Gardien de Cauchemar, par Coeurfracassé

Les marches se succèdent, grinçantes. Vingt-deux, vingt-trois… Le souffle d’Armenn se fait court mais elle continue à gravir cet escalier sans fin. Le vent s’e…




Chapitre 2: L’élève , par Paillette


Elle se réveille. Depuis combien de temps est-elle inconsciente ? Armenn entrouvre ses yeux. Tout
semble brumeux, la jeune femme ne distingue qu’un grand arbre florissant. Il est superbe, avec des
feuilles aux reflets d’argent. Des taches blanches illuminent sa verdure ; il a l’air surnaturel. Un groupe
de mésanges piaillent sur la plus haute branche. Pourtant, autour, tout reste flou.
Lentement, Armenn se relève. Elle est désorientée, et tourne sur elle-même pour essayer de percer
la brume, sans succès.



- Je suis morte ?



Le silence lui répond, opaque. Là-haut, les mésanges se sont tues, et quand la jeune femme lève la
tête, les oiseaux ont disparu. La mort ressemble-t-elle réellement à ça ? Une errance infinie dans le
brouillard ? Armenn refuse de rester dans cet état conscient, et prodigieusement désagréable.
L’homme a ruiné sa vie, la jeune femme ne désire pas subir sa mort. Elle redresse la tête, puis choisit
une direction à emprunter.



- Au moins, je ne reste pas là, dit-elle au brouillard.


Armenn se met à marcher dans une direction inconnue. La brume l’approche sans jamais la toucher ;
ça lui donne un côté effrayant. Combien de temps marche-t-elle comme ça ? Une minute, plusieurs
jours ? Le temps semble s’écouler différemment que dans le monde réel. D’ailleurs, Armenn s’y trouve-t-elle encore ? Elle souhaite tant rencontrer une âme, peu importe qu’elle soit morte ou vivante.
Le brouillard se succède au brouillard. Tout n’est que vapeurs et silences. Armenn marche encore et
encore, sans jamais s’arrêter. Elle n’a pas faim, ni soif. Seulement ce besoin de plus en plus présent de
rencontrer autre chose que ce flou omniprésent. Puis, lassée et à bout de forces, la jeune femme se
laisse choir à terre. Une voix retentit alors dans son dos.



- Armenn. Je t’attendais.
                                      
Kélio se lève de bonne humeur ce matin-là, même s’il sait que cet état ne va pas durer bien longtemps.
Le garçon s’habille et part travailler le cœur léger. Le soleil darde quelques-uns de ses rayons timides
sur les rues pavées, l’air reste vivifiant. Parvenu devant l’usine, un ami de l’homme vient le voir :
- Rends-toi à la Tour de la légende pour répondre de tes actes, ou on viendra te chercher chez
toi, devant ta mère. Et Dieu sait ce qu’on pourrait lui faire endurer. Peut-être te torturer devant
ses yeux… non ?



- J’y serai, mais si vous touchez à ma mère… menace-t-il, énervé.



- Il lui arrivera rien si t’obéis, on se comprend ?


souffle son harceleur, se rapprochant jusqu’à
effleurer Kélio.
Puis il disparaît dans la rue sans même lui jeter un regard. L’ouvrier se met à son poste et commence
à travailler. Pourtant, il ne jette que des coups d’œil distraits aux pièces qui passent entre ses mains, se
demandant ce qui se passera. Kélio mange et finit sa journée de labeur, mais aucune solution ne lui
vient à l’esprit pour arranger les choses le soir même.

Allongé sur son lit, Kélio observe le plafond. Il est perdu, et pour se remonter le moral avant de partir,
le garçon regarde les nouvelles du monde. Peut-être qu’un mariage est annoncé ? Une naissance ? Un
rien aurait pu alléger son fardeau, mais rien de tel ne s’est emparé de la presse. À la place, un mémorial
pour une femme qui a disparu vers cette légendaire Tour il y a un an tout juste occupe toute la première
page du journal local.



- Ce sera moi le prochain, pense-t-il tout haut.
                                     
