Sous le vieux chêne, par AlexGNSTR

Un petit quart d’heure plus tard, un Bertrand survolté tambourina à la porte de Jeanne. Dès qu’il avait aperçu Julien, il avait couru ventre à terre pou…




Chapitre 4: La potence du Loup, par helhiv

Jeanne blanchit sans même avoir à prendre connaissance en détails des différents feuillets. Elle avait sous les yeux de quoi éclaircir une grande partie de l’affaire mais aussi la preuve que le corbeau contrôlait tout de A à Z et jouait avec elle et son comité de surveillance. Peut-être-même en faisait-il partie. Tous ces papiers avaient été placés là à son attention, suffisamment cachés pour que le pékin moyen ne les trouvent pas, mais immanquables pour une enquêtrice chevronnée comme elle. La police serait là dans une minute tout au plus et un dilemme lui torturait le cerveau. Garder ces papiers au mépris de la loi ou prendre le risque de voir de vieilles plaies se rouvrir en confiant sa découverte à ses anciens collègues. La vue du policier qui descendait de voiture avec ses lunettes de soleil, celui-ci étant à peine levé, l’aida à prendre sa décision.


— Alexandre.


— Jeanne