Allongée depuis le lit, Herta regarde l’énorme bête proche de la commode. La jeune fille se tient tordue sur le matelas, encore étourdie par les évèneme…
Une longue plainte sort du buste incommensurable de la Bête, qui se met à gesticuler la tête de gauche à droite, les mains toujours posées sur ses tempes. Herta se recroqueville tout en reculant lentement sur le matelas, s’éloignant du monstre qui doit avoir oublié sa présence. L’instant de stupeur passé, je contourne tout doucement la Bête, voulant rejoindre le lit et Herta pour la sortir de là. Alors que je suis à mi-parcours, avançant à pas de loup pour ne pas me faire entendre, l’énorme humanoïde tombe à genoux et, le buste bombé, la tête légèrement penchée en arrière, se met à hurler de toute la puissance sauvage qui semble l’habiter, les pattes tendues en avant, coussinets repliés et tendus, griffes sorties.
Sur le coup de la surprise, je lâche un petit cri strident en sursautant, et trébuche en arrière, le dos percutant le mur derrière moi. J’arrive à entendre le petit cri de terreur d’Herta avant qu’elle ne tombe du lit à la renverse.
Le prince maudit, qui semble encore sur le point de se transformer, continue de pousser son hurlement de terreur, de douleur ou que sais-je encore. Et, alors que je relève la tête dans sa direction, un flash lumineux m’aveugle instantanément.
Le picotement est fort, comme une brûlure sur mes rétines. Le flash a été si vif que des formes lumineuses floues dansent devant mes yeux pourtant clos. Je tente de les rouvrir, mais une douleur atroce m’envahit alors. Je décide de les garder fermés le temps de récupérer. À l’extérieur, dans le monde visible, les choses ne semblent pas évoluer outre mesure, toujours accompagnées du hurlement atroce de la Bête. Je note tout de même quelque chose de différent. C’est imperceptible, mais quelque chose a changé. Ou est en train de changer. Je sais que nos autres sens sont légèrement plus affûtés lorsque nos yeux sont fermés, mais ils sont tellement moins performants que la vue que l’on ne sait plus réellement bien les utiliser.
Un nouveau bruit, très ténu, semble également émerger derrière le hurlement continu. Comme un sifflement très aigu. Mais c’est tellement faible que je me demande si je ne l’ai pas inventé. Non, cela semble bien présent, un si léger bruit de fond.
Je bouge mes orbites derrière mes paupières closes. Je tente une nouvelle ouverture. La douleur est moins intense que lors de ma dernière tentative, mais mes yeux, à peine entre-ouverts, la vision complètement obstruée par mes cils, se remplissent directement de larmes.
Je décide de remettre à un peu plus tard leur ouverture complète. Malgré le fait de ne rien voir, et étant donné la situation extraordinaire dans laquelle nous nous trouvons, je n’ai pas peur. Je tâtonne autour de moi. La sensation du tapis de sol sur lequel je suis affalée, des pierres saillantes du mur dans mon dos, mes vêtements me ramènent à des choses concrètes.
Le hurlement de la Bête semble perdre tout doucement en intensité, tandis que le bruit de fond aigu se renforce. L’odeur de fumée s’accroît également. Pour m’occuper l’esprit, je tente d’appeler Herta assez fortement pour qu’elle m’entendre à travers le cri continu :
—Herta! Tu es là ? Tu me vois ?
— J’vois plus rien, y a un flash d’lumière qui m’a aveuglée !
— Moi aussi ! Faut attendre que la douleur passe avant de rouvrir les yeux.
— J’sais bien. J’reste planquée derrière l’lit en attendant !
Je tente tout doucement une nouvelle ouverture. Les larmes reviennent instantanément, mais la douleur semble supportable. Après quelques secondes d’effort, je peux enfin les maintenir complètement ouverts. Je chasse les larmes de ma manche. C’est alors que la scène me saute aux yeux : des flashs multicolores, aux couleurs de l’arc-en-ciel, émanent d’un brouillard de fumée intense qui recouvre totalement l’emplacement de la Bête. La fumée s’est lentement répandue dans toute la pièce, brouillant légèrement les objets. Seule la zone centrale est trop dense pour apercevoir autre chose que des flashs de couleur changeante, pulsant répétitivement du centre, et une sorte de forme sombre dont les contours semblent mouvants et flous. Le sifflement, en provenance du cœur du brouillard, s’accentue, tandis que le hurlement, sans que je ne me sois aperçu de sa baisse continue d’intensité, s’arrête définitivement.
