Je me retournai, le regard hagard : -Grande-Tante ! Je... Mes yeux étaient rouges et menaçaient de couler. A mon air déconfit, elle comprit que tout n…
La luminosité chutait fortement.
-Il ne faut pas tarder, mademoiselle.
J’acquiesçai. Dans la pénombre naissante, le trajet du retour fut encore plus chaotique que l'aller. Les questions venaient par vagues incessantes. Les reproches. Le doute. Le dégoût. Michon semblait lui serein, imperturbable.
-Michon, as-tu un pistolet ?
-Non.
-Sais-tu où te procurer un pistolet ?
-Non, mais je suppose que Madame Le Teiller doit le savoir.
-Ah. Oui, tu as raison. Et... as-tu déjà tiré avec un pistolet ?
-Non
-As-tu déjà tenu un pistolet en main ?
-Non. Ni un mousquet ou une arquebuse. J'ai déjà tiré à l'arc, mais je pense que cela n'a rien à voir.
-Non, cela n'a rien à voir.
Mon expérience dans ce domaine était très restreinte, mais pas inexistante. Père avait voulu, il y a quelques années, me faire essayer de tirer avec un pistolet. Expérience que j'avais trouvé rigolote selon ma perception enfantine de l'époque. Sauf que je n'avais tiré sur aucun être vivant.
-Et tu n'as pas peur de ne pas savoir comment faire ?
-Non. Je suppose que Madame Le Teiller va trouver un pistolet et me faire m’entraîner demain. De toute façon, je ne crains rien, ma cause est juste.
Justement, parlons-en, de cette cause juste ! Je me rendais compte, petit à petit, que ce n'était pas un homme indistinct que je venais de condamner à mort. Mais qu'il s'agissait du grand garçon qui marchait actuellement à mon côté. Un grand et jeune garçon qui ne connaissait encore rien de la vie, et pensait la croquer à pleines dents. Mais dont la vie allait s'arrêter pour un secret si stupide. Pour une cause juste ? Je me dégoûtais. Ma demi-sœur me dégoûtait. Grande-Tante me dégoûtait.
Nous finîmes par arriver à l'hôtel particulier, étant passé une fois devant sans nous en rendre compte. Il commençait à être tard, j'avais faim. Grande-Tante nous réceptionna à l'entrée :
-Ah, mes enfaaants, enfin rentrééés. Viens, ma petite Aaanne, j'ai déjà mangé mais je vais te faire apporter un repaaas. Tu me raconteras ce qu'il s'est passééé.
Attablée devant une assiette de légumes crus, arrosée d’une lichette de vin, j'essayai tant bien que mal de concilier remplissage d'estomac et réponses aux demandes pressantes et insistantes de ma grande-tante.
-Oui, nous avons bien pu le trouver à la Taverne du Rince-Cochon.
-Oui, il a accepté le duel d'honneur.
-Oui, à mort.
-Oui, il connaît les règles et a imposé la date, le lieu et l'arme.
-Le surlendemain, sur les coups de huit heures, à la cour des miracles de la rue du Bacq.
-Non, il ne nous a pas dit où cela se situait.
-Oui, au pistolet.
-Non, il n'en a pas. Il ne s'est jamais servi d'une arme à poudre. Il n'en a même jamais tenu une !
-Oui, un médecin. Il n'a pas précisé pour le second.
-Je me suis imposée comme un de ses témoins. Mais il lui en faut un second, et je ne pense pas qu'il sache à qui demander.
Me laissant enfin manger tranquillement, Grande-Tante me regardait d'un air absent. Elle reconnecta doucement, et reprit la parole :
-Mon enfaaant, ne t'en fait pas pour le pistoleeet, nous en avons ici qui conviendront parfaitemeeent. Mon cher Micheeel, que j'ai réellement aimé, sais-tuuu, était équipé, et avait même déjà eu à faire avec en duel d'honneuuur.
Un sourire mélancolique passa sur les traits de Grande-Tante.
-Je ferais mander demain notre cher Valèèère, qui s'y connaît en la matièèère, et donnera leçon à Michooon. Il fera également office de second témoin de Michooon. C'est un homme dévoué qui a connu pendant très longtemps mon cher Micheeel, jusqu'à ce que... tu sais quoiii. Je lui ai donné congés depuis pour bon et loyaux serviiices, mais je sais qu'il se fera un honneur de vous aideeer.
