Rouge, gris. Poussière chaude dans ses poumons. Estelle en ramassa une poignée au sol, traînées grises sur ses mains. Cendres. Une silhouette là-bas. Maman. Estelle courut vers el…
D’abord Estelle attendit, une minute après l’autre, pétrifiée et aux aguets, attentive au moindre changement dans la respiration de son aînée, au moindre froissement de draps. « Si Mamie apparaît dans un rêve, ce n’est pas anodin » avait dit Maman. Ce à quoi Estelle avait demandé ce que « anodin » voulait dire. Maman avait répondu « si ce n’est pas anodin, c’est que ce n’est pas le hasard, ça veut dire quelque chose ». Dans le rêve, Aurore avait peur, mais elle était bien là, entière, vivante, protégée par Mamie. Dans le rêve, Aurore était une maman. Alors Aurore irait bien jusque-là. Elle irait bien et ne serait pas emportée par la Nuit comme Mamie.
Estelle avait beau attendre, le sommeil ne revenait pas. Pire encore, même éveillée, Maman s’effritait. Ça ne se passait plus devant ses yeux, mais derrière, dans sa tête. Il était alors impossible de chasser cette image.
Alors elle frissonnait.
Alors son cœur battait vite.
Alors elle avait chaud.
Ne tenant plus, la fillette quitta à nouveau la chaleur moite de ses draps pour se lover, les yeux gorgés de larmes, entre ses parents, dans la pièce d’à côté. Elle n’avait plus l’âge de réveiller ses parents dans la nuit, mais Maman n’avait pourtant pas l’air surprise en la voyant arriver.
Ça lui était arrivé si souvent.
Ainsi, cette nuit comme toutes les autres, Estelle attendit encore, dans un sommeil relatif, que l’aube se lève, mais dans les bras de Maman.
Aussi la suivit-elle aussitôt qu’elle se leva, tandis que l’aurore dessinait tout juste les contours de la chambre.
Seule à seule dans la cuisine avec sa mère, Estelle insista pour raconter ce qu’elle avait vu et Maman se figea lorsqu’elle mentionna la présence de Mamie.
— Et à la fin tout le monde mourait, répétait-elle. Toi et tout le monde. Il restait plus que moi et Aurore. Aurore qui était maman et qui avait un garçon. Il y avait que nous, tu fondais. Tu fondais en cendre et les autres aussi et…
— Mais tout va bien ce…
— Non, t’as dit que quand Mamie y est c’est pas « anodin », que ça voulait dire quelque chose !
— Ce n’était qu’un mauvais rêve…
— Vous serez plus là, personne ! Et toi aussi ! On va être toutes seules !
Cette évidence la percuta avec la violence d’un coup de tonnerre et l’orage suivit ; elle éclata en sanglots. Maman s’agenouilla pour la prendre dans ses bras tandis qu’Estelle balbutiait, entre deux hoquets compulsifs, « Les cartes, les cartes », « Mami dit que tu peux », « Veux pas être toute seule », « Pars pas », « Les cartes… ».
Maman était comme Mamie. Maman avait des pouvoir. Il ne s’agissait pas de faire comme Mamie qui s’exposait au destin d’inconnus sans être préparée à ce qu’elle pourrait voir. Ici, la fin, Estelle la connaissait et Maman, avec les cartes, pourrait comprendre comment leur famille en arriverait là et l’empêcher.
— D’accord, fit Maman dans un souffle chargé. Estelle, Estelle, ma puce, hé, regarde-moi.
La fillette toisa Maman le regard bouffi, la morve au nez.
— Aujourd’hui, on va tirer une carte. Et tu verras qu’il ne va rien se passer de mal.
Quand bien même il ne devait rien se passer de mal aujourd’hui, parce qu’Aurore n’était pas encore maman, Estelle mit ses pas dans ceux de sa mère lorsque celle-ci s’en alla chercher le paquet de cartes de tarot légué par Mamie.
— Estelle. Tu sais ce que j’ai dit. Les cartes il ne faut pas y toucher. Ce sera juste une fois aujourd’hui. Une pour toi, une pour Aurore, une pour Célestin, une pour Papa et une pour moi. Une chacun. On va d’abord tirer ta carte, tu veux bien ?
Estelle hocha la tête, concentrée sur les mains de Maman qui manipulaient les cartes.
— Je ne sais plus exactement comment elle faisait mais… on va dire que c’est la tienne.
« L’Étoile ».
Estelle se pencha sur la carte extraite du paquet. Il y avait une dame sans vêtement, assise au bord de l’eau avec un pied immergé. Avec sa main droite, elle versait de l’eau sur la terre avec une cruche. De sa main gauche elle remplissait une seconde cruche. Derrière elle, il y avait deux arbres, un oiseau posé sur l’un d’eux, et un ciel constellé d’étoiles. Estelle compta sept petites étoiles et une grosse au centre, que des étoiles à huit branches.
La fillette leva son nez rougi vers Maman, en attente d’explication.
— L’Étoile, si mes souvenirs sont bons, est un symbole d’espoir.
— C’est quoi ?
— Un peu comme un souhait. Avoir de l’espoir, c’est avoir des raisons de croire que des bonnes choses vont arriver.
Maman avait un sourire dans sa voix.
— Mais pourquoi elle s’appelle « l’Étoile » alors qu’il y a aussi une dame ? insista Estelle. Ça veut dire quoi ?
— Oh, tu sais, il n’y a pas de sens absolu aux cartes de tarot, chacun y voit ce qu’il sent.
— Et toi ? Tu vois quoi, toi ?
Maman ouvrit la bouche, puis la referma.
— Eh bien… je dirais qu’elle est en harmonie avec la nature. Elle puise et répartit l’eau… Elle est en contact à la fois avec la terre et avec l’eau... Comme connectée ? Elle comprend les choses… symbole d’instinct ? De l’intuition ?
— C’est quoi ?
— Avoir de l’intuition, c’est quand ce n’est pas ta tête qui sait des choses, mais ton cœur.
La journée s’étira comme un rêve dont on ne parvient pas à sortir. Estelle gardait la carte de l’Étoile à portée de main, ses doigts effleurant sans cesse ses bords usés, comme pour s’ancrer à quelqu…