Je tourne la tête vers le lit et me rends à côté d’Herta, assise par terre, le dos contre le lit, en position fœtale.
— C’est moi. J’ai réussi à rouvrir les yeux. Je pense que tu peux essayer. Tout autour, c’est si…
Je la vois redresser la tête et tenter à son tour. Après quelques secondes à cligner frénétiquement des paupières, elle semble enfin avoir retrouvé l’usage de sa vue.
— Ça va mieux ?
— J’crois bien, ouai.
Nous nous relevons alors pour regarder de l’autre côté du lit.
Le brouillard et l’odeur de fumée s’estompent progressivement. Le sifflement aigu a disparu. La silhouette massive de la Bête semble s’être évaporée. Nous nous regardons, intriguées, puis sursautons lorsqu’un bruit incongru se fait entendre, venant du sol de l’autre côté du lit. Nous traversons lentement le sommier et apercevons la source du son : en lieu et place de l’endroit où se trouvait l’immense humanoïde trône à présent un gros crapaud baveux et pustuleux, d’un vert caca d’oie, avec deux gros yeux globuleux dardant dans notre direction. L’animal saute sur le lit, en direction d’Herta, qui pousse un cri de surprise et recule pathétiquement pour retomber une nouvelle fois au sol :
— Dégage d’là, sale bête !
— Croââââ ?!?
— Ah !
— Tu ne trouves pas que tu en fais un peu trop ? lui demandai-je.
— J’aime pas ces bestioles ! Elles sont répugnantes !
Le crapaud regarde Herta d’un air triste.
— Et celle-là, j’te raconte pas !
— Aller, viens-là, proposé-je à l’animal en lui montrant mon épaule.
Elle saute dessus en lâchant un croassement que je soupçonne être de reconnaissance, et s’installe confortablement. Une légère odeur de moisi frétille à mes narines.
— Qu’est c’est qu’c’te bestiole ? demande Herta, avec dégout.
— Je ne suis pas sûre, mais je dirais que c’est le prince maudit qui s’est de nouveau transformé. Par contre, quelque chose ne s’est pas passé comme prévu, et il n’est pas revenu à sa forme humaine.
— C’est dingue c’que tu dis !
— Oui. Mais pas plus que tout ce qu’on a vécu ce soir, pour l’instant ?
— J’sais pas. Quand même !
J’inspire longuement.
Au point où on en est…
— Viens, demandé-je à Herta. Mais avant, je pense qu’il serait mieux que tu te rhabilles.
Herta se regarde en rougissant, et se précipite sur ses vêtements. Une fois apprêtée, nous entrons dans la pièce voisine. Je reprends :
— Tu ne t’es pas demandé pourquoi je t’ai désignée tout à l’heure, quand la Bête m’a demandé qui m’avait dit d’enlever un pétale de la rose ?
— C’est vrai ça, pourquoi ? J’me souviens pas t’avoir dit ça.
— Parce que tu ne l’a pas dit. C’est elle qui me l’a demandé, dis-je en pointant du doigt le chaperon rouge absorbé par l’objet énigmatique qui avait reflété une parfaite image de moi-même.
Herta me regarde avec de grands yeux, ébahie :
— Elle ? Mais y a personne là où qu’t’indiques !
— Croââââ ?!?
— Il n’y a personne que tu… que vous ne voyez. Mais moi, je vois… un chaperon rouge. Comme une copie de moi-même. C’est elle qui m’a dit de le faire. Et c’est elle que j’indiquais en fait, tout à l’heure, alors qu’elle se trouvait derrière toi.
— C’est dingue c’que tu dis !
— Tu n’aurais pas dû lui parler de moi.
