux vêtements, des fourrures, des peaux d’animaux. Cette balle que je suis, c’est une balle faite de tissus humains, fripés et amoncelés… La chaleur soudain m’étourdit, au point de me faire vaciller. Alors que je pense m’effondrer, une force étrange me ramène toujours en position debout, comme une éternelle boucle qui me donne le vertige. Mais je ne peux pas tomber, ou plutôt je ne fais que ça, indéfiniment… La balle roule, dévale des pentes herbeuses, se mue en un petit animal, qui grandit, grandit, jusqu’à devenir un félin puissant dont la course ne ralentit pas. Ses muscles sont tendus, il frappe le sol de ses pattes et le mouvement incessant de ses membres le propulse toujours plus rapidement en avant. Il s’arrête brusquement, intrigué par le changement de décor : la neige blanche l’entoure, aussi loin qu’il puisse regarder, que je puisse regarder. Des petites taches de couleur apparaissent dans le ciel : du rouge tout d’abord, puis du beige, du brun, du noir…

Mon réveil sonne avec un acharnement que je lui connais bien. Heureuse d’être délivrée de ces cauchemars qui me poursuivent encore alors que ma conscience revient, je m’extirpe du lit en soupirant. Je ne vais pas penser au patient aujourd’hui, il n’en est pas question. Même si c’est la première chose à laquelle j’ai songé en me réveillant. Et puis mince, il faut que je me change les idées. Et si je sortais pour une fois ? La journée est maussade, un endroit en intérieur serait idéal. Cela fait des semaines que je rêve de visiter ce musée tout près de chez moi, où sont exposées des œuvres de Vermeer et de Rembrandt. 

La foule est dense devant le bâtiment, mais étrangement, peu de personnes se dirigent vers l’entrée. Les visiteurs ne sont pas nombreux, et j’ai le privilège de profiter d’une relative tranquillité. Cela me fait du bien de me retrouver seule parmi ces chefs-d’œuvre séculaires, de remettre dans son contexte mon existence trop intense ces derniers-temps. Je laisse mon esprit vagabonder de tableaux en tableaux, et donner naissance à des réflexions nouvelles, complétement indépendantes de mon travail à l’hôpital. Je me sens bien devant ces toiles qui s’offrent à mon regard, je me sens plus légère. J’ai la sensation de flotter de salles en salles, de me déplacer sur un tapis si moelleux qu’aucun effort n’est nécessaire pour avancer. C’est ce cocon cotonneux qui me porte devant une peinture dont l’aura capte mon attention. Je la connais évidemment, la leçon d’anatomie, je sais ce qui y est figuré, mais le fait de voir la scène d’aussi près me procure un sentiment de malaise intense. Sur le point de vomir, je me recule, dégoûtée, mais il est déjà trop tard, j’ai été happée par cette vision dévorante. Soudain, le calme revient, je me laisse faire, je laisse cette sensation de bien-être m’envahir. Alors, ma peau se mue en toile, et les couleurs se mélangent, comme des pigments en poudre au contact d’une eau troublée. Ces ondulations chamarrées m’hypnotisent et me bercent, m’attirant dans un sommeil léger et envoutant, qui me fait pénétrer peu à peu dans un nouveau monde, entre le songe et la réalité. J’y vois des ciels aux accents ardents, j’y croise des créatures inarticulées, je m’y déplace comme en dehors du temps, tirée vers le cœur de cet univers intangible. Ma voix se perd dans un écho infini, flottante parmi les parfums ouatés qui dansent à mes oreilles, autour de mes mains, se lovant dans mes cheveux qui s’étirent tels des confiseries luisantes. Des plumes nacrées me frôlent, me caressent, m’arrachent des lambeaux de peau. Ma chair à vif hurle de désespoir, les couleurs s’éteignent, le noir se fait. La pression sur mon bras est de plus en plus puissante, et ce noir toujours qui m’enroule dans son silence oppressant… 

J’ouvre les yeux, un homme me tient le poignet. Je tourne mon visage vers lui, et l’atroce netteté des contours de chaque chose me fait chanceler. Il appuie son bras contre mon dos, et me parle doucement. Je reviens à moi, hébétée. Que m’est-il arrivé ? Je me confonds en excuse, tout en me soustrayant à cette étreinte pourtant bienveillante. Mieux vaut rester chez moi finalement, que de me liquéfier devant le premier tableau venu : je rentre.

