L'aube naissante projetait une lueur pâle sur le cimetière endormi, où les tombes s'élevaient comme des gardiens silencieux de la mémoire. Les arbres se balanç…
- Azura…
Sa gorge crissait, brûlait. La force de ses hurlements tendait tout son corps, brisait ses doigts contre les obstacles soyeux qu'ils rencontraient, tordait ses chevilles qui s'agitaient contre le sol. La douleur dans sa poitrine la vrillait encore toute entière, semblait infini, trop, bien trop grand pour un corps si petit.
- Azura… Azura, tout va bien… Tout va bien, maintenant…
Non, rien n'allait. Des images morbides, des sensations nauséeuses, défilaient à tout allure dans son esprit, en un torrent destructeur inarrêtable et ininterrompu. Tous les souvenirs désagréables, où elle s'était blessée, où elle avait connu de la détresse, un sentiment de culpabilité, d'humiliation, de gêne, les images choquantes de cadavres d'oiseaux et de pauvres hères misérables sur le bas côté de la route, les regards des adultes de sa famille la jugeant, toutes les histoires de violence, de souffrance et de haine qu'elle avait pu entendre même sans le vouloir, toutes les peurs, dans les ombres, tapis sous le lit ou dans les craquements de bois la nuit, tous les monstres qui peuplaient son imaginaire, les pensées les plus noires, tous se mêlaient, tourbillonnaient, l'horrifiaient, la lessivaient, l'écrasaient. Son corps se secouait, le souffle lui manquait. Elle avait mal, elle avait peur.
- Azura… s'il te plaît…
Cette fois l'étreinte se fit plus ferme. Et pourtant d'une douceur chaleureuse, tendre, inquiète. Une étreinte comme une main qui se tendait vers elle pour l'empêcher de dévaler plus bas. Une main vers la lumière.
Azura se sentit respirer enfin, alors qu'elle reprenait ses sens peu à peu. D'abord ensablés, lourds, engourdis, puis de plus en plus nets, de plus en plus rassurants. Son cœur dansait encore et avait du mal à se calmer, mais la douleur, les ténèbres, se dissipaient. Et si son corps était épuisé et à présent inerte, la jeune femme sentait qu'elle en avait à nouveau le contrôle.
Un parfum, tout d'abord, familier, celui du lilas. Puis celui du bois, de la fumée des bougies, du linge froissé. Puis des sons. Le crépitement du bois de sarment, un sanglot léger, contenu. Elle se rendit compte de la dureté du plancher, sentit, en bougeant imperceptiblement l'épaule, un lit sur lequel elle n'était plus. Elle s'abandonna dans la chaleur qui l'enveloppait, la réconfortait. Angelica.
- Où… ?
Sa gorge était sèche, brûlait. Encore déboussolée, Azura ne reconnut pas la chambre où elle se trouvait. La nuit recouvrait encore tout, et le silence caractéristique des heures proches de l'aube assourdissait leurs voix. Angelica assécha ses yeux fatigués et soulagés d'un passage de ses doigts et porta un regard vers sa demi-sœur.
- Chez Oncle Orian… Tu as fait un malaise, à l'enterrement, et son domaine était le plus proche du cimetière.
Azura, dont le cœur était encore chahuté par les vives émotions de ces dernière minutes, et ayant encore peine à discerner le réel de l'irréel, mesura un court instant cette réponse. L'enterrement… Alors… C'était donc bien vrai ? Papa est… Maman est…
Elle porta la main à sa poitrine soudainement, alors que le souvenir se précipita vers son dénouement. Mais nul trace de bandage. Nul trace de blessure. L'orpheline fronça les sourcils et dressa un regard paniqué vers sa demi-sœur.
- Non… Je voulais dire… Où est-il ? Où est l'homme à la lance ?
Angelica battit des cils, et, machinalement, sororalement, joua dans les cheveux défaits d'Azura pour mieux discerner son visage, et vérifia, au toucher, sa température au front, au cou.
- L'homme à la lance ?…
- Oui ! éclata aussitôt Azura avant de tousser, et de poursuivre avec des cailloux et de l'effroi dans la voix. Oui… Celui qui m'a… attaquée ! Celui avec un cache-œil, et son autre œil était… bleu… éblouissant. Inquiétant, insondable. Où est-il ?
Angelica fut coïte un instant, perturbée. Elle sembla débattre intérieurement, le regard fuyant. Azura patienta malgré son impatience, rivant ses yeux pour tenter d'accrocher ceux de sa demi-sœur. Pour guetter chaque signe de réponse, et pour éviter que son regard ne glisse ailleurs et voir apparaître une ombre redoutée, grandissant aux fenêtres ou dans les coins insoupçonnés. Elle avait espéré entendre que cet homme avait été arrêté, qu'elle ne le croiserait jamais à nouveau. Mais visiblement, ce n'était pas le cas.
La Sombreval la regarda à nouveau, sans ciller, prête à répondre. À lui révéler ce qui allait certainement impacter leurs destins à toutes deux.
- Il n'était pas là.
Loin de la rassurer, cette réponse troubla Azura. Sa douleur, ce qu'elle avait ressentit, ce qui avait failli la détruire, la tuer il y a quelques instants, son cœur qui s'agitait encore de terreur et de désespoir… C'était réel, elle en était certaine.
- Si, il était là, il était là ! contesta-t-elle d'une voix éraillée, têtue. Il pleuvait, il est apparu, avec une aura effroyable, il…
- Il n'était pas là, la coupa Angelica, fermement. Il n'y avait pas d'homme avec une lance avec un cache-œil, et il n'a pas plu.
Un frisson parcourut l'échine d'Azura. La jeune femme ne comprenait plus rien, elle était perdue. Elle s'affaissa sur elle-même, trembla d'un froid sinistre soudainement, épuisée, se sentant s'enfoncer dans un abîme de solitude qu'elle avait commencé à habiter à la mort de sa mère.
- Mais… ajouta sa demi-sœur en baissant la voix, prenant le ton de la confidence.
Cette simple conjonction, ce ton que les sœurs ayant grandi ensemble prennent pour échanger les choses les plus importantes, suffit à éclairer Azura.
- Mais j'ai surpris quelques conversations à la dérobée… Pas grand chose, juste quelques mots en suspens… Et, Azura… Maman et ton père… ils ont rêvé d'un homme aux yeux bleus, avant de tomber malade.