Je me tourne, surprise, vers le chaperon rouge, qui fait de petits gestes énigmatiques devant la surface lisse et froide devant elle.
— Pourquoi ? Et que fais-tu ?
Herta ne comprend pas :
— J’fais rien, j’essaye juste d’comprendre c’qui s’passe.
— Ce n’est pas à toi que je parlais.
— Parce que. Et je ne me vois pas dans le miroir, répond le chaperon rouge.
— Allons bon ! Et à qui alors ? demande Herta.
Prise entre deux feux, je tempère :
— Pas toutes les deux à la fois, je vais m’y perdre !
Me tournant vers le chaperon rouge, je reprends :
— Pourquoi est-ce que je n’aurais pas dû parler de toi à Herta ? Et en quoi le fait que tu ne te vois pas dans le… « miroir » soit gênant, vu que j’ai l’air d’être la seule à te voir ?
Je suppose que le miroir est l’objet troublant devant lequel elle se trouve. Pendant qu’Herta pouffe de dépit, le chaperon rouge se tourne vers moi :
— Tant pis pour Herta, ce qui est fait est fait. Et sinon, d’une, j’aurais dû me voir dans ce miroir, puisque je m’y suis déjà vu, de deux, tu n’es pas la seule à me voir, puisque Timmy et… je ne sais comment il ou elle s’appelle, me voient. Et se reflètent, eux, dans le miroir.
Je la regarde, perplexe, et m’avance vers l’objet. Évidemment, je ne vois rien d’autre que mon image.
— Je ne vois que moi, rétorqué-je au chaperon rouge. Me tournant vers ma compagne, je lui demande de venir. Une image d’elle-même apparaît sur la surface. Herta et son image sursautent. Je la rassure :
– Je ne sais pas ce qu’est ce « miroir », mais il réfléchit une image de nous-mêmes.
Puis, me tournant vers le chaperon rouge :
— Je me vois avec Herta, mais c’est tout. Pas de chaperon rouge, ni de Timmy et je ne sais quoi d’autre. D’ailleurs, qui sont-ils ?
Le chaperon rouge me regarde dans les yeux, une expression inquiète au visage :
— Une tasse et une théière qui me parlent…
Je ne peux que répéter, sidérée :
— Une tasse et une théière qui te parle ?!?
Dubitative, Herta me fixe. Je crois que son estime pour moi vient de s’effondrer avec ces révélations. Pensive, elle retourne vers l’extérieur et le scrute au loin. Je me place à côté d’elle en silence, je crois que j’aurais mieux fait de me taire. Au moment où un petit nuage cache complètement la lune rouge, un long hurlement sauvage retentit au loin. Le même que celui entendu à Thiercelieux ! Nous frissonnons toutes les deux en même temps. J’entends Herta renifler, mais elle semble confiante :
— T’es d’accord avec moi pour dire qu’ça vient d’Thiercelieux ?
— C’est le même hurlement sauvage, c’est sûr. Après, peut-être que ce qui l’émet a bougé depuis le temps !
– Pt'êt' bien, mais c’est toujours mieux qu’rien !
— C’est sûr.
– On l’a, not' direction !
Je tourne la tête vers l’intérieur de la pièce. Le chaperon rouge semble avoir disparu. Je reviens poser mon regard vers la provenance du hurlement qui s’arrête quand la lune rouge réapparaît :
— Ça avait l’air de venir de loin, quand même.
Herta soupire :
– C’est sûr. Ça en fait, d’la forêt à traverser !
Encore cette impression que je rate quelque chose. Le crapaud, que j’avais oublié depuis le temps, saute de mon épaule dans un long croassement horrible. Il atterrit tant bien que mal sur le sol, se trémousse et sautille tout droit. Je lève la tête dans l’axe de son déplacement, et mes yeux accrochent la paire de bottes que j’avais déjà aperçue. Bien sûr !
Le crapaud s’arrête au droit des bottes, se tourne de notre côté et se met à croasser de manière continue. Herta se retourne enfin :
— Qu’est-ce que…
— La paire de bottes. Il me semble que la Bête les portait quand elle nous a enlevés, dans la forêt.