Elle lève les yeux. Tout là-haut, semblant flotter sur la brume, se tient une femme majestueuse.
Paisible, sans âge, elle inspire immédiatement le respect. Pourtant, elle se tient l’avant-bras dans un
geste protecteur. Armenn se remet sur ses jambes tremblantes et dévisage l’inconnue.



- Qui êtes-vous ?



- Aslinn. Je serai ta Guide dans ce monde.
Armenn fronce les sourcils :



- Ainsi, je ne suis pas seule ? Et cet endroit est un… monde ? Celui des morts ?



- Non, Armenn. C’est le monde inconscient de l’humanité. Chaque chose en son temps.



- Et Aslinn… pensa tout haut la jeune femme. J’ai déjà entendu ce prénom. Oh, oui !



Elle regarde plus attentivement sa Guide.



- Etes-vous… La belle demoiselle qui échappa à la Mort en se jetant dans ses bras ? Celle de la
légendaire fenêtre ?



Aslinn soupire. Elle préfère éviter les questions personnelles. Après tout, la demoiselle n’est pas
censée raconter son histoire : elle a suffisamment fait d’erreurs pour le restant de sa mort.



- Assez de questions. Viens. J’ai beaucoup à t’apprendre.



La demoiselle se met en route, et Armenn la suit péniblement. Pendant que les deux femmes
marchent, sa Guide commence son récit.



- Je t’ai déjà dit que nous sommes dans un monde inconscient. Tu vois toute cette brume ?



La jeune femme acquiesce d’un hochement de tête.



- C’est la Henna. Tu peux, avec un peu d’entraînement, la modeler à ta guise. Créer des mondes,
des organismes. Voici ton rôle, Armenn : créer les rêves humains. Tu es là pour leur donner
conseil, leur faire vivre l’irréel. Tu fais partie des Gardiens de leur inconscient.



- Donc je ne suis pas seule ?



L’espoir renaît dans sa voix. Mais pourquoi n’a-t-elle vu personne, alors ?



- Non, mais tu ne croiseras jamais personne d’autre que moi, ta Guide. C’est pour… éviter de
prendre un mauvais chemin. Tu vois cet arbre ?



Armenn se rend alors compte qu’elle est revenue près du feuillu argenté de son arrivée. La distance
pouvait-elle également s’étirer ?



- Ton âme est jumelée avec lui. S’il était coupé, par exemple, tu disparaîtrais de ce monde… Et
nul ne sait ce qui adviendrait de toi. Cet Arbre représente ta vie dans ce monde inconscient. Le
plus souvent, les Gardiens restent près d’eux pour créer les rêves. Ce peuplier blanc est ton
essence. Mais peu importe, reprend Aslinn après une inspiration. Je vais t’enseigner ta
première leçon.
                                       
Le jeune homme descend à la cuisine. Il effleure les murs tachés d’humidité, foule le plancher usé et
irrégulier. Cette maison ne paie pas de mine, mais au moins, c’est chez lui.



- Maman, je pars voir des copains, ne m’attends pas pour souper.



Après avoir reçu une réponse parvenant de la douche, Kélio claque la porte dans la nuit et s’en va
lentement. Au bout de la rue, il se retourne et voit sa maison briller parmi les autres. Soudain, ses nerfs
lâchent et il s’écroule, pleurant toutes les larmes de son corps. Peu importe que quelqu’un le voie.

C’est une douleur énorme que personne ne peut comprendre, un froid qui vous gèle le cœur, car vous
savez que c’est la dernière fois que vous voyez votre demeure.
Puis il se lève et prend route vers son destin, un destin écrit sous ses pas.
Une fois qu’il est arrivé à la Tour, les amis de l’homme se détachent immédiatement de l’obscurité.
« Pourquoi lui accorde-t-on autant de valeur, c’est débile ! » se demande intérieurement Kélio. Il rigole
de cette pensée idiote, si peu de temps avant sa fin. Le garçon marche jusqu’au pied de la construction
et se fait encercler.
                                       
Son monde prend peu à peu forme. D’abord, la brume est difficile à manipuler. Un dé à coudre, une
sarbacane. Des objets qui tiennent dans le creux d’une main. Puis, une chaise. Une bibliothèque. Les
contours se précisent. Il reste encore des zones floues qu’ Armenn s’empresse d’éliminer. La Henna
disparaît au fur et à mesure que la jeune fille précise son imagination ; les objets deviennent des
maisons, des montagnes ou des océans.



