Dzing ! Dzioïng ! Ting, ting, ting, dzing ! Quelques pas en arrière. Puis en avant. Ting, ting, dziiing, ting. Mon adversaire recula à son tour, afin de se remettr…
Le faux duc se tenait devant moi droit comme un « i », me regardant avec un sourire aux lèvres. Il était encore élégamment vêtu, ayant cependant troqué sa veste militaire droite et rigide pour une veste de brocart bleue s'évasant en partie basse, avec des manches ajustées en rouge. Une chemise ornée d'un jabot, tous deux blancs, apparaissaient en dessous.
Un trop-plein de questions et de colère montait en moi à une vitesse déconcertante. Cela devait se voir sur mon visage, je le devinais à mes joues brûlantes. Mes poings se serrèrent en même temps que les traits de mon visage. Je bafouillais d'un ton sec :
-Que... qu'est... qui êtes-vous ?
Sa tête pencha légèrement sur le côté. Son sourire charmeur, mais tellement désagréable en ce moment même, était toujours présent à ses lèvres :
-Jean Bono, pour vous servir, belle demoiselle...
-Arrêtez avec cela !
-...homme que certains, ou certaines, qualifieraient de peu de foi. En ce qui me concerne, je me considère plutôt comme un gentilhomme. De fortune, certes, mais gentilhomme avant tout.
-Comment osez-vous vous dire gentilhomme, après ce que vous avez eu l'audace de me faire hier soir ! explosai-je.
Son sourire disparut, même si son air restait confiant et suffisant.
-L'ensemble de mes activités est très divers, au grès des demandes de mes clients, dont votre chère grande-tante est une parmi les plus fidèles. Mais j'interviens également dans le cadre de la bande à laquelle vous avez eu à faire hier soir. Mes activités dans ce cadre sont peut-être effectivement moins recommandables, néanmoins, je n'en suis pas à l'origine.
-Ce n'est pas ce que ma grande-tante m'a indiqué hier !
-Me concernant, votre grande-tante sait certaines choses, elle croit en deviner certaines, et elle n'en sait pas d'autres. De la même manière que je connais certaines de ces manigances, et d'autres non. Bien entendu, vous ne me croirez pas, mais l'idée de profiter de l'arrivée massive de jeunes nobliaux perdus, décontenancés, mais fortunés, à la capitale, dans le cadre de cette année de festivités, est du fait d'Annabelle, et non de moi-même. Et, pour votre gouverne, il ne me semble pas que vous m'ayez questionné d'une manière ou d'une autre sur moi-même, lors de cette fameuse soirée. Je n'ai, pour ma part, vu qu'une jeune et belle demoiselle aveuglée par un séduisant et beau... je ne sais même pas quel titre ridicule Annabelle a-t-elle pu me donner pour cette soirée-là !
Mes yeux s’agrandirent de stupeur et de colère. Mais il continua :
-Finalement, même dans ce cadre peu recommandable, je me fais fort de compenser au maximum mes futurs larcins d'une manière ou d'une autre. N'avez-vous pas vécu une soirée forte en sensations... palpitantes, tout en glanant quelques pas de danse qui vous étaient alors inconnus ?
Il agrémentât la fin de sa tirade d'un sourire et d'un clin d’œil. J'étais à deux doigts de m’emporter dans ma rage. L'effort pour garder mon calme à ce moment-là fut colossal.
-Je... Vous... Donnez-moi une seule bonne raison de ne pas vous faire jeter dehors !
Je le regardais avec dédain. Le dégoût dans ma voix ne lui ôta aucunement son assurance.
-Parmi mes diverses activités, j'enseigne la danse à qui veut se donner la peine de l'apprendre et de briller dans les soirées de la capitale. Et en a bien évidemment les moyens. Et je dois dire qu'il semblerait que j'ai acquis une petite renommée à ce propos. Votre grande-tante aime d'ailleurs beaucoup faire appel à moi pour cela.
