🌠 Plongez dans le "Rêve" : 2ème Édition de Notre Concours de Nouvelles CollaborativesChers membres de The Root Book,Suite au succès retentissant de notre première &e…
On sonna à la porte. Flora Mas alla ouvrir.
— Salut, lança Tom Garel avec un petit sourire en coin.
Il se dandinait, l’air mal l’aise. Vu sa carrure, c’était plutôt comique. Flora pinça les lèvres pour réprimer certains souvenirs et l’accueillit avec chaleur.
— Entre ! Il fait un froid de canard.
Elle traversa la petite salle d’attente et le conduisit dans son cabinet, une pièce lambrissée où crépitait un feu de bois, luxe anachronique.
— Mets-toi à l’aise, je reviens... Tu bois quelque chose ? reprit-elle avec un sourire fugace, alors qu’elle passait dans la cuisine.
— Heu… Une bière ?
Flora s’éclipsa. Tom enleva son blouson trempé et le pendit au porte-manteau. Tandis qu’il se frottait les mains pour les réchauffer, son regard redécouvrait les objets familiers. Rien n’avait changé depuis sa dernière visite. Sur sa droite, le divan en cuir noir occupait l’espace entre la porte et la cheminée, le bureau de la psychanalyste trônait en face, devant la fenêtre qui donnait sur le jardin. Deux piles de dossiers d’un côté, l’écran plat de l’ordinateur de l’autre.
Toujours aussi méticuleuse…
— Et voilà !
Tom s’était rapproché du feu. Il se retourna. Flora revenait avec une chaise et deux canettes. Tom sentit une bouffée d’émotions monter dans sa poitrine. Elle lui paraissait toujours aussi jeune, aussi vive, aussi belle avec l’ovale régulier de son visage, ses lèvres sensuelles mais minces, son petit nez en trompette, ses taches de rousseur discrètes, ses yeux couleur vieil or, ses sourcils finement dessinés, ses cheveux auburn bouclés comme des ressorts…
— Installe-toi, l’invita-t-elle avant de se concentrer sur son ordinateur.
Curieux et agacé, en proie à des sentiments contradictoires, Tom vint s’asseoir sur la chaise qu’elle avait placée à côté de son propre fauteuil, tout près. Trop près.
— Qu’y a-t-il, bon sang ! s’exclama sourdement Tom. Après sept ans sans un signe de vie, tu ne vas pas faire comme si on s’était vu hier !
L’écran ouvert sur la messagerie, la psychanalyste se tourna vers lui. Leurs épaules se frôlèrent.
— Écoute, Tom, ça me fait plaisir de te voir, vraiment. Mais tu sais bien qu’entre nous, c’est fini depuis longtemps. J’ai appris que tu étais passé capitaine et que tu étais à la crim’. Si je t’ai fait venir, c’est pour une raison purement professionnelle…
Tom haussa les sourcils, notant sa moue navrée qui dessinait de si charmantes fossettes. Il se secoua pour se concentrer sur le travail, pensée incongrue en la circonstance.
— De quoi s’agit-il ? s’enquit-il plus sèchement qu’il n’aurait voulu.
— D’un cas de conscience.
— Accouche !
Flora lui offrit un sourire désarmant, décapsula sa canette et trinqua.
— À ta santé !
Ils burent. Tom contenait son exaspération croissante.
— Alors quoi ?
— Voilà, se jeta à l’eau la psy. Normalement, comme tu le sais, je suis tenue au secret professionnel…
Tom attendit la suite.
— Mais cela fait plusieurs semaines que je reçois des mails inquiétants de la part d’un patient inconnu.
— Ton fameux système de consultation par internet ?
— Oui. Ça n’a pas marché autant que je l’escomptais, ce qui m’étonne encore, dans cette ville phagocytée par l’informatique, mais bon, j’ai quand même deux-trois patients réguliers en visio par semaine… Et mes « malades » traditionnels m’envoient des mails assez souvent, entre deux consultations « normales ». Pourtant, il y a un type que je n’arrive pas à cerner. Il refuse la visio tout comme l’audio, ne communique que par écrit. Mes compétences limitées ne m’ont pas permis de l’identifier avec certitude, comme je le fais d’ordinaire avec mes autres patients, pour m’assurer de leur identité et éviter les ennuis.
