L'homme, par Coeurfracassé

Un jour, alors que la Guide s’affaire près de son propre Arbre, Armenn décide de gravir le sien, et parvient à poser sa paume sur la branche la plus haute. Son cœur s…




Chapitre 4: Le nouveau chemin, par Paillette

Kélio apprend vite, motivé par cette promesse de revoir sa mère. La Henna devient de plus en plus
malléable au creux de sa main. Cela ressemble à une valse mêlant brume et esprit. Ses rêves se
complexifient davantage. Pourtant, même si Kélio côtoie sans cesse sa Guide, des parties de son âme
lui restent inconnues. Il a plusieurs fois abordé le sujet, mais Armenn détourne systématiquement la
conversation sur sa progression. Pourtant, le jeune homme voit à chaque fois leur Arbre dépérir de plus
en plus.
Lorsque Kélio aperçoit une branche sèche, il décide d’aller parler à sa Guide, toutefois sans conviction.
Le jeune homme a besoin de réponses car ce ne sont pas ses sentiments qui détériorent l’Arbre.



- Armenn, j’ai besoin d’explications. Les feuilles tombent sans raison, une branche a séché. C’est
évident que quelque chose ne va pas, mais tu refuses de me parler.



- Y a rien à savoir ! dit-elle en lui tournant le dos.



- Si ! Explique-moi. S’il te plaît.



Armenn sursaute quand elle sent une main juste au-dessous de sa cicatrice. Sans réfléchir, elle se
retourne en lui assénant une gifle incompréhensible. Il saisit alors ses poignets et les maintient tout en
la foudroyant d’un regard lourd de reproches.



- Je suis désolée, Kélio.



- Non, t’es pas désolée, et tu le seras jamais ! T’as pensé à moi, ne serait-ce qu’une fois ? Ce que
je vis ?



La branche sèche se brise et vient avec fracas sur le tas de feuilles mortes.



- Bah oui, je ne fais que ça ! Sans cesse, je cache mes émotions pour t’aider !



- Quelles émotions ?



Piégée et affaiblie par le souvenir de l’homme qui l’assaille, Armenn rend les armes, même si sa colère
ne diminue pas.



- J’ai tué Aslinn, ma Guide. J’ai sauté d’une fenêtre, parce que mon copain me violait, hurle-t-
elle, des larmes de douleur ruisselant sur son visage.



- Je suis désolé, Armenn. Pour tout.
Sa voix n’est plus qu’un murmure. Enfin, il comprend.



- Donc c’est toi la copine de l’homme qui m’a tué… marmonne-t-il.



- L’homme que j’aimais… Tu le connais ?



- Quand j’étais encore en vie, un homme s’est approché de moi. Tu sais, nous étions pauvres, ma
mère et moi. A peine de quoi manger, car mon père est mort dans un accident à l’usine. Je dois
endosser ses responsabilités, mais… Les autres n’ont pas plus d’argent que moi. Ils voulaient
prendre mon seul revenu, j’ai refusé… Et voilà, je suis là maintenant.



Kélio ne désire pas s’attarder sur le sujet. Armenn a déjà vécu trop de souffrances, et ses problèmes
lui paraissent bien dérisoires en comparaison.



- Donc attends… reprend Armenn, troublée. Comment as-tu su que c’est le même homme ?



- Il m’a donné rendez-vous à la Tour, parce que tu y étais morte. Je crois qu’il regrette ce qu’il a
fait… Mais cet homme reste mauvais.



- C’est vrai ? dit-elle, étonnée. Il regrette ?
Un soupçon d’espoir perce dans sa voix.

- Je crois qu’il regrette plus son jouet que ta personne. C’est cet enfoiré qui aurait dû passer par
la fenêtre.



- On ne peut pas être tout blanc ou tout noir non plus. Il avait sûrement ses raisons.



Le regard de Kélio s’obscurcit.



- Un homme qui en jette un autre par la fenêtre n’a pas de cœur. Il ne mérite pas de vivre. C’est
dommage qu’on ne puisse rien faire, à part lui fabriquer un beau rêve.