Je me rendis compte qu'il n'avait toujours pas bougé depuis le début de notre échange verbal qu'au moment où il commença à avancer vers moi en sautillant. Arrivé à proximité, je ne pus retenir mon bras droit qui partit tout seul, ma main venant frapper sa joue gauche. La violence de la claque se résonna dans la pièce vide. Il recula, plus par l'effet de surprise que du fait de la douleur. Sa joue était déjà toute empourprée. Il passa sa main sur son visage endolori, et ne put réprimer un sourire.
-Je dois l'avoir bien mérité ! Mais pour en revenir à notre petite discussion...
A son monologue, pensai-je intérieurement.
-...votre grande-tante s'est dit, après vous avoir vu danser hier soir, et à juste titre, que vous aviez besoin d’approfondir votre connaissance des danses de la cour, et vous a donc payé des leçons de danse. Malheureusement pour vous, il semblerait que son dévolu quant au choix du professeur se soit porter sur ma personne. Et, étant un gentilhomme, je me ferais fort d'honorer cette commande.
Ce faisant, il s'approcha de nouveau de moi.
-Ne vous approchez pa...
Aux aguets, ma main droite repartit de nouveau à l'assaut de sa joue. Cependant, il intercepta mon poignet au vol de sa main gauche, et m'attira brusquement à lui.
- ...aaah !
Il passa son bras droit derrière moi, entourant mon bas de dos et posant sa main sur ma hanche droite. Et, levant son bras gauche, et donc ma main droite, partit en tournant. J'essayai de parler, mais les petits pas sautés et le mouvement m'empêchaient de proférer une phrase limpide :
-Que... faites... vous ?
Son visage de biais, regardant dans la direction de sa rotation, se tourna et se pencha vers le mien, pendant que la rotation s'arrêtait. Il sourit, me fit un clin d’œil, et repartit de plus belle, dans le sens inverse, après m'avoir attrapé le poignet gauche avec sa main droite, et avoir passé son bras gauche derrière de bas de mon dos pour poser sa main sur ma hanche gauche.
-Lâ... chez-moi !
En l'absence de réponse de sa part, je tentais de dégager mes bras. Évidemment, il serra bien mon poignet gauche, bloquant ce bras, tandis que mon bras droit était bloqué dans son dos par son flanc gauche. J'essayais de reculer, mais la vitesse de la rotation devenait plus forte et j'avais la sensation de tituber, de ne pouvoir me tenir droite.
-Lâchez-... moi, ou j'a... ppelle à... l'aide !
Me rapprochant, je me rendis compte que la position la plus sûre était d'être collée à lui. Sa présence tout contre mon corps, le contact de sa main tenant mon poignet et de l'autre agrippant ma hanche, provoquaient en moi des sensations ambivalentes. Je n'arrivai pas à savoir s'il s'agissait de répulsion, ou au contraire d'une excitation qui me semblait malvenue.
-Vous... l'aurez... voulu !
Profitant de ma déconcentration pour sortir cette phrase, il arrêta sa rotation, et intervertit de nouveau ses prises. Et repartit dans une rotation en sens inverse.
-AU SE... COURS !... A L'AI... DE !
La tête commençait à me tourner du fait des rotations rapides, mais j'avais l'impression d'entendre un doux murmure cadencé. Ses jambes venaient butter contre les miennes.
-AIDEZ... MOI !
J'essayais de me dégager de nouveau, en vain. Je maudissais Michon de ne pas être présent en cet instant même. Je me désolais de ne pas avoir sa force brute. Il ne me faisait aucun doute que Michon avait une force bestiale bien supérieure à celle du sieur Bono.
Le doux murmure venait de ce dernier, qui sifflotait très légèrement un air de musique, ce qui lui permettait, je l'imaginai, de suivre son rythme en l'absence d'accompagnement musical. Je n'arrivai pas à suivre la cadence et compter les mouvements, mais il me sembla normal que ceux-ci devaient suivre un ordre précis. Il devait donc y avoir un moment où mon cavalier devrait changer de sens de rotation, et donc intervertir ses prises sur moi. Il fallait juste que j'at...