Elle bailla longuement :
-La journée a été longue et tumultueuuuse, et celle de demain le sera encore pluuus. J'aurais à m'absenter longtemps, peut-être toute la journééée. Valère devrait être présent à partir de la mi-mâtinééée, et sera à votre service pour le maniement de l'aaarme. Maintenant, je vais allez me coucher, et je pense que tu devrais en faire de mêêême !
Je me levai lui donner la bise, puis revins engloutir mon assiette. Le vin, même léger, suffit à me faire tourner la tête. Je montai à l'étage, voulus aller avertir Michon, mais me retrouvai allongée sur mon lit, m'endormant prestement.
Je me réveillai brusquement, agitée. Un cauchemar horrible. Michon avait provoqué en duel à mort le sieur Bono pour un intérêt futile. Son cadavre, un trou dans le front, gisait à mes pieds. Le rire démoniaque du sieur Bono résonnait partout. Il avait posé sa lame sur mon cou, et m'obligeait à faire des choses... A lui faire des choses... Et il me faisait... Je tressaillis. Et regardai par la fenêtre. Il faisait jour. Un ciel bleu sans nuages. Calme et apaisant. Un moineau était posé sur le rebord, et me regardait d'un drôle d'air. Quel cauchemar horrible. J'avais mal au crâne, et je m'étais endormie tout habillée. Pourquoi donc ?
Peut-être parce que le cauchemar horrible n'était pas qu'un cauchemar. Tirée des limbes du réveil, je me souvenais maintenant de la journée de la veille. Qu'elle avait été longue, et pénible. Ne trouvant pas le courage de me changer, je descendis à la recherche de nourriture et de contact humain. Quelqu'un était assis dans le vestibule. Un homme. Il se leva à mon approche. La cinquantaine, encore bien bâti, cheveux courts poivre et sel, la mâchoire carrée :
-Bien le bonjour, gente demoiselle. Valère, pour vous servir.
-Bien le bonjour, Valère. Anne de Pont-de-Sainte-Croix, petite-nièce de Marguerite Le Teiller.
Il me regarda en souriant :
-Madame Le Teiller m'avait fait dire qu'elle hébergeait pour quelque temps une charmante créature de sa famille lointaine. Je ne peux que constater qu'elle parlait vrai.
-Je vous remercie. Depuis quand êtes-vous là ? Quelqu'un s'occupe-t-il de vous ? Je viens de me lever, et je n'ai encore vu personne.
-Ne vous inquiétez pas. Germaine m'a indiqué que Madame était partie tôt ce matin. J'ai rencontré ce grand jeune homme, Michon, votre palefrenier, avec qui j'ai pu échanger en arrivant, et qui est en train de se faire un plaisir de m'installer dans mes anciens quartiers. Cela fait maintenant deux ans que Madame m'a donné congés. Si je vous avoue que cela me contente et me laisse enfin du temps pour ma petite famille, j'ai un pincement au cœur qui me prend régulièrement pour cet hôtel particulier et mon ancien rôle auprès de Monsieur Le Teiller. Je ne suis pas mécontent de pouvoir revenir y passer quelques jours. Même si j'aurais aimé que ce soit pour une raison autre que celle qui m'a été comptée.
Il m'avait accompagné jusqu'à la cuisine :
-Je vais vous laisser vous sustenter. Sachez que j'ai donné rendez-vous à Michon dans la cour dès qu'il aura fini de m'installer. Je vais remettre en état les pistolets de Monsieur, et nous allons faire quelques essais de tirs. Vous pourrez nous rejoindre si le cœur vous en dit.
Je le remerciai et attrapai un de ces étranges fruits orange et juteux que Grande-Tante se faisait amener de loin au sud. Je découpais des quartiers que j'enfournais entier, croquant dedans à pleines dents, le jus sucré et acide coulant dans ma gorge et sur mes joues. Que c'était bon !
Une fois repue, après une rapide toilette et m'être changée avec l'aide de Soizic, je descendis rejoindre Valère et Michon dans la cour. Valère tenait un coffret finement ornementé dans les bras. L'ouvrant, le coffret dévoila deux pistolets et l'ensemble des équipements qui les accompagnaient. Leur utilisation restait, pour Michon et moi-même, nébuleuse, mais Valère nous présenta chaque équipement et le rôle associé.