Le crapaud se met à sautiller trois fois, comme pour confirmer. Nous nous rapprochons.
— Et alors ? ronchonne Herta.
— Vu qu’elles se trouvent ici, la Bête ne les portait pas lorsqu’elle se trouvait dans la pièce voisine et qu’elle t’a… enfin voilà, quoi.
— Oui, on voyait ses sabots, elle était pieds nus.
— Et elle semblait se déplacer normalement, compte tenu de son gabarit.
— Ouai.
— Pas comme auparavant, dans la forêt. Là, on aurait dit qu’elle se déplaçait plus vite que le vent. Qu’elle était le vent. Et ce, malgré sa taille.
— Ouai, et alors ?
— Tu as déjà vu un bœuf courir plus vite qu’un cerf ? Il est plus gros, plus lourd, donc il va moins vite. Note Bête, c’était un bon gros bœuf.
— J’te l’fais pas dire, ricane Herta.
— Donc il ne pouvait pas aller aussi vite normalement.
– Normal'ment, normal'ment… Tu crois qu’il était normal ?
— Croââââ !
— Oui, bon, il sortait un peu de l’ordinaire. Mais je ne pense pas qu’il pouvait courir aussi vite normalement. Pour moi, ce sont ces bottes qui lui ont permis d’aller aussi vite.
Le crapaud sautille trois fois. Je considère qu’il valide mon propos.
– Et donc, tu t’dis qu’avec ces bottes, on r’joindrait Thiercelieux vachm'ent vite, malgré la distance ?
— Pourquoi pas ? On n’est plus à ça près !
Herta ne répond pas. J’ai l’impression qu’elle pèse le pour et le contre.
— Elle n’a qu’à essayer !
Je sursaute et me retourne. Le chaperon rouge sort du couloir de droite.
— Encore ton aut' toi-même ? ricane Herta.
— Oui, réponds-je.
— Elle a dit qu’c’était dang'reux et qu’fallait qu’j’teste d’abord ?
— Non, elle n’a rien dit, à part que tu n’avais qu’à essayer pour savoir si ça fonctionnait ou non.
Herta ne se fait pas prier. Elle enlève ses chaussures, enfile une botte, puis l’autre. Elle lâche un petit cri strident quand les bottes rétrécissent pour s’adapter parfaitement à la morphologie de ses pieds larges.
— C’est quoi c’te magie ?!?
— Tant mieux si ça s’adapte au porteur. Maintenant… comment fait-on ?
Herta me regarde mi-intriguée, mi-sourire aux lèvres :
— C’t’à dire ?
— Si les bottes font se déplacer vite, c’est pas sûr qu’elles augmentent la force du porteur. Même si tu es plus forte que moi, je ne suis pas sûre que tu ne puisses me soulever longtemps. Et il n’y a qu’une seule paire de bottes. Comment fera-t-on quand tu seras arrivée à Thiercelieux ? Il faudrait que tu reviennes ici pour me rapporter les bottes. À deux avec une seule paire, on est bloquée. Il n’y a qu’une seule de nous deux qui peut faire le voyage…
— Tu t’rappelles de c’qu’j’avais dit à propos d’Michon, tout à l’heure. J’le gardais tant qu’il avait un intérêt. Et quand il en a plus eu… au revoir le Michon. J’ai peur, ma belle, qu’j’applique c’raisonn'ment avec toi maint'nant.
Je la regarde, ébahie. Elle reprend, en souriant méchamment :
— J’ai les bottes, j’ai la direction, j’ai plus qu’à rentrer ! Ahahahahaha !
— M... mais… tu n’oserais pas…
— Et comment ?!?
Je me précipite, mais elle bondit pour m’esquiver. Son saut, équipé des bottes, est bien trop puissant compte tenu de l’exiguïté de la pièce, et son crâne vient s’écraser contre le plafond. Elle retombe, inerte. Et vu la forme de son crâne, il n’y a pas trop d’espoir à avoir.
Je reste immobile, sidérée par les dernières secondes. Le chaperon rouge se place à mes côtés. Entre ses lèvres pincées, il ajoute : &mdas…