Tout à coup, il lâcha mon poignet gauche et posa sa main droite sur mon ventre. Mon bras gauche libre, je voulu en profiter pour dégager mon bras droit, mais un mouvement brusque de sa cuisse gauche sur mon flanc droit me fit décoller en l'air, tournant en même temps que lui. Ma main droite agrippa en catastrophe l'arrière de sa veste tandis que je lâchai un petit cri strident. De l'air s'engouffra sous le bas de ma robe, la faisant gonfler et laissant apparaître ma cuisse nue. Je retombai doucement sur le sol, ma chute amortie par sa cuisse qui avait suivis tout le long de mon vol. Il profita de ma surprise totale pour rattraper mon bras gauche dégagé de toute étreinte, et intervertir sa prise.
Nous repartîmes dans l'autre sens. L'effet du vol m'avait sidérée, et sa réalisation par mon partenaire, alors que je lui menais la vie dure pour guider, me laissait pantoise. A quoi bon tenter de lutter, sachant qu'il ne semblait pas vouloir s'arrêter en si bon chemin, que je ne pouvais pas lutter contre sa force, que je ne savais anticiper les moments où je pouvais tenter de me dégager. Et que ce qu'il me faisait faire, tout bien réfléchit, était très enivrant et envoûtant. Voire même excitant.
Je décidai de ne plus lutter et de me laisser faire. Il le ressentit immédiatement, desserrant ses prises et me recentrant légèrement face à lui. Il changea encore un fois de sens de rotation, attrapant doucement le bras que je lui tendis maintenant volontiers. Me prévenant d'un mouvement de cuisse en avance, il me fit voler une seconde fois. Ce faisant, il guida ma main droite pour quelle tienne ma robe et ainsi éviter que celle-ci ne se gonfle et laisse apparaître ma chair nue.
Me laissant totalement guider, j'essayais de me concentrer sur les mouvements, pour essayer de les anticiper du mieux que je pouvais. Maintenant qu'il pouvait produire le mouvement dans son entièreté sans que je ne le gêne d'aucune sorte, je commençais à comprendre la succession de rotation, de petits sauts sur une jambe, et les fameux portés qui me faisaient toujours autant d'effets.
Et ce fut au sixième porté, alors que je retombais doucement sur le sol, tenant les deux mains du sieur Bono dans les miennes, nous regardant tout deux intensément et avec un sourire réciproque aux lèvres, que la porte de la salle s'ouvrit à grand fracas.
Soizic, les joues roses et le souffle coupé entra la première, suivis de Michon, en habits de palefrenier, les bottes crottées, une lame à la main.
-Mademoiselle ! poussa Soizic d'un petit cri strident.
-Mademoiselle ! gronda Michon dans le même temps.
Nous nous tournâmes tout deux dans leur direction, quelque peu surpris.
-Je... je suis désolé, s'excusa Soizic, j'ai... j'ai mis du temps à vous entendre appeler de l'aide. Et... je ne me sentais pas le courage d'intervenir toute seule. Mais je n'ai trouvé personne dans le bâtiment. Puis j'ai pensé à Michon. Mais... le temps de le trouver, qu'il prenne son arme et que nous accourrions... j'espère que ce n'est pas trop tard, je serais extrêmement confuse...
Michon attendit patiemment que sa compagne ait fini :
-Mademoiselle, souhaitez-vous que je me charge d’occire cet importun ?
Soizic émit un hoquet apeuré, puis reprit :
-Que... que vous a-t-il fait ? Vous a-t-il maltraitée ? Menacée ? Que devons-nous faire ?