Les deux pièces maîtresses, les pistolets, étaient des œuvres d'art à part entière. La crosse, la platine et même le canon étaient gravés de fines ciselures de fleur de lys ou de serpent entremêlés.
Valère nous expliqua qu'il s'agissait de pistolets utilisant la platine à silex, une invention d'une vingtaine d'année qui avait révolutionné le genre. Il nous expliqua rapidement le système de fonctionnement, à base de chien tenant un silex qui venait taper une batterie, ce qui déclenchait une étincelle tout en soulevant la batterie et dévoilant ainsi la poudre d'allumage qui prenait feu, permettant le tir. Ses explications rentrèrent par une oreille pour ressortir par l'autre.
Il nous montra le mécanisme, sans poudre, et nous pûmes effectivement voir une étincelle se former quand une pièce, qui devait donc être le chien à silex, frappa une autre, qui devait donc être la batterie.
Il sortit une longue tige du coffret, s'en servit pour ramoner le canon des deux pistolets. Puis il introduisit de la poudre, un petit tampon en liège qu'il nomma une bourre, et enfin une bille. Il leva la batterie et déposa en dessous une autre poudre noire qu'il nomma pulvérin :
-Voilà, les armes sont chargées. Comme vous avez pu le voir, la mise en place est un peu longue. Mais l'effet est dévastateur.
Il posa une bouteille en verre par terre, s'écarta d'une vingtaine de pas, se retourna, visa et appuya sur la détente. Un « Bang ! » sonore résonna dans la cour, tandis que la bouteille de verre éclata en mille morceaux. Une fumée épaisse se répandit autour de l'arme et de Valère, qui disparut momentanément à nos yeux. Il traversa le rideau de fumée pour revenir vers nous.
-Impressionnant, n'est-ce pas ?
Il recommença l'opération de chargement sur le pistolet qu'il venait d'utiliser, puis nous les tendit un à chacun. Il ne lui vint aucunement à l'esprit que j'étais une femme et que je pouvais être du sexe faible inapte au maniement des armes, comme aimaient à le clamer haut et fort tous les dirigeants de l'armée du Roi. Il prit deux bouteilles en verre qui traînaient dans une caisse posée sur le sol, et alla les placer une quinzaine de pas devant nous. Puis il revint se positionner à notre côté :
-Avant de viser précisément, je vais vous demander de tirer sur le sol, sans viser, devant les bouteilles, afin que vous appréhendiez l'action du tir sur votre corps.
Nous levâmes tous les deux nos bras tenant l'arme et, d'un mouvement incertain, appuyèrent sur la gâchette. Une explosion dans la main, une onde qui se répercutait dans tous le bras tandis que le canon du pistolet se levait. J'avais visé devant la bouteille, et voilà que le projectile était venu se ficher dans le sol bien derrière. Une fumée âcre et étouffante vint me piquer les yeux et la gorge.
-Comme vous l'avez peut-être remarqué tous les deux, le canon de vos armes s'est relevé lorsque vous avez tiré, et la balle est partie plus haut que vous ne l'espériez. Lors de l'explosion, le pistolet revient vers notre corps. C'est ce que l'on appelle le recul. Mais il est bloqué par la main, qui est elle-même bloquée par le bras. Donc le canon de l'arme se lève pour compenser. Il faut donc, lorsque vous tirez, que vous anticipiez le recul, en forçant pour essayer de garder le canon de votre arme le plus droit possible. Ou que vous visiez bien plus bas que votre cible, mais il faut dans ce cas avoir beaucoup de chance.
Il nous demanda de le rejoindre, nous prit les armes des mains, et les rechargea.
-Vous allez maintenant réessayez de tirer sans ne rien viser, mais en forçant sur votre avant-bras pour essayer de compenser le recul.
Nous levâmes tous les deux nos bras, et appuyèrent plus volontiers sur la gâchette. Je forçai sur l'avant-bras, et l'onde de choc née de l'explosion fut atténuée. Le canon se releva légèrement. Une nouvelle bulle de fumée encombra la cour.