Ce matin, je reprends le service avec une légère appréhension. La chambre sera-t-elle vide, l’homme aura-t-il succombé à ses blessures ? Non, il est toujours là, dans un profond coma. Pour ne pas me laisser aller à de nouvelles réflexions, je sors dans le couloir et me dirige vers la salle de surveillance. Des bruits se font entendre en provenance de celle-ci, et bientôt l’équipe entière d’infirmières fond sur moi en sens contraire. Je m’écarte pour les laisser passer et les aperçoit avec horreur se précipiter dans la chambre que je viens de quitter. Je cours pour les rattraper, mais mes pieds s’enlisent dans le sol désormais poreux. Tous mes gestes sont ralentis, et cette fois, je tombe définitivement, m’écrasant sur la surface étrangement moelleuse, comme du coton. Tout est blanc, comme une lumière écrue qui envahirait chaque atome m’environnant. Cette blancheur est bientôt parsemée de pois colorés, orangés, rouges, ou bien noirs ? Quelque chose presse de tout son poids sur mes paupières, que je n’arrive pas à bouger :

La peur qui me gagnait s’envole à ces paroles. J’entends cette voix tout près de mon oreille, et elle m’est familière. Des bruits tout aussi familiers succèdent à ces mots rassurants. Les chaussons des infirmières sur un sol invisible, une perfusion qu’on change, des bandages qu’on prépare. J’essaie de bouger, mais à nouveau la sensation d’être allongée sur une surface flottante s’empare de moi. J’ouvre la bouche mais aucun son ne s’en échappe. Dans un murmure je demande :

Tandis qu’une main se saisit de mon poignée, une autre glisse dans mon dos et je me sens tirée en position assise. Je ne vois toujours rien que le fond de mes paupières et je me sens déséquilibrée :

Je me laisse guider et mes orteils touchent un sol enfin stable. Je suis debout sur mes jambes, c’est un gros effort mais je me sens en sécurité. Le contact du revêtement lisse et froid sous mes pieds m’apaise, sa réalité matérielle me gagne toute entière : je suis bel et bien vivante. Très vite, l’infirmière m’invite à me rassoir, puis à me recoucher. Je sombre dans le sommeil, où m’attendent mes rêves de feu. Je ne peux pas leur échapper, je le sais bien, alors je laisse les flammes me dévorer, sucer ma peau et s’en délecter dans de grands raclements sinistres.

Un rayon de lumière transperce mes paupières toujours closes et je crois pouvoir enfin les soulever. La chambre blanche se dévoile à mes yeux, floue encore, et le visage d’une infirmière se rapproche de moi. Elle ne sourit pas, et son visage exprime plutôt de l’inquiétude :

La chaleur des flammes m’assaille alors de toute part, et une main tente de m’attraper dans ce tourbillon de feu dévorant. A mon contact, la main s’embrase, et un homme hurle. Je chasse les visions pour demander :

Elle garde un instant le silence puis vérifie la perfusion avant de sortir de la pièce. Il est mort, je l’ai tué c’est sûr. J’ai assassiné un homme. Hébétée, je garde un instant les yeux ouverts avant de replonger dans mes enfers intérieurs. Je le mérite cette fois, je mérite de brûler et je le sais. 

Les infirmières défilent, l’une vient faire fonctionner mes articulations, l’autre refait mes pansements. Je mange à nouveau par la bouche, puis sans l’aide de personne. Tout ceci se passe sans que je puisse faire quoi que ce soit pour l’empêcher, sans que je puisse dire que je ne le mérite pas, que je devrais crever pour ce que j’ai fait. Mais qu’est-ce que j’ai fait ? Que m’est-il arrivé ? C’est ce que me demande l’officier assis en face de moi, et je n’ai pas de réponse à lui donner. Il me rappelle les faits : le briquet, l’immolation, la victime collatérale. Rassemblant mes souvenirs, je tente de comprendre moi aussi :

L’officier me regarde avec un drôle d’air. Il pense que je suis folle, je le sens. Et peut-être qu’il a raison. Mais j’ai tué un homme, et il veut savoir pourquoi. Il n’y a pas de raison, je l’ai tué c’est tout, je ne me rappelle même pas comment. Le policier se lève et s’apprête à quitter la chambre. Sur le seuil il se retourne :

Interloqué, il revient s’assoir en face de moi :