Je lâchai les mains de mon cavalier et me dirigeai vers eux en souriant :
-Ne vous inquiétez pas, il ne m'a finalement rien fait. J'ai eu une frayeur, mais en vain. Rassure-toi Soizic, tu n'as rien à te reprocher.
-Vous me voyez heureuse de l'entendre, soupira Soizic.
Michon restait muet, mais son regard menaçant dardant vers Jean Bono valait mille mots. A le regarder ainsi, je me confortai dans mon opinion que Michon ne ferait qu'une bouchée du sieur Bono dans un combat où seule la force physique comptait.
Jean me dépassa, avançant droit en direction de Michon, qui leva la lame à l'horizontale. Le gentilhomme de fortune ne s'arrêta que lorsque la pointe de l'arme vint butter contre sa veste.
-Je vous trouve bien impétueux, jeune homme, surtout lorsque vous tenez une arme et que je n'en possède point de mon côté.
Michon ne répondit pas, se contentant de souffler fortement du nez. Jean Bono reprit :
-Je suis au regret de ne porter de gant, ne pouvant vous défier en duel comme le feraient les gentilshommes.
Son ton, légèrement condescendant, avait des traces narquoises qui ne manqueraient pas de faire mouche sur Michon, je le savais. Ce qui ne ratât pas :
-Je n'ai que faire de votre protocole. Donnez moi l'heure et le lieu, et je me ferais une joie de vous transpercer le cœur !
La situation était passablement tendue.
-Messieurs, je vous en prie. Nous ne sommes pas ici sur un champ de bataille, ni sur un lieu de duel, mais dans la maison de ma grande-tante, qui se veut être une personne respectable. Je vous prierais donc d'arrêter vos manières belliqueuses. Michon, nous n'avons pas terminé notre cours de danse, et comme je n'ai finalement pas besoin de ton aide ô combien précieuse, je te prierais de retourner à tes occupations.
-Bien, Mademoiselle, répondit mécaniquement le grand et puissant palefrenier en tournant le dos et s'en allant.
Ce garçon était vraiment particulier et distant. Comme s'il semblait se trouver dans un autre monde.
-Soizic, de la même manière, je te prie de nous laisser. Mais reste dans les parages, j'aurais besoin de toi pour me changer après le cours.
-Bien, Mademoiselle, murmura la jeune et jolie bonne en baissant les yeux.
Je plaçai mon index sous son menton et lui relevai la tête :
-Anne, ma belle Soizic. Ne me donne pas du mademoiselle. Sauf devant ma grande-tante, si jamais tu y tiens.
Un sourire vint éclairer le visage de la jeune femme.
-Mademoiselle a raison.
Nous sursautâmes toutes les deux. Le sieur Bono, qui avait volontairement appuyé sur le « Mademoiselle » se trouvait derrière nous, nous surplombant de sa hauteur.
-Votre visage, d'une beauté pourtant incommensurable, devient encore plus radieux quand il s'orne d'un si beau sourire. Il serait bien dommage de ne pas nous en faire profiter.
Soizic devint rouge tomate.
-Monsieur...
-Si je ne me trouvais à devoir donner des cours de danse à Mademoiselle, j'aurais été ravi de faire votre connaissance de façon plus... approfondie.
Il venait encore un fois d'appuyer volontairement sur le « Mademoiselle ». Lorsqu'elle le regarda dans les yeux, Soizic mit sa main devant sa bouche pour étouffer un petit gloussement. Je supposai qu'il venait de lui prodiguer son clin d’œil charmeur.
Mon ton fut glacial :
-Comme le fait si bien remarquer le sieur Bono ici présent, il a un cours de danse à me dispenser. Je te prierai donc de nous laisser seule, Soizic, et de m'attendre à côté.
Son sourire et le rouge à ses joues disparurent instantanément, et elle sortit de la pièce la tête baissée. Une fois la porte refermée, le professeur se retourna vers moi, un sourire aux lèvres, son air toujours aussi confiant:
-Serait-ce mes sens qui me jouent des tours, ou aurais-je senti à raison, dans cet ordre donné avec un telle froideur, une volonté de couper court à toute tentative de ma part de nouer un contact avec la si belle personne qui vient de nous quitter, volonté née d'une trace de jalousie de votre part ?