Les yeux d’Armenn se voilent et une ébauche de rictus vient étirer ses lèvres.



- Kélio, je t’ai pas tout expliqué… Il y a un moyen.



- Lequel ? On est pieds et poings liés, ici. Incapables de retourner dans le monde réel.



La Guide entraîne le jeune homme vers leur Arbre.



- Je vais te montrer. Pose ta main sur la mienne.



Leurs doigts s’entrelacent sur l’écorce. Aussitôt, ils pénètrent l’inconscient d’un enfant d’une dizaine
d’années. Armenn commence à manipuler la Henna ; une sombre forêt prend forme autour d’eux. Les
arbres ne laissent pas pénétrer la lumière, hormis une lueur au loin. Le garçon court pour rejoindre
cette lueur d’espoir, mais rien ne change. Les sapins se succèdent à eux-mêmes. Des yeux jaunes
apparaissent dans l’obscurité, luisants. Un cri animal déchire la nuit. Le garçon court, toujours plus vite,
toujours plus loin. Epuisé, l’enfant s’effondre et se met à sangloter. Armenn détache sa main de l’ Arbre
et arrête l’enfer de ce cauchemar.



- Mais pourquoi tu as fait ça ? Tu aurais juste pu m’expliquer ! Tu as terrorisé un enfant d’à peine
dix ans ! Et pour quoi ? Ta vengeance personnelle, ce n’est pas contre des innocents que tu dois
la diriger !



- Je t’ai juste montré ce que tu voulais. Ne rejette pas toute la faute sur moi !



- Alors dirige ta colère sur les gens qui en sont dignes ! crie Kélio à sa Guide.



- Au lieu de me hurler dessus, tu ne veux pas plutôt essayer ? J’ai déjà tenté ma chance ; j’ai tué
ma Guide. Je ne veux plus m’y risquer.



- Soit. Tu refuses d’éliminer ta colère. Tu ne me laisses pas le choix de te protéger. J’essaierai là
où tu as échoué, mais pas pour moi, conclut le jeune homme.



A nouveau, il pose sa main sur leur Arbre. Le froid de l’écorce grise remonte dans son poignet en
milliers de petites fourmis. Fermant les yeux pour se concentrer, Kélio projette sa conscience pour le
trouver. Il est là. Le même banc que la dernière fois, un maigre sandwich entre les doigts. Le Gardien
pénètre le subconscient de l’homme encore éveillé.
Paniquée à l’idée de mourir de la même manière qu’Aslinn, Armenn n’essaie pas de retenir Kélio. Elle
hésite alors à pénétrer dans le cauchemar pour suivre la suite des événements.
Kélio, déstabilisé par la conscience de l’homme, se rend compte qu’il voit à travers ses yeux. Il aperçoit
le manche du couteau voler devant son visage ; l’homme s’amuse à le lancer et le rattraper par la lame.
Sur celle-ci est gravé un arbre mort, ses racines jusque sur le manche. Effrayé, Kélio ferme les paupières,
prend une inspiration et sent la douleur affluer au creux de sa paume. Surpris, il rouvre les yeux mais
tout est noir dans la conscience de l’homme. Kélio remarque que son corps est étroitement lié à celui
de son ennemi. Même si leurs consciences sont séparées, il possède une certaine liberté sur son corps.
Le jeune homme ressent sa douleur.
La Guide entend son élève retenir un grognement de douleur. Sa conscience lui crie de fuir, pourtant
la dernière phrase de Kélio émerge dans son esprit. Elle ne peut décemment l’abandonner aux griffes
de son propre cauchemar, d’autant plus que c’est le seul homme qui s’est inquiété pour elle. Qui désire
la protéger. Sa main se pose sur l’écorce froide de plus en plus fissurée, sans qu’Armenn ne contrôle
son geste.
Kélio commence à façonner la Henna et laisse son imagination créer ses désirs meurtriers. Le décor
se pose comme une pièce de théâtre dramatique, l’ambiance s’assombrit. Armenn pourrait presque

distinguer des rideaux bordeaux se lever pour laisser entrer les personnages sur scène, entre les murs
froids de la Tour. Les mains habiles de Kélio reproduisent Armenn dans les moindres détails, mais son
regard reste sombre. Le spectre de la jeune femme s’avance vers l’homme qui commence à paniquer.