-C'est mieux Anne. Michon, mon garçon, soit un peu moins tendu, j'ai l'impression que tu veux écraser le pistolet dans ta main.
Il rechargea de nouveau les armes alors que nous nous déplacions encore pour nous éloigner des deux zones enfumées.
-Vous allez maintenant essayer un nouvelle fois sans viser, mais en tenant l'arme à deux mains. Peut-être cela vous aidera-t-il plus efficacement pour lutter contre le recul.
Il nous montra comment tenir l'arme à deux mains, et nous l'imitâmes. Nouveau coup de gâchette, nouvelle explosion. Recul très léger, le canon de l'arme ne se leva pratiquement pas. Nouvelle fumée âcre dans les yeux.
-C'est bien mieux pour tous les deux. Je vous conseille donc de continuer en tenant l'arme à deux mains si vous vous sentez mieux. Mais allons boire de l'eau, le temps que la fumée se dissipe.
La pause fut bienvenue, nous permettant d’hydrater la gorge sèche et soulager les yeux irrités.
-Valère, comment savez-vous toutes ces choses ?
Il me regarda, pensif.
-J'ai... été dans l'armée de notre Ancien Roi, dirons-nous. J'ai quelques notions militaires. Entre autres. Mais je ne préfère pas m'étendre sur le sujet, gente demoiselle. Nous ne nous connaissons pas encore suffisamment bien pour que j'accepte de vous ouvrir ce pan de mon histoire.
-Fort bien, Valère. Loin de moi l'idée de vous indisposer.
Nous revînmes prendre position dans la cour dégagée.
-Si vous vous en sentez capables, je vous propose de commencer à viser.
Nous acquiesçâmes tous les deux.
-Bien » il comptât quinze pas depuis les bouteilles, et nous demanda de le rejoindre là. « Vous allez devoir, chacun, toucher votre bouteille. Vous resterez ici à tirer et prendre de la fumée dans la figure tant que vous n'aurez pas fait exploser votre bouteille. Ne sous-estimez pas l'impact de l'explosion dans vos mains, vos avant-bras et vos bras : vous allez rapidement avoir des tensions et endolorissements dans les muscles. Je vous conseille donc de toucher le plus rapidement possible. Et je vous rappelle que même si vous pensez compenser totalement le recul, votre canon aura toujours tendance à se relever légèrement. Visez donc toujours légèrement plus bas que votre cible. Et maintenant, lever armes ! Feu !
Bang !
Bang !
-Levez armes ! Feu !
Bang !
Bang !
-Levez armes ! Feu !
Bang !
Bang !
-Levez armes ! Feu !
Bang !
Bang !
-Levez armes ! Feu !
Bang ! Schprîîîîngs !
Bang !
-Oui !
Je ne pus m’empêcher de crier de joie lors que j'arrivai enfin de faire exploser ma bouteille. Michon me regarda, déçu.
-Michon, mon garçon, ne te laisse pas déconcentrer par ta brillante partenaire. Anne, remet une bouteille en place, et essaye maintenant de la toucher en ne tenant ton pistolet que d'une main.
Il rechargea une énième fois nos armes.
-Levez armes ! Feu !
Bang !
Bang !
-Levez armes ! Feu !
Bang !
Bang !
-Levez armes ! Feu !
Bang !
Bang !
-Levez armes ! Feu !
Bang ! Schprîîîîngs !
Bang !
-Oui !
Je trépignai de joie sur place. Michon souffla férocement du nez.
-Mon garçon, reste concentré ! Tes yeux sont-ils si habitués à la fumée que tu ne veux en sortir ?
-Mais, mons...
-Pas de mais, Michon. » il lui prit l'arme des mains, et se remît à la charger. « Viens là. Voilà, mets-toi comme ça. C'est bien. Tend le bras. C'est ça. Tu vas essayer comme cela. Levez armes ! Feu !
Bang !
-Tu sais quoi, mon garçon, c'est bien mieux. Je te parie que tu vas toucher à la prochaine. Levez armes ! Feu !
Bang !
-Raaah !
-Mon garçon ! Tu y étais presque. Ai confiance en toi ! Levez armes ! Feu !
Bang ! Schprîîîîngs !
-Ouai !
Michon ne put retenir un cri de satisfaction. Mais ces bras tremblaient.
-C'est bien mon garçon. Mais je crois que tu fatigues. Fin de la séance, rompez. Allez vous reposer tous les deux. Je suis content de vous.
Il vint récupérer les deux pistolets, les nettoyer et les ranger dans le coffret. Je rentrais manger un morceau, l'heure du déjeuner étant bien avancée, puis me calai au petit salon, contente de ma séance de tir. Qui m'avait permis de me focaliser sur quelque chose de précis, et avait éviter à mon esprit de vagabonder. Ce qu'il recommença malheureusement à faire maintenant.
Grande-Tante rentra assez tardivement en fin d'après-midi. Des bruits de pas dans la cour de la maison particulière. Je l'avais guettée toute la fin de journée, assise dans le petit salon avec vue sur l'entrée extérieure. Un livre ouvert sur les jambes, dont je n'avais feuilleté que la première page, perdue dans mes pensées morbides et confuses. J'avais craint quelque peu son départ en ce moment critique, et étais soulagée qu'elle revienne finalement avant le déroulement du duel fatidique. Je me précipitai dans les escaliers donnant dans le hall d'entrée, accourant à sa rencontre. A sa vue, j'ouvris la bouche mais elle fut plus rapide que moi :
-Mon enfaaant, je suis fatiguée de ma longue et harassante journééée. Allons manger un repas frugal, et couchons-nous de bonne heure ce soooiiir.
Le repas, une simple soupe au lard avec tranche de pain, fut servis par Marthe dans un silence de cathédrale. Je mangeai doucement, le regard aimanté par Grande-Tante, prête à capter la moindre prise de parole de sa part. Mais elle semblait absente, le regard dans le vide, ne m'adressant que des bruits d'aspiration et de déglutition. Je me sentis, de mon côté, bien incapable de prendre l'initiative et déverser le flot de questions et de doutes qui me hantaient l'esprit.
Comment Michon, qui venait seulement d'apprendre à manier, de manière bien peu efficace, une arme à poudre, arriverait-il à triompher en duel du sieur Bono qui avait lui-même choisit l'arme et savait donc sûrement très bien s'en servir ? Pourquoi Michon, même s'il l'avait finalement proposé de lui-même, devrait-il se sacrifier pour un mensonge éhonté, et une cause qui pourrait très bien s'avérer si futile ? Qu'avait-il à faire dans cette sordide histoire, lui qui était encore si jeune et prêt à croquer la vie à pleines dents ?
Marthe entra dans la pièce pour enlever les assiettes. Grande-Tante toujours dans ses songes, je tournai la tête vers la vieille servante, espérant trouver dans son regard un peu de réconfort et d'apaisement. Mais elle détourna et les yeux et son corps. Elle prit la faïence sur la grande table, me tourna le dos et repartit la ranger pour apporter la suite.
Si tout le monde se mettait à me fuir...
Je regardais le trognon de pomme dans ma petite assiette. Je me sentais vaseuse. Je me sentais moche. Je me sentais sale, immonde.
-Alors, mon enfaaant, as-tu pu faire apprendre le maniement de l'arme à notre cher Michooon ?
Je sursautai et levai la tête. Grande-Tante semblait légèrement sortie de sa léthargie, me fixant de ces yeux insondables. Je bredouillai des mots incompréhensibles. Un « oui, Valère a pu nous montrer et Michon a pu pratiquer quelques essais et toucher au but » finit par sortir chaotiquement de mon larynx.
-Très bieeen, très bieeen. Je vois que tu es fatiguée, ma petite Anne, tu devrais aller te coucher de bonne heure ce sooooir. Et je vais en faire de même dès à préseeent. Va voir Michon avant d'aller te coucher, et intime lui de se reposer pour être fin prêt demain matiiin.
Je bredouillai un remerciement et allai lui faire une bise d'au revoir. Je montai alors dans ma chambre, légèrement pantelante, toujours prise d'une sorte de nausée. J'enlevai mes vêtements du jours, enfilai une nouvelle culotte et ma chemise de nuit, et m'allongeai de dos sur le lit, les bras écartés, fixant de mes yeux grands ouverts le plafond qui semblait légèrement tourner.
Pourquoi ? Comment ? Était-ce vraiment utile ?
Les questions bourdonnaient, pulsaient dans ma tête, empêchant Morphée d'accomplir son œuvre.
De quel droit pouvions-nous envoyer un garçon si brave à l'abattoir ? Le secret méritait-il le sacrifice d'un homme ? Était-ce vraiment si important ?
Je me tournai sur le flanc.
N'y avait-il pas possibilité de parlementer avec le sieur Bono ? N'était-il pas un homme que l'on pouvait acheter pour garder le silence ?
Je me tournai sur l'autre flanc.
Acheter avec de l'argent. Ou autre chose Il devait bien exister une monnaie d'échange à sa guise. Il faudrait de toute façon passer par-là, l'issue du duel ne faisant aucun doute.
Je me mis sur le ventre.
Si Michon avait finalement pu ajuster la cible au bout de je ne savais même plus combien d'essais, il ne faudrait pas autant de tentatives à un homme expérimenté comme devait l'être le sieur Bono pour que Michon trépasse.
Je me retournai sur le dos.
Si jeune. Si fougueux mais imbécile. Encore un enfant. Qui aurait pu faire tellement plus. Quand il allait mourir stupidement pour une cause si honteuse.
Des gouttes coulèrent sur mes joues et vinrent humidifier le lit. Je me levai, la tête tournant légèrement.
Pauvre enfant.
J'ouvris la porte de ma chambre, et passai la tête par la porte. Personne dans le couloir. Je me dirigeai alors le plus discrètement possible vers le quartier du personnel visiteur. N'arrivant tout de même pas à retenir un petit reniflement. Les larmes montaient de plus en plus. Je m'arrêtai devant une porte sous laquelle dansait une petite lueur. Les larmes ruisselaient maintenant. J'ouvris la porte et tombai sur un dos musculeux dénudé et penché en avant. Michon, torse nu, qui sifflotait une comptine joyeuse tout en pliant un vêtement sur le lit. Le sifflement s'arrêta pendant qu'il se retournait, intrigué.
-Mademoi...
Les yeux complètement embués et reniflant maintenant en continu, je me précipitai sur le torse nu et musclé qui s'offrait à moi, entourant le large buste de mes bras et cachant mon visage larmoyant dans sa poitrine.
-...selle ?
Je devinais son appréhension, et ressentais le cœur qui s'emballait dans sa poitrine. Je sanglotais maintenant à petits bruits, les larmes coulant sur son corps. Je l'imaginais incertain, confus, la main juste au-dessus de ma tête. Je sentais l'odeur forte de ses aisselles. Il se décida finalement à poser sa main, et à me caresser les cheveux.
-N'ayez crainte, mademoiselle.
Je le sentis poser délicatement sa joue sur ma tête, renifler doucement l'odeur de mes cheveux. Sa main me caressait maintenant lentement le dos, d'un geste apaisant. Pourquoi fallait-il qu'un garçon si attentionné doive mourir ?
-Il ne faut pas vous en faire pour moi, je laverais l'affront qui vous a été fait.
Je me décollai de son buste et levai la tête, l'entrapercevant à travers ma vision floue :
-Tu...
Il me barra la bouche de son doigt et je devinai un sourire mélancolique sur son visage.
-Ne dites rien. Je sais que je réussirai. Ne craignez rien pour moi.
Si gentil. Mes yeux s'étaient asséchés. Si dévoué. Le sillon des larmes sur mes joues était maintenant loin. Si naïf. Mes reniflements s'étaient tus. Si physiquement impressionnant. Je sentais que son sexe gonflait doucement depuis quelques secondes, et qu'il était gêné. Si désirable. Je sentais une chaleur monter en moi.
-Maintenant, retournez-vous coucher, il faut que vous soyez en forme dem...
Je me dégageai doucement de ses bras et, appuyant sur son torse, le forçai à s’asseoir sur le lit.
-Mademoiselle ?
Il semblait maintenant surpris, légèrement inquiet. Je m'accroupis sur ses jambes et, le repoussant encore, l'allongeai sur le matelas.
-Que... que faites-vo...
Je me penchai en avant et posai mes lèvres sur les siennes. Pour le faire taire. Un petit baiser. Puis j'insistai, cherchant à lui faire ouvrir sa bouche pour y insérer ma langue…