Bien évidemment, mes joues récupérèrent la rougeur perdue de celles de Soizic, et mirent à bas toute tentative de dénégation de ma part.
-Que m’avez-vous donc fait ?
Jean Bono me regarda, mi-figue, mi-raisin :
-Je ne comprends pas où vous souhaitez en venir, gente dame. Je vous répondrai donc que j’ai réussis à regagner un peu d’estime de votre part, jusqu’à un point peut-être assez élevé par rapport au début de notre séance, jusqu’à ce que mes avances à peine voilées auprès de cette charmante créature qui vient de nous quitter ne me fasse retomber dans les bas-fonds de votre considération.
Sa façon de s’exprimer et de tourner les choses me désorientait quelque peu.
-Je… je ne parlais pas de cela. Qu’avons-nous dansé avant que Michon et Soizic ne nous interrompent ?
-Ainsi donc, c’était cela…
Il laissa sa phrase en suspend. J’attendis patiemment qu’il daigne reprendre.
-… Voyez-vous, belle demois... Je m'excuse, j’ai compris que vous ne souffriez plus cette façon de vous appeler. Donc, s’il y a bien une chose pour laquelle j’aimerais que vous ayez une confiance… aveugle et totale en moi, c’est pour ce qui a trait à la danse.
-Vous tournez autour du pot, monsieur !
Ma phrase était sortie avec une pointe d’énervement impatient.
-Sûrement. Voyez-vous, le sujet est délicat. Mais soit, puisque cela semble vous être important, et qu’il me faut bien faire des concessions, puisque nous serons amenés à nous revoir.
Mon sourcil droit se leva.
-Cette danse s’appelle la volte. Elle vient de la lointaine Provinlx où elle est restée confidentielle.
-C’était si…
-Difficile de mettre des mots dessus ?
-Effectivement.
-La proximité des corps, les tourbillons, mais encore et surtout les fameux portés, lui donnent un attrait bien supérieur aux autres danses que je connaisse. Et les sensations qu’elle procure, et ne le cachez pas, je vous ai entendu, dépassent de loin ce que l’on éprouverait ailleurs. C’est pour cela que cette danse est fortement réprouvée par les autorités religieuses en Provinlx et que peu savent la danser.
-Sauf vous, bien entendu.
Ma remarque était mi-ironique, mi-admirative. Il caressa ma joue de l’arrière de sa main droite. Je le laissai faire en tressaillant intérieurement.
-Sauf moi, bien entendu.
-Et vous allez me l’apprendre, bien entendu.
-Et je vais vous faire travailler la gavotte et la branle, vous apprendre de manière approfondie la sarabande, et faire de vous la plus belle danseuse de menuet pour le Grand Bal du Roi.
Une pointe de déception m’envahit :
-Et…
-Et nous verrons s’il reste encore assez de temps et si vous me supportez encore assez longtemps pour que nous puissions pratiquer la volte. En attendant, concentrons-nous sur les danses officielles, et, ne vous en déplaise, vous avez encore du travail à accomplir pour arriver à vos fins. Enfin, à celle de votre grande-tante, tout de moins.
Un sourire réapparu sur son visage.
-Ah, je vous trouvais bien trop sérieux, je vois que vous retrouvez votre air narquois et hautain.
-Ne vous méprenez pas, bel… mademoiselle. Je prends le sujet de la danse très au sérieux, et je me désole, à mon corps défendant, de ne pas être considéré comme le meilleur professeur que ce royaume puisse compter. En attendant, il me semble que vous êtes ici pour apprendre, et je pense qu’il est l’heure de s’y mettre. Nous allons tout d’abord voir les présentations. Prenez ma main droite.