- Essaie les êtres vivants, maintenant, lui enjoint Aslinn après de longues heures d’enseignement



- si ce sont bien des heures, se rappelle Armenn. En soi, créer l’animal n’est pas compliqué. Ce
qui demande beaucoup d’efforts, c’est... Leur créer une âme, si je m’exprime vulgairement.
Tout être vivant a conscience de son environnement et agit en conséquence. Tu dois toujours,
toujours respecter les caractéristiques du monde humain. Plus tes souvenirs seront réalistes,
plus tes rêves éclateront de vérité. En général, les vieux Gardiens créent les rêves les moins
vraisemblables. Essaie une souris, maintenant.



Armenn se concentre. La Henna prend forme : des moustaches, un museau, des poils gris. Une souris
apparaît, avec ses deux oreilles rondes.



- Fais-la couiner, Armenn. Imagine-toi à sa place. Crée-lui un environnement. Tu comprends ? Il
ne suffit pas de modeler la Henna. Il faut lui donner des raisons d’exister.



Après quelques essais infructueux, la jeune femme parvient enfin à concevoir un monde
vraisemblable. Aslinn ajoute quelques dernières recommandations.
- N’oublie pas la conception naturelle de la Terre. En général, cela vient naturellement, comme
la gravité par exemple. Mais parfois, quand un Gardien est ici depuis longtemps, il oublie ce
genre de concept. Voilà pourquoi les humains rêvent souvent d’une chute libre infinie, puis se
réveillent en sursaut, car le cerveau humain n’est pas programmé pour passer outre ses vérités
générales.



Sa Guide reste patiente malgré ses nombreuses erreurs, et lui prodigue des conseils avisés, jusqu’à
ce qu’elle la trouve fin prête.



- Viens, Armenn. Je vais te montrer ton premier rêve.
                                      
L’homme s’approche de lui et déclare :



- Tu te rends compte que c’est la première fois qu’on m’humilie de la sorte ? Et je n’aime pas
qu’on me mette au défi.



- Je pensais pas qu’on pouvait être autant arrogant, maugrée Kélio.



- Tu es mort mais je suis joueur, je te laisse une minute pour te cacher dans la Tour. Si je ne te
trouve pas en cinq minutes, tu es libre. Sinon, je monte et tu meurs. Ça commence maintenant.



Kélio ne se fait pas prier deux fois et court de toutes ses forces. Il gravit les marches quatre à quatre,
vite essoufflé. Pour la première fois, il remarque à quel point il ’apprécie sa vie. Plus le nombre de
marches augmente, plus elle lui file entre les doigts. Il aurait aimé en profiter plus tôt.
Au sommet, Kélio atteint une haute salle circulaire, toute de pierre vêtue. Une pièce bien étrange,
car il n’y a qu’une fenêtre, et sur celle-ci, une inscription incompréhensible : « L’Arbre du rêve ne surgit
pas à la fenêtre du cauchemar. »

- Tant pis pour les détails, marmonne le jeune homme. Il faut que je me cache, mais où ?


Des bruits de pas résonnent dans les escaliers de pierre. De plus en plus paniqué, Kélio se précipite
aux quatre coins de la pièce. Il doit se ressaisir, car ses nerfs s’apprêtent à lâcher. Sa mère s’impose
alors dans son esprit et subitement, il recouvre son sang-froid. Kélio doit rester pour elle, car sa
maternelle ne réussira pas à vivre sans son fils, alors que son mari est mort.
Soudain, la porte s’ouvre et l’homme apparaît en le faisant sursauter.



- Tu sais pourquoi j’ai choisi cet endroit ?
                                         
La jeune fille suit Aslinn vers son Arbre, duquel elle s’est éloignée pendant son entraînement. Il
semble toujours aussi plein de vie, les mésanges piaillent joyeusement.



- Choisis une branche, et pose ta paume bien à plat. Laisse-toi envahir par les sensations
humaines qui reviennent : le parfum d’une dame, la soie d’un oreiller.