— Sûrement un informaticien pro, commenta Tom qui s’octroya une nouvelle gorgée de bière.
— C’est ce que je me suis dit. Mais il a vraiment l’air sur la corde raide, Tom. Il parle en détails de meurtres, de massacres. Je crois qu’il se prend pour un agent secret, une espèce de James Bond, ou quelque chose comme ça. Tiens, lis.
Le policier s’approcha et prit connaissance du premier mail, puis des trois suivants. Quand il eut achevé, l’inquiétude de Flora l’avait gagné. Un malade mental rêvait d’accomplir des carnages, et il en parlait avec un luxe de détails assez affreux.
Tom se rassit prudemment ; les boucles de la psychanalyste avait effleuré sa joue pendant sa lecture, affolant ses sens, ce qui ne l’aidait pas à réfléchir. Il finit sa bière. Se leva. Tourna un peu en rond.
— Tu me les imprimes ? Je t’envoie un technicien qui va essayer de tracer ton type. Je vais faire une enquête de mon côté pour voir si je trouve quelques chose qui corresponde à ce qu’il raconte. Dommage qu’il ne t’écrive pas à heures fixes…
Flora se leva à son tour, lui tendit quelques feuillets.
— J’y avais pensé. J’espère que tu trouveras quelque chose.
— Je te tiens au courant.
Tom s’enfuit plus qu’il ne partit. Flora soupira et son regard se perdit dans les flammes vivantes.
Tom Garel se releva avec précaution, une grimace de dégoût accrochée aux lèvres. La cuite de la veille n’arrangeait rien. Mais sa visite à Flora l’avait trop remué, il s’était envoyé tous les fonds de bouteilles de son petit buffet à alcools. Bon sang, après tout ce temps, il l’aimait encore ! Et tous deux le savaient.
— Pourquoi est-ce toujours avant le petit déjeuner que ça nous tombe dessus, vous pouvez me dire ? cracha-t-il en s’appuyant à une poutre pour chasser le vertige et la nausée.
Le corps éventré de l’adolescent puait abominablement. Tout comme les trois autres clients du cybercafé, répandus ça et là sur le plancher. Un cybercafé dans la ville la plus à la pointe en matière d’informatique, quelle ironie sordide ! Le patron du bar achevait sa déposition. Il s’appliquait un sac de glace sur le crâne. C’était lui qui avait donné l’alerte à son réveil, vers cinq heures quinze du matin. Peu de temps avant la fermeture, il avait entendu un bruit bizarre venant de la mezzanine, puis un cri, mais un homme l’avait assommé alors qu’il finissait de gravir l’escalier. Il avait à peine eu le temps de l’apercevoir.
Les techniciens s’affairaient ; les traces de sang et les empreintes pullulaient. Tom sortit prendre l’air, ignora les quelques journalistes déjà arrivés mais qu’on empêchait d’approcher. Il resta un moment à contempler les remous visqueux de la Moselle.
Le capitaine rallia le commissariat. Le mauvais café du distributeur faillit le faire vomir et il s’enferma dans son bureau pour cuver son alcool et couver sa déprime.
En attendant le portrait-robot que le bistrotier réalisait à côté avec un spécialiste, Tom repensa aux mails de Flora. Il remplit un tableau avec les données factuelles qu’ils contenaient. Son mal de crâne prenait des dimensions homériques. Il demanda à un stagiaire d’aller éplucher les dossiers des meurtres de l’année écoulée et de les comparer avec ça. Il n’avait pas en tête toutes les affaires. Cela faisait juste cinq mois qu’il travaillait à la brigade criminelle. Après six ans à la mondaine. Et quatre en uniforme.
