Défi : Les Nouveaux Dieux Postulat de départ : Un dieu ne peut vivre qu’au travers des croyances de ses fidèles. Or la population est soit deven…
- Tu es la plus droite et la plus juste de mes petits-enfants, Patricia. C'est pourquoi je vais te léguer ce que j'ai de plus précieux.
La jeune femme se cacha rapidement derrière un arbre large en entendant des gens approcher. Collée au tronc, les bras serrés autour de sa poitrine, les mains plaquées sous ses aisselles, elle se força à respirer moins fort malgré son essoufflement.
- C'est aussi ce que j'ai de plus dangereux.
La discussion, déjà échauffée, prit un ton plus agressif. Les voix devinrent plus fortes, plus tranchantes. La colère dégoulinait de chaque mot craché, de chaque reproche injustifié, de chaque attaque verbale. Une colère qui explosait au centuple dans tout le corps de Patricia à chaque battement de son coeur, toujours plus violent, toujours plus affamé. Cette malédiction, ce parasite au fond d'elle, se nourrissait de la fureur et la nourrissait en retour en un cycle sans fin, lui faisant prendre de l'ampleur à chaque instant jusqu'à ce que plus rien d'autre n'existe.
Ne pouvant attendre plus longtemps que le groupe s'éloigne, Patricia changea brusquement de direction, sans savoir où se rendre. Non pas qu'elle en ait eu la moindre idée auparavant.
Lorsqu'elle perçut et reconnut le son des vagues se brisant sur la plage, Patricia s'arrêta. L'odeur de sel, qu'elle avait ignoré jusqu'à maintenant, vint lui chatouiller les narines. Elle resserra ses bras autour d'elle en lâchant un souffle tremblante. C'était peut-être la solution. A grandes enjambées, elle se précipita vers la plage, se fiant à ses oreilles pour se diriger entre les arbres. Il ne lui fallut pas longtemps pour arriver au but. Là, quelques mètres plus bas, une plage de galets noirs était battue par les flots gris. Malheureusement, elle ne pouvait sauter d'où elle se tenait. Il lui fallait descendre.
Une fois en bas, elle s'arrêta lorsque l'eau lui arriva aux chevilles et son regard se porta vers l'horizon dénué de soleil. Elle ferma les yeux pour profiter de ces quelques instants.
Une présence interrompit sa présence. Imposante, sauvage et ancienne. Patricia hoqueta mais ne put bouger d'un cil en trouvant, à peine un mètre plus loin, un grand cheval gris. Blanc. Turquoise ? Se tenant à la surface de l'eau, il l'observait, tête haute, oreilles pointées vers elle. Sa robe changeante pulsait avec les flots et chaque fois qu'une vague s'échouait sur les galets, ses crins poussaient puis disparaissaient en écume blanche. Des choses se mouvaient sous son poitrail, remontaient le long de ses membres, sautaient de sa croupe pour retrouver l'océan.
Mais c'est son regard qui clouait Patricia sur place. D'un blanc pur, éclatant et surnaturel, il était aussi fascinant que terrifiant. Sous son poids, ce qui restait de la colère de la jeune femme s'évapora. Elle se sentait toute petite face à cet être qu'elle savait semblable à elle, mais immensément plus puissant. Plus volatile encore qu'elle. Plus impitoyable. Elle savait que, s'il prenait l'envie à ce cheval qui n'en est pas un de se débarrasser d'elle, elle n'aurait aucune chance de lui échapper.
Elle savait de qui, de quoi il s'agissait. Les mots, pourtant, lui échappaient.
Elle ne sut combien de temps ils restèrent ainsi à se regarder. Lorsque le cheval cligna pour la première fois des yeux, Patricia su qu'il ne la tuerait pas. Il lui réservait quelque chose de bien pire.
En un instant, elle se sentit comme jetée à l'eau et tirée vers le fond. Le froid l'entourait tandis que la terreur s'installait en elle. Elle battait des bras et des jambes sans obtenir le moindre résultat et elle continuait de s'enfoncer, observée par ces yeux brillants devenus gigantesques. Elle n'était rien. Rien.
En un instant, elle revit absolument tout. Elle se revit enfant avec sa famille. Son grand-père était là, militaire de renom, l'uniforme décoré d'innombrables récompenses. Pas autant que son père et son grand-père, disait-il avec autant de fierté que de dépit, mais il en aura plus qu'eux deux réunis à sa retraite, promettait-il.
Elle reconnut ensuite son bureau, cette pièce dans laquelle elle avait passé tant de temps avec ses cousins à écouter leur grand-père raconter ce qu'étaient la guerre et les combats, ses hauts-faits, ceux de ses prédécesseurs dont les portraits ornaient le mur.
C'est dans cette même pièce que sa vie changea.
- Ce don que je t'offre est détenu par notre famille depuis des générations. Il nous vient de la déesse Enyo elle-même.
Un nom familier que son grand-père prononçait avec révérence.
- Je sais que tu en feras bon usage. Comme nous tous avant toi.
C'est ce jour-là que sa vision se voila de rouge pour la première fois. Un rouge profond et métallique, enivrant et obsédant, assourdissant et brûlant. Une rage comme elle n'en avait encore jamais connue et dont elle se savait incapable l'avait dévoré comme un feu dévorerait une forêt.
Lorsqu'elle rouvrit les yeux, les murs étaient rouge, le sol était rouge, les meubles étaient rouges. Les corps brisés et désarticulés. Les portraits de ses aïeux tâchés. Leur regard accusateur posés sur elle. En partant, elle avait aperçu les yeux vitreux de son grand-père. Retenant ses nausées, elle avait pris la fuite.
Dans un hoquet, Patricia tenta d'émerger. Elle sentait presque l'eau s'infiltrer dans ses poumons en lui brûlant la gorge alors qu'elle tentait vaillamment de remonter à la surface, d'affronter cette pression qui, au contraire, l'envoyait toujours plus vers le fond.
Remonter, remonter, remonter, elle devait remonter. Retrouver la surface. Respirer.
Les scènes passaient. Cette fois où elle avait appris qu'elle ne devait jamais se rendre à un festival. La suivante qui lui a fait comprendre que pas même les animaux n'étaient en sécurité en sa présence. Celle où elle s'est réveillée près de celui qu'elle avait osé aimé, et regretté. Toutes plus douloureuses les unes que les autres, elle avait envie de hurler, de frapper, de mordre.
Insensible à sa peine et sa rage, la jument demeurait immobile. Ses yeux, deux lunes brillant dans la pénombre, les fixaient froidement.
Soudain, tout disparu. Dans le noir, des inconnus apparurent les uns après les autres. Un homme sanglotant vêt de noir, un garçon blond haletant alors qu'il se vide de son sang, une fille aux cheveux noirs et au regard dur, trois autres serrées les unes contre les autres et entourées de toute une troupe de femmes épanouies, un petit garçon jouant une scène face à un public sans visage et tant d'autres.
Patricia se laissa flotter en les regardant. De nouvelles connaissances s'étaient glissées dans son esprit mais elle avait du mal à démêler le faux du vrai. Elle les connaissait, et en même temps ne les connaissait pas. Mais, alors que tout s'effaçait et qu'elle reprenait conscience sur la plage, seule, la jeune femme avait une certitude. Animée d'une nouvelle énergie et d'un calme étranger, elle se leva et tourna le dos à l'océan.
Elle savait ce qu'elle avait à faire.