Armenn tend la main, puis se concentre. Peu à peu, elle ressent de légers fourmillements dans sa
paume, qui courent bientôt tout le long de sa peau. Aussitôt, la jeune femme sait qu’elle a touché
l’inconscient d’une fillette qui fêtera son cinquième anniversaire le lendemain. Mue par son instinct,
Armenn tend les mains et modèle la Henna jusqu’à ce qu’une girafe rose bonbon et un lion émeraude
apparaissent dans la savane.



- Un peu de fantaisie ne fait pas de mal aux enfants, d’ordinaire, lui a expliqué Aslinn. Tant que
tu ne franchis pas un fossé trop grand avec la réalité.



Les animaux explorent quelques buissons et la terre aux reflets cuivrés. Il y a un point d’eau, plus loin,
dans lequel nage un hippopotame mauve. Armenn fait dialoguer les créatures dans une joyeuse
ambiance. Près de son Arbre, une idée saugrenue germe dans son esprit : et si le lion attaque la girafe ?
Que se passerait-il ? Alors que la jeune femme rapproche subrepticement le félin de l’innocente au
long cou, son contrôle sur la Henna lui est arraché avec brusquerie.



- Armenn !



Sa Guide a les sourcils froncés et la regarde sévèrement. Que s’est-il passé pour que son sourire
bienveillant disparaisse ? Et pourquoi Armenn n’a pu garder le contrôle de la Henna ?



- Sais-tu ce qu’est un cauchemar ? Des Gardiens qui perdent le contrôle de leur esprit pendant
qu’ils manipulent la Henna. Ils sont aussitôt éliminés par leur Guide si celui-ci juge qu’il est un
danger. Est-ce clair ? Ne refais plus jamais cela.



- Bien, Aslinn, acquiesce la jeune femme avant de se répandre en excuses. Ça n’arrivera plus.



En effet, Armenn continue sa formation. Les rêves s’enchaînent, tantôt une rencontre amoureuse,
tantôt une régate en mer. Cheveux au vent, la Gardienne s’évertue à créer cris de baleine et vagues sur
coucher de soleil pour un jeune homme travaillant sans échappatoire dans une usine de pièces de
ferraille. Chaque personne pour qui elle crée un rêve reste ancrée dans sa mémoire. Peu à peu, Aslinn
lui accorde une plus grande liberté, et Armenn est légère, presque… heureuse. Elle a réussi à prendre
sa mort en main. Elle est devenue Gardienne. L’homme s’échappe lentement de ses pensées, Aslinn y
veille. Celle-ci a bien compris qu’il reste la source de l’instabilité de son premier songe, même si la
jeune fille n’en a pas conscience.
                                      
- Tu sais pourquoi j’ai choisi cet endroit ?



- Non, répond Kélio, étonné par la question.



- Ma copine aurait disparu ici, d’après la police.



- Celle qui est prétendument morte il y a un an ? Mais on n’a jamais retrouvé son corps…



- Oui, dit l’homme.



La mort s’est peu à peu peinte sur son visage. Le regret déchire ses traits. Lors d’une fraction de
seconde, ce n’est plus devant Kélio un assassin mais un homme brisé par le chagrin.

- Pourquoi ? Pourquoi est-elle partie ? questionne le jeune homme.



- Elle m’attirait tellement fort… Disons que je l’ai peut-être frappée…



- Tu es vraiment un monstre ! Voilà pourquoi elle a préféré se suicider, crie Kélio.



En réponse, l’homme se jette sur lui, mais l’ouvrier l’esquive de justesse. Puis son adversaire repart
à la charge et réussit à attraper le pied du jeune homme, qui se retrouve plaqué à terre. Un couteau
vient caresser sa gorge. Le manche est noir comme les ténèbres, mais Kélio n’aperçoit pas la lame.



- Je vais te tuer pour ce que tu as osé dire ! tonne la voix rauque de l’homme.




L'homme, par Coeurfracassé

Un jour, alors que la Guide s’affaire près de son propre Arbre, Armenn décide de gravir le sien, et parvient à poser sa paume sur la branche la plus haute. Son cœur s…