Tom s’accorda un Doliprane. Même si la ville s’était beaucoup développée, depuis quelques années, elle n’atteignait pas des dimensions telles que pareilles tueries passent inaperçues. Avec internet, le patient mystère de Flora pouvait habiter de l’autre côté du monde, de toute façon. Mais on ne sait jamais… Le carnage de ce matin, par exemple, lui rappelait un autre cas de meurtre hyper violent, survenu deux semaines auparavant. Mais cette affaire-là était bouclée : le mari avait pété les plombs, sans doute par jalousie, et massacré sa chère et tendre à coups de piolet. Quarante sept coups. Son âge exact. Il était toujours en salle d’isolement, à l’asile du coin.
Sa porte s’ouvrit d’un coup.
— Capitaine !
Tom gratifia l’agent d’un regard polaire.
— L’affaire du cybercafé… On a épluché les enregistrements vidéo. Un seul type est ressorti, vers une heure du matin.
— On l’a identifié ?
— C’est en cours grâce au portrait robot, mais on est retourné vérifier le fichier du patron ; si le client est un habitué comme il le dit, on l’aura logé très vite.
— Bien, prévenez-moi dès qu’il y a du nouveau.
— Alors vous me soutenez que vous n’êtes pas monté dans l’espace internet du café ?
Garel cuisinait le suspect depuis à peine une demi-heure, et déjà la moutarde lui montait au nez.
— Mais oui, Capitaine ! Que voudriez-vous que j’aille faire sur ces bécanes obsolètes, alors que j’ai la crème de la crème à ma disposition vingt-quatre heures sur vingt-quatre ?
Le jeune programmeur en costume impeccable occupait de fait un poste enviable à la SOREDIA, au département de recherche et développement. Il avait fallu aller le chercher à son bureau. Jonathan Barton disait avoir bu un verre au bar, comme cela lui arrivait souvent, vu qu’il vivait seul. Mais selon lui, il était ressorti peu avant minuit, en même temps qu’un groupe d’habitués. La caméra de surveillance en témoignait. En fait, on le reconnaissait à son arrivée, pas à sa sortie. Il aurait aussi bien pu être l’homme en costume sombre qui s’éloignait à minuit cinquante-sept que l’un des vingt-neuf clients qui avaient quitté l’établissement entre 23h45 et 00h15. De dos, aucun des sortants n’étaient réellement identifiable. Le patron, lui, affirmait qu’il ne l’avait pas vu sortir avant de monter, alerté par les bruits…
— Il ment, affirma catégoriquement l’informaticien.
— Et dans quel but ?
— Est-ce que je sais, moi ? C’est vous le flic !
Pendant que le Capitaine interrogeait Barton, ses collègues vérifiaient les allées et venues des autres clients de l’établissement. Ils convoquaient tous ceux qui avouaient spontanément être allés au cybercafé la veille au soir et ceux dont le patron avait gardé la trace grâce à un reçu de carte bancaire ou à une connexion. Certains étaient déjà arrivés.
Le téléphone du bureau sonna. Tom décrocha.
— Tu as changé de portable, l’accusa Flora, sans méchanceté.
Depuis sept ans, elle avait gardé son numéro ?
— Heu, oui… C’est important ? Parce que là…
— J’ai un nouveau message de mon patient mystère…
— Ne l’ouvre pas, je t’envoie quelqu’un. Enfin j’essaie. On a une grosse affaire, là, et c’est un peu la panique.
— Comme tu voudras.
Et elle raccrocha.
Tom alla demander à Jean-Pierre Vagbo, le spécialiste de la brigade s’il ne pouvait pas faire un saut chez Flora Mas. JP était débordé.
— J’essaierai, promit-il néanmoins quand Tom lui eut expliqué le cas en trois phrases.
Les couloirs commençaient à ressembler à un zoo. Les clients du bar arrivaient, attendaient leur tour, certains rouspétaient contre l’incurie administrative – la rengaine habituelle.