Il me tendit sa paume droite, dans laquelle je vins poser délicatement ma main gauche, et nous avançâmes côte à côte vers le centre de la pièce.
Après une heure d’apprentissage de la présentation, du port du buste, de la position des bras, accompagnés et suivis de flexions, de petits sauts sur un ou deux pieds, voire même de tentatives d’entrechats, de rotations, sous les ordres mesurés et les conseils avisés d'un professeur qui semblait complètement absorbé dans sa tâche, mes jambes commencèrent à tirer bien plus que nécessaire. Je m’arrêtais soudain au milieu d’une rotation.
-Je… je suis navré.
-Plait-il ?
Jean me regarda, quelque peu décontenancé.
-Je… mes jambes me font souffrir. Je crois que je vais m’arrêter ici pour aujourd’hui.
-Si tôt ?
Mon interlocuteur paraissait déçu et avoir perdu la suffisance qui semblait le caractériser.
-J’ai déjà pratiqué une longue séance d’escrime ce matin, suffisante pour que cette heure de danse ne vienne achever le peu de force que mes maigres jambes ne possèdent.
Un sourire réapparut sur les lèvres de mon partenaire.
-Je vois que vous êtes une demoiselle pleine de ressources !
Je répondis à son sourire de la même manière :
-Plus que vous ne l’imagineriez.
-Oh, je n’en doute pas le moins du monde. Mais vos manies seraient-elles compatibles avec les manières d’une demoiselle de cour ?
Je rougis, muette. Commençant à se diriger vers la porte de sortie, il ne le remarqua pas. Il enchaîna :
-Et, la connaissant quelque peu, que dirait notre chère Marguerite si elle l’apprenait ?
-Oh, c’est chose faite, ne vous inquiétez donc pas.
Arrivé au pas de la porte, il l’ouvrit.
-Je ne m’inquiète pas pour vous, belle demoiselle.
-Quand nous reverrons-nous ?
Il se tourna face à moi, un grand sourire aux lèvres et me fit un de ses fameux clins d’œil :
-Peut-être plus tôt que vous ne l’imagineriez. Au revoir, Françoise.
La porte se referma doucement, sans un bruit. Elle tremblait. Je tremblais. Ce prénom. J’avais froid. La salle me semblait immense et vide. Françoise. Les mouvements réguliers du pendule de cheminée, seul son encore présent, résonnaient dans l’immensité vide de la pièce.
Mon regard était toujours fixé sur la porte, comme absorbé. La salle semblait tourner. La fatigue, les rotations. Tourbillonner. Les portés. Mon prénom.
Un regard alentour, et tous ces visages de portraits de la famille, dont les yeux semblaient concentrés au loin. Ou me regardaient. Qui interrogateur, sévère, complaisant, agacé.
Pas celui de ma demi-sœur. Le mien. Celui que peu de personnes ne connaissaient réellement ici. Et que personne ne devait savoir.
Comment avait-il pu le connaître ?
Non, père, ce n’était pas moi qui le lui avait dit. Mais en étais-je vraiment sûre ? Comment, grand-oncle ? Hier soir ? Le bal ? Chez la Marquise ? Blanche ? Madame de Drouot ? Je le lui avais dit. Effectivement.
Pourquoi me regarder ainsi, Charles de Pont-Sainte-Croix. Ce n’était pas parce que vous étiez mon quadrisaïeul, ou mon quinquisaïeul, je ne me souvenais plus, que vous aviez le droit de me considérer ainsi. Mes mots n’avaient été que murmurés. Et je pouvais l’assurer, le crissement des violons avait été trop strident pour que l’on puisse entendre. D’ailleurs, ce bruit aiguë avait capté l’attention de tout un chacun, même celle du sieur Bono. A moins qu’il ne soit un excellent comédien, ce que j’étais à même de commencer à concevoir, je vous l’accordais, Adeline, il aurait réagi différemment s’il avait à ce moment là connu mon vrai prénom et m’avait entendu lui donner un substitut.
