Ni une ni deux, Dennis fut debout, sa veste sous le bras, ses clefs de voiture à la main. Sur la table, la radio continuait de siffler les mots du journaliste : Un périmètr…
Le tic-tac de sa montre résonnait dans les oreilles de Dennis, mais il ne la détacha pas de son poignet comme il le lui arrivait de faire lorsqu'il avait besoin de calme. Dans quelques minutes, il allait présenter les conclusions préliminaires de ses recherches à l'ensemble de son laboratoire, en présence de représentants politiques de la ville de Kensington et de l'Etat de New Haven. Il ne risquait pas son poste, mais le montant des subventions accordées à l'équipe de recherche SECA dépendait des résultats de chacun des membres, et il ne pouvait mettre de côté le sentiment qu'au moindre faux pas, il serait dans un avion retour vers l'Europe. Il secoua la tête pour tenter de chasser cette pensée et regarda le cadran de sa montre : ça n'allait pas tarder. Il se leva de son bureau et alla rejoindre les autres membres de l'équipe conviés à cette présentation de leur recherche : Robert Sparrow, bien sûr, en tant que directeur du laboratoire, mais aussi Simone Reeves, une jeune spécialiste des feuillus qui avait rejoint l'université de Kensington peu avant Dennis, May Dreyer, chimiste et enseignante à l'université de Kensington depuis plus de vingt ans et A. J. Baker, allergologue et responsable de la liaison avec l'hôpital municipal. Il eurent le temps d'échanger quelques paroles avant qu'on n'ouvrît les portes de l'amphithéâtre dans un grincement retentissant. L'université ne tombait pas en ruine, mais le manque d'entretien commençait à se faire sentir. Les premières rangées étaient déjà remplies, et à son grand dam, Dennis reconnut Keanan McQuenzie dans l'assemblée. May leva les yeux au ciel dans son dos et Robert lui adressa un sourire froid. La conférence n'était pas ouverte au grand public, tout le monde savait que s'il était là, ça ne pouvait signifier qu'une seule chose : le conseil municipal dans sa poche, il n'attendait plus que les conclusions de l'équipe de SECA pour relancer l'offensive avec son projet de karting.
Une fois les auditeurs et les scientifiques installés, Robert Sparrow prit la parole :
- Madame la maire de Kensington, Monsieur le gouverneur de New Haven, Mesdames et Messieurs, bonjour. Ça fait un peu plus d'un mois que le tronc que nous avons baptisé « CT-115 » est tombé, remettant en cause une bonne partie de ce que nous pensions savoir sur l'arbre capital. Les docteurs et professeurs ici présents ont étudié de près le phénomène et nous sommes aujourd'hui prêts à vous présenter nos premiers résultats.
Il fit une pause.
- Nos résultats indiquent une tendance claire, que je laisserai mes collègues vous expliquer tout de suite, mais je vous demanderais de bien vouloir prévenir les conclusions hâtives et les réactions précipitées. Il y a encore beaucoup à faire pour être certains de ce que nous pressentons, et l'origine de l'arbre demeurant toujours un mystère, insista-t-il en balayant l'assemblée du regard, la précaution reste de mise. Ceci étant dit, je laisse la parole au docteur Reeves...
Dennis et Simone affirmaient souvent en souriant qu'ils étaient rivaux. Chacun plaidait pour sa thèse, qui sans être contradictoires, étaient opposées : selon Simone, c'était le feuillage même de l'arbre capital qui posait problème dans sa propre croissance. Elle expliquait à l'auditoire que son jaune si caractéristique, qui conférait à New Haven son habillage d'éternel automne, n'était pas adaptée au climat et à l'ensoleillement de l'Etat, et qu'in fine, l'arbre devait nécessairement ralentir sa croissance au risque de subir le sort du spécimen CT-115 : un affaiblissement structurel entraînant l'arrêt de la circulation de la sève et donc la mort d'un tronc.