- Que fais-tu là ? crie-t-il.



- Je viens te proposer de sauter pour me rejoindre, qu’en dis-tu ?



- Sors de ma tête ! Tu n’es pas Armenn, celle que j’aimais est morte !



Le double de la Gardienne reprend à nouveau la parole.



- Celle que tu aimais ? Tu m’aurais aussi jetée par la fenêtre comme le jeune garçon ?



- Comment le sais-tu ? Tu étais déjà morte.



- C’est ce jeune homme qui me l’a appris. Il est venu avec moi. Tu mérites de mourir. Tu n’es
qu’un monstre !



Le spectre se jette alors sur l’homme. Celui-ci, terrorisé, s’empare du couteau planté dans sa paume
et le loge dans la poitrine du fantôme. Derrière Kélio, la Guide étouffe un cri, mais ne ressent aucune
douleur. Sitôt le couteau enfoncé jusqu’au cœur, le visage du spectre se métamorphose et prend les
traits de leur ennemi. Une douleur traverse la poitrine de l’homme ; celui-ci tombe à genoux en même
temps que sa réplique.



- Tu es moi. Tuez-moi, lui murmure son double.



- Comme... comment ? Qui es-tu vraiment ?



- Je suis tes erreurs, répond-il d’un ton calme.


Le reflet retire alors le poignard de sa poitrine et
le dépose dans la paume de l’homme, puis s’efface comme s’il n’avait jamais existé.
Kélio se retourne et tend une main à Armenn.



- Viens et aide-moi à finir ce que j’ai commencé pour toi. Tu le mérites.



Armenn s’avance vers Kélio, lui prend la main et de l’autre façonne sa propre silhouette et celle de
son sauveur. Leurs spectres s’approchent lentement de l’homme à terre. A leur vue, l’assassin
désorienté se relève, couteau en main. Ceux-ci s’approchent de l’homme abasourdi. A nouveau
l’assassin, de plus en plus paniqué, empoigne fermement son couteau et le brandit au-dessus des deux
Gardiens. Le spectre de Kélio se jette devant celui de sa Guide afin de la protéger.



- Kélio !!! hurle la réplique d’Armenn. Non !



Dès que la pointe de la lame effleure l’épaule du jeune homme, son visage se transforme et adopte
les traits de son adversaire. Le tissu qui entoure la plaie profonde se trempe rapidement de sang, et le
spectre disparaît bientôt en poussière.
L’homme, horrifié par la répétition de ses morts, commence à reculer vers la fenêtre de la Tour. Le
spectre de Kélio se rematérialise devant l’homme, puis il le contourne à une vitesse inhumaine. Le
jeune homme l’empoigne et bloque ses mains dans le dos, genoux à terre. Kélio récupère d’un geste
habile le couteau et le tend à Armenn.



- Je sais ce que je lui réserve, mais je te laisse l’honneur de commencer si tu t’en sens capable.
Cette phrase sort d’un ton calme de sa bouche.


Armenn regarde et essaye de comprendre Kélio : ses
yeux sont complètement dilatés et aucune once de pitié ne s’y reflète. Une aura de malveillance se
dégage du Gardien. Ses traits se figent. Cet être qui ressentait tant d’amour pour sa mère. Qui désirait
protéger Armenn au péril de sa vie. Cette créature n’a plus rien d’humain.
Contaminée par la détermination sans état d’âme, Armenn s’empare de la lame. Le temps se fige. Le
doute s’impose dans son esprit. Doit-elle réellement mettre fin à la vie de cet homme ? Même si elle
l’a haï, peut-elle décemment ôté la vie d’un être, une deuxième fois ? La Guide se rappelle le sentiment
qui s’est emparé d’elle alors que son monstre de Henna s’attaquait à sa propre Guide. Ce sentiment de
puissance absolue. Que rien ni personne n’aurait pu l’arrêter. Ce sentiment qui l’apaise, la protège.