Il devait donc l’avoir appris par la suite. Et ce n’était pas de mon fait. Mais dans ce cas, qui ? Grande-tante ? Non, je ne l’accusais pas, grand-oncle. Même si je n’étais pas encore au fait des manières de la capitale, et ne percevais pas encore toutes ces manigances, il me semblait qu'elle n’avait pas d’intérêts en cela. Bien au contraire, pensais-je.
Elle m’avait garanti que son personnel ne savait rien de ma véritable identité. Et en cela aussi, je me devais de lui faire confiance.
Cela venait-il donc de mes gens ? Pourtant, Anne, ma demi-sœur, m’avait promis que tout avait été fait de telle sorte qu’ils gardassent leur langue. Il me semblait difficile d'en douter. Mais d’Anne, en revanche… et de son fidèle, perfide et intelligent Erwin... Je n’étais, là, sûre de rien. Bien entendu, nos relations s'étaient tendues depuis son retour, et elle devait maintenant me percevoir comme une rivale bien plus que comme ne amie proche et fidèle. Néanmoins, la mission que nous avions conçue pour la venue d’une de nous deux à la capitale avait été réalisée de concert, et nous n’avions toutes deux aucun intérêt à ce que celle-ci échouât. A moins qu’une chose ne m’échappait…
Devant cette tempête et ce désarrois intérieur, au milieu de tous ces regards maintenant accusateurs, je décidai de prendre mon courage à deux mains, et de faire ce qu’il aurait fallu que je fasse instantanément.
Je me précipitai vers la porte d’entrée de la salle que j’ouvris d’un mouvement brusque, faisant grincer les gonds, sous le regard fixe du portrait de Père. Surprise, Soizic se retourna en poussant un petit cri, tandis que Michon, en face d'elle, s'enfonçait lentement et inutilement dans un recoin sombre.
-Soizic, aurais-tu aperçu le sieur Bono ?
-Ou... oui, mad... Anne. Il est sorti de la pièce il y a environ cinq minutes. Il semblait assez absorbé, et ne nous à même pas remarqué alors que nous étions encore plus proche de la porte que ce faisant.
Michon ressortit doucement du recoin sombre, et hasarda :
-Il est descendu prestement par l'escalier principal.
Je les remerciai inintelligiblement, courant maladroitement avec cette robe en direction de l'escalier principal, que je dévalai en manquant de percuter la vieille servante qui nous avait servi le repas, et qui montait lentement les escaliers en soufflant, portant un service de thé fumant.
-Attention, jeune demoiselle !
Je bafouillai une fois de plus des excuses incompréhensibles, continuant ma descente des escaliers. La porte donnant sur la cours était ouverte, je la franchis d'un bond en manquant de me tordre une cheville. Une de mes ballerines glissa tandis que j'atterrissais dans les graviers. Une calèche était sur le point de sortir par l'entrée de l'hôtel particulier de ma grande-tante. Me rapprochant suffisamment vite, je reconnus le crâne dégarni de Monsieur Bronsard. Ce n'était donc pas ma cible. Mais celle-ci devait avoir quitter l'hôtel, et la sortie de la calèche, qui obstruait complètement l'entrée, se fit dans un mouvement ralenti insupportable. Quand enfin je pus avoir accès à la rue, je trouvais celle-ci clairsemée, suffisamment pour n'apercevoir aucune veste de brocart bleue aux manches ajustées en rouge. Jean Bono était maintenant trop loin.
Perdue dans mes pensées, encore toute essoufflée, je me maudis de ne pas avoir réagi plus tôt. Une main se posa soudain sur mon épaule droite, me faisant sursauter :
-Alooors mon enfant, tout s'est bien passééé ?
Je me retournai, le regard hagard : -Grande-Tante ! Je... Mes yeux étaient rouges et menaçaient de couler. A mon air déconfit, elle comprit que tout n…