La soirée s’avançait lorsque Tom s’octroya une pause. Ils avaient éliminé tous les suspects dont les témoignages se recoupaient, ceux qui étaient partis trop tôt pour avoir commis le meurtre. Le rapport du légiste affirmait que la mort des quatre victimes se situait entre minuit quarante-cinq et une heure du matin. Éventrés à l’aide d’un sabre court, d’un katana ou d’un couteau de cuisine très tranchant. Peu de molécules de métal à analyser, et il faudrait attendre les résultats. Il restait quatre suspects, même si aucun mobile n’expliquait la sauvagerie de l’acte : le cadre informatique, le patron, un habitué nommé Paulo qu’ils n’avaient pourtant pas réussi à retrouver et un client de passage, un représentant de commerce, qui avouait avoir consulté et envoyé ses mails jusqu’à minuit et quelques, mais sûrement pas au-delà : il avait bu une dernière bière avant d’aller dormir dans un hôtel tout proche. L’hôtel n’avait pas encore été intégré au système de Surveillance Urbaine Informatisée, si bien que rien ne pouvait corroborer sa version des faits. Cela tenait déjà du miracle qu’on l’ait retrouvé : il avait réglé ses boissons et sa demi-heure de connexion par carte, et devait rester en ville au moins trois jours encore.
La semaine s’écoula dans une sorte de brouillard frénétique. Quatre meurtres atroces d’un coup, c’était une première à Thionville ! L’affaire fut sinon étouffée, du moins minimisée : un quadruple meurtre dans un cybercafé, cela faisait désordre dans la ville pilote en matière d’informatique… De plus, pour pouvoir travailler tranquille, la Crim avait fait en sorte que filtrent le moins d’informations possible.
Le traçage du patient de Flora n’avait pas donné grand chose, sinon que la scène de tuerie évoquée dans le mail reçu le jour du massacre ressemblait de manière inquiétante à celle qui avait dû se dérouler dans la mezzanine du webbar. Mais Jonathan Barton ne pouvait en être l’auteur : il arrivait au commissariat à l’instant même où le mail était envoyé à la psy.
Le stagiaire n’avait rien trouvé de probant, à l’exception d’un rapport de patrouille bizarre : une tentative d’agression un mois plus tôt, à la sortie de la ville, dont le compte rendu ressemblait fort au premier récit du patient de Flora Mas. Le jogger n’avait pas déposé plainte, n’ayant subi aucun dommage ni vu les traits de ses agresseurs – des jeunes qui voulaient du fric pour de la drogue, selon lui.
La Crim mit l’ordinateur de Flora sous surveillance, d’autant que les échanges se multipliaient. Mais, après plusieurs jours, la seule information obtenue fut que les mails transitaient par le serveur de la SOREDIA. Ou qu’ils en provenaient. La SOREDIA était l’entreprise phare de Thionville, en matière de recherche informatique. L’armée y avait pas mal investi, disait-on. Elle constituait le fer de lance de la mini Silicon Valley française qu’était devenu leur petite ville sans histoire. La population avait triplé en dix ans. De nombreuses start-up et autres jeunes sociétés misant sur la haute technologie avaient goulûment gobé les aides de l’État et les subventions régionales. Un pôle universitaire s’était développé. La synergie tant attendue avait eu du mal à se mettre en place, mais à présent, pour ce qu’il en savait, Tom pouvait dire que presque tout, ici, tournait autour de l’informatique.
Il profita de l’occasion pour approfondir ses maigres connaissances sur la SOREDIA. Comme il ne comprenait rien au fatras jargonnant et à la jungle des liens internet censés guider le néophyte vers une compréhension lumineuse des statuts, fonctions et points forts de l’entreprise, il se tourna vers Jean-Pierre, qui se fit un plaisir de le briefer. Plus jeune, il avait caressé l’espoir d’entrer à la SOREDIA, mais n’ayant pu terminer son doctorat faute de moyens, il avait dû trouver un job. Il était devenu flic. Pour résumer, la SOREDIA était pionnière en matière de recherche de pointe sur l’intelligence artificielle.
— C’est pour ça qu’ici, à Thionville, on a un tas de progrès techniques que d’autres villes n’ont pas : la SUI, l’ITTR, et j’en passe. C’est l’intelligence artificielle qui gère tout.
— Tu pourrais te renseigner pour savoir sur quoi ils bossent, en ce moment ? Et s’ils ne s’est rien passé d’étrange au sein du personnel, ce genre de choses ? s’enquit Tom.