Armenn en veut encore. Cette impression que la terre entière peut se plier à sa volonté. Et si cet
homme meurt… Rien ni personne ne pourra l’arrêter. Son Gardien lui offre son plus grand désir. Il lui
suffit de planter la lame dans le cœur de l’homme.



- Tu vas mourir, Alaric.



- C’est impossible. Nous sommes dans un rêve, dans ma tête. C’est moi le roi.



La jeune femme saisit l’allusion à son prénom mais ne relève pas. Après tout, elle ne l’a jamais aimé.
Armenn prend une inspiration et enfonce son arme dans la chair d’Alaric.



- Dans les rêves, il existe une exception. Si un Gardien vous tue, précise Kélio alors que l’homme
se vide de son sang entre ses mains.
                                       
Dans le parc, les enfants crient sur la balançoire tandis que leurs parents les surveillent d’un œil
inattentif.
Deux amoureux se promènent main dans la main en observant les oiseaux dans les branches d’arbres
verts.
Une grand-mère tricote, installée sur une couverture de pique-nique. Elle lève les yeux pour observer
le calme environnant. Elle n’aperçoit qu’un homme qui dort sur un banc. Elle retourne à son tricot sans
remarquer
Ni les gouttes écarlates
Qui commencent à perler de l’homme jusqu’au sol,
Ni le couteau
Planté
Dans sa poitrine.
                                        
Les deux Gardiens reprennent contact avec la réalité de leur monde. Quand ils retirent leur main de
l’Arbre, ils arrachent par mégarde un morceau de l’écorce. Celle-ci est aussi sombre que leurs yeux
dilatés. Plus aucune feuille ne parsème les branches noircies par l’obscurité de leur âme. Leur Arbre est
mort, mais ni Armenn ni Kélio ne s’en préoccupent.
La jeune femme lève la tête et scrute le brouillard. L’homme a disparu. Tué de sa main. Pourtant, elle
ne ressent rien, ni tristesse, ni culpabilité, hormis l’intense satisfaction d’avoir ôté la vie.



- Ça va ? la questionne Kélio.



- Oui. Le meurtre d’Alaric m’emplit de plaisir. Il ne manquera à personne.



- Tu ressens les mêmes choses que moi, Armenn. Le monde n’est pas entièrement bon ou
mauvais. C’est à nous d’être juges et bourreaux, et toi et moi ne sommes pas faits pour
apporter le bien. D’autres s’en chargeront.



Armenn médite ces paroles. Son élève a compris d’instinct que d’autres Gardiens sillonnent la Henna,
quelque part dans l’inconscience. La jeune femme sent le tatouage qui orne son bras la brûler ; son
heure est venue.



- Kélio, je dois t’enseigner un dernier précepte. Un Guide peut disparaître uniquement si son
élève a foi en ses valeurs, et s’il n’a plus peur d’offrir des rêves aux personnes malveillantes.
Cette déclaration s’est imposée à elle comme une évidence, car Aslinn n’a jamais pu le lui enseigner.



- Mais je ne réponds pas au deuxième point.



- Au contraire, tu viens de démontrer que tu es prêt en exécutant l’exact contraire. Tu as respecté
tout ce que je t’ai enseigné. J’ai confiance en toi. Adieu, Kélio.



Avant que le jeune homme ne puisse protester, il voit Armenn s’évaporer comme si elle n’a jamais
existé. Kélio sent une brûlure sur son avant-bras ; soulevant sa manche, il découvre un tatouage
représentant un arbre mort. Les branches sont brisées et sèches ; pas une feuille n’orne les rameaux.

Le Gardien comprend que ce dessin exprime son nouveau rôle. Il n’est plus un élève, mais dorénavant
un Guide.
Il lève la tête et fouille les alentours du regard. Près de l’Arbre mort, une silhouette se matérialise. Il
se dirige vers celle-ci pour perpétuer les valeurs d’Armenn. Il n’est plus élève d’un monde de rêve ; il est devenu maître d’un monde malveillant. Gardien de Cauchemars