Quand vint le tour de Dennis il put expliquer sa théorie depuis le début : l'absorption de nutriments dans le sol par l'arbre capital était minime, et la conséquence logique de cette interaction pauvre entre l'arbre et son milieu était l'atrophie constatée aux lisières de la forêt. Le cas de la résistance durable du saule lotus à l'avancée de l'arbre capital pouvait être expliquée par la symbiose particulière entre cet espèce rare et locale et le terreau qui le nourrissait. A défaut de la trouver dans les sols, l'arbre capital semblait tirer son énergie d'ailleurs, ce qui lui permettait de continuer à pousser toujours plus loin, à supplanter toujours plus d'espèces, et à provoquer toujours plus d'allergies chez les humains et de mutations chez les animaux sylvestres. Mais si la chute du spécimen CT-115 devait démontrer une seule chose, c'était que le potentiel de renouvellement des espèces endémiques contrecarrait celui d'étendue de l'arbre capital. La mousse trouvée sur la souche CT-115 était une mutation nouvelle de l'espèce Hylocomiadelphus triquetrus. Les prélèvements effectués par Dennis semblaient indiquer que le développement de cette mousse avait saturé le terreau dans lequel cette partie de l'arbre capital s'était implanté, et avait donc provoqué la mort du spécimen. Pour Dennis, le lien était clair : les espèces ayant survécu à l'expansion fulgurante de l'arbre capital venaient aujourd'hui le concurrencer sur le terrain où il était le plus faible, celui-là même où il avait plongé ses racines qui peinaient à en extraire des nutriments.
*
- Et après ils ont dit quoi ?
De retour chez les Pearl, Dennis s'était empressé de leur raconter sa prestation, dont il n'était pas peu fier, autour d'une théière fumante. Il avait dit tout ce qu'il avait voulu dire, tout expliqué dans le détail nécessaire, et laissé la place aux théories de ses collègues sans jamais concéder de terrain face aux questions inquisitrices de la commission d'attribution des financements.
- Ils ont dit qu'ils prendraient leur décision avant la fin de la semaine, après avoir évalué les autres départements.
- Ah, dit Jade, visiblement déçue.
- Oui, ce n'est pas très réjouissant, mais c'est le temps qu'il faut pour décider de ce genre de choses, lui expliqua Dennis.
Mais un mauvais pressentiment continuait de l'assaillir. Quelque chose dans la neutralité de la réaction du gouverneur à la fin des exposés de chacun des membres de l'équipe, dans la satisfaction de McQuenzie, et surtout dans l'air désabusé de Robert Sparrow l'amenait à croire que tout ne se passerait pas comme il l'espérait pour le laboratoire.
Faith se leva de sa chaise pour remplir les tasses vides autour de la table :
- Je ne suis toujours pas convaincue par ta mousse, Dennis. Qui te dit qu'elle n'est pas apparue après la mort de ta souche ?
Dennis tiqua. Ce n'était pas la première fois qu'ils avaient ce débat. Il avait bien tenté de lui expliquer les cycles de vie des mousses, la composition chimique de la terre et le phénomène de nécrose du bois, mais elle lui rétorquait inlassablement que la mutation de la mousse et la difficulté à analyser le moindre échantillon de l'arbre capital ne lui permettaient pas d'affirmer tout cela avec autant d'assurance.
- Un tronc solitaire, c'est trop délibéré. Tu as bien vu qu'il avait presque les pieds dans l'eau, et que l'an passé, l'Elm a été signalé trois fois pour pollution excessive. Entre l'usine d'un côté...
- Le département d'hydrologie n'a rien rapporté de notable, je te l'ai dit mille fois... L'arbre a poussé plus vite dans les égouts que dans les champs, je te rappelle !
- … et les engrais qui étaient utilisés dans les champs avant que l'arbre n'arrive de l'autre...
- Tout ça a été étudié, tu en peux pas balayer toute la recherche du bras juste parce que tu veux désigner un responsable. L'arbre capital ne marche pas comme ça !
Un toussotement aigu l'interrompit dans sa tirade. Jade observait la vapeur monter depuis sa tasse de thé et se fondre dans l'air, les sourcils froncés. Dennis s'en voulut d'avoir perdu son calme devant elle.
- De toute façon, on ne sait toujours pas d'où vient cet arbre... trancha Jade d'un ton péremptoire.
On en revenait à ça. Depuis la chute du CT-115, les théories sur l'origine de l'arbre capital fusaient dans tous les sens comme ç'avait été le cas au moment de son apparition. Dennis avait bien les siennes, mais il refusait de se prononcer avant d'en avoir le cœur net – et les preuves à l'appui. Parce que lancer des accusations hâtives pouvait tout lui coûter. Les théories de Faith avaient beau être fumeuses, sa mise en cause des politiques ou des industriels locaux pouvait leur causer des problèmes bien réels. Avant que Dennis n'eût le temps de sombrer dans ses pensées, Ruth prit la parole :
- J'ai un habitué qui répète sans cesse que pour lui, l'arbre capital est un extra-terrestre. Un alien qui est arrivé par une météorite, tombée dans un des lacs du coin et qui avait prévu de se lancer à la conquête de la Terre, mais qui aurait changé d'avis en cours de route. D'après ce type, l'arbre se serait arrêté avant de dépasser les limites de New Haven parce qu'il s'y sent tellement bien qu'il n'a aucune envie de voir autre chose.
Quand la matriarche haussait le ton, on l'écoutait. Chacun se tut, mais au lieu de poursuivre, Ruth fit un geste de la main :
- Allez vous chamailler dehors, les enfants, vous me cassez les oreilles.
Dennis était toujours sur ses gardes après ses prises de tête avec Faith, mais elle passait toujours à autre chose avant lui. Souvent, il songeait à claquer la porte et s'enfuir loin, n'importe où pour ne pas avoir à se justifier à nouveau de ses théories, de sa place au laboratoire, de sa place à la table des Pearl... mais maintenant qu'il était dehors, il ne savait pas où aller. Alors il suivit Jade, qui les guida vers la forêt.
Ils marchaient en silence. La lune en croissant reflétait juste assez de lumière pour mettre en évidence les ténèbres qui les entourait. Leurs lampes torches allumées, ils éclairaient tantôt le sol, tantôt les troncs, et Dennis eut bien de la peine à reconnaître le chemin qui les emmènerait au saule lotus. Il avait promis à Jade qu'il l'emmènerait avec lui lors de sa prochaine session de mesure, mais l'étude du spécimen CT-115 avait occupé tout son temps : ce soir, Jade allait le contraindre à tenir parole. Il tenta un coup d’œil vers Faith, qui marchait à côté de lui. Elle marchait d'un par irrégulier entre les troncs, ses pieds accrochant aux racines tandis que son regard était tourné fixement vers les cimes. Dennis suivit son regard : la teinte ocre des feuillages se transformait sous l'éclat lunaire pour prendre des reflets argentés. Devant lui, Jade sautait de racine en racine, le masque bien noué à l'arrière de son crâne. Décidément, il n'y avait qu'à New Haven qu'on pouvait voir ce genre de scène.
- Comment se fait-il qu'un arbre si peu adapté à son milieu soit si fort ?
- Et si beau ?
Faith étendit les bras vers les branchages.
- Ces arches, c'est comme celles d'une cathédrale. On dirait qu'elle soutiennent le toit de la forêt.
- Mais l'architecte n'a pas assez pensé aux fondations... murmura Dennis.
Voyant se dessiner les contours du saule lotus dans le clair de lune, Dennis se pencha vers sa sacoche pour en tirer son mètre et son carnet de notes. La pénombre ne l'empêcherait pas de faire son travail. Mais au fur et à mesure qu'il s'approchait, un sentiment de malaise le gagnait. Quelque chose avait changé, et il ne savait pas quoi. Il pressa le pas, dépassant Faith puis Jade, allait se mettre à courir quand soudain, il pénétra dans la clairière et comprit. Les feuilles pâles du saule captaient la lumière de la lune, le grossissaient et lui conféraient une aura glorieuse. Autour de lui, disposés comme en rayons, d'immenses troncs de l'arbre capital jonchaient le sol, leurs feuilles jaunes tapissant maintenant la clairière, leur base desséchée révélant parfois une partie des racines, arrachées au sol dans la violence de leur rupture. Une boule dans la gorge, Dennis se força à déglutir. Il entendit Jade et Faith retenir leurs exclamations derrière lui. Là où l'arbre capital dépérissait, les autres espèces revivaient. Il y avait eu malfaçon : l'ouvrage ne tenait plus. Il sortit son téléphone et appela Robert.
Au centre de la clairière, à l'ombre du saule, un trio de chats sauvages regardait la famille ébahie, leurs yeux jaunes semblant luire dans l'obscurité.
Dennis, resté debout avec Robert en messagerie, était abasourdi ; mais, plus que lui, Faith semblait affectée.
- C’est contre nature, marmonait-elle, faisant les cent pas dans la clairière. L’arbre capital était censé nous sauver...
- Ah bon ? Nous sauver de quoi ?
- Mais de tout, fit Faith comme si c’était une évidence. C’était la réparation que les hommes attendaient, après des siècles de pollution.
- Réparation, vraiment ? Avec tous les dégâts que ça a causé ?
- Réparation, punition, répliqua Faith avec un geste dédaigneux. La réponse à nos bêtises.
- Regarde, dit Jade en même temps. Elles ne sortent que la nuit mais j’en vois souvent dans les terrains vagues.
C’étaient des fourmis – des fourmis ordinaires, noires et brillantes, sans déformation. Effectivement, certains animaux, les insectes en particulier, avaient su résister à la tyrannie de l’arbre capital. Ils s’étaient faits plus discrets que jamais, mais ils vivaient. Dans ce nouvel écosystème vert, une colone de fourmis transportait gaiement des restes de sucre et des feuilles, semblant avoir immédiatement repris leurs marques. Dennis se demanda quoi faire de toutes ces révélations. Il brûlait d’en dire plus, de faire un rapport à M. Sparrow demain à la première heure – mais en même temps, il ne savait pas si c’était une bonne idée. Clairement, une oasis de cette taille aurait dû être connue des chercheurs, qui venaient en plus régulièrement dans cette zone. Est-ce que CT-115 avait obnubilé la communauté scientifique au point qu’ils soient passés à-côté de l’essentiel ? Ou bien quelqu’un avait-il volontairement caché le pot-aux-roses au grand public... ?
- Tiens (Jade tendit un bouquet d’herbes sauvages à Dennis. C’est pour... heu...
Sa voix s’affaiblit soudainement, ses yeux se fermèrent légèrement. Elle éternua.
- Oh (Dennis retira les plantes des mains de Jade et les balança au loin), ça va ?
- Oui... dit Jade.
Mais elle était déjà loin. Balançant la tête en avant et en arrière, comme pour lutter contre le sommeil, elle allait s’évanouir face contre terre si Dennis ne l’avait pas rattrapée avec vigueur. Brûlante, elle se mit à respirer très vite, ses yeux s’agitant sous les paupières fermées. Dennis ne s’y connaissait pas en médecine, mais c’était évidemment des symptômes d’allergie.
- Il faut la ramener à la maison, dit Faith en accourant vers eux.
Dennis lui lança un regard ferme :
- Oui.
Dans la voiture, il retira le masque de la petite, seulement pour constater son souffle affolé. Le masque lui-même était un mécanisme noir en plastique, bien épais, qui ne laissait passer l’air que par de petites hélices sur les côtés. Il était un peu usé, mais rien ne semblait pointer vers un dysfonctionnement. Pour la deuxième fois dans la soirée, et une énième ce mois-ci, Dennis ne comprenait pas. Ils avaient été dans une zone sans danger, qui plus est récemment colonisée par des plantes ordinaires. Sauf si c’était en fait une nouvelle mutation, plus dangereuse... ce qui coroborrerait la théorie de Faith selon laquelle l’arbre capital était une sorte de protection contre un danger plus grand.
Mais Dennis refusait d’y croire, toutes les spéculations du monde ne pourraient rivaliser avec ses chiffres. Il fallait retrouver la clé de cette histoire.
Ils rentrèrent en catastrophe dans la maison des Pearl, où, à trois heures du matin, Willow dut appliquer les premiers soins à sa fille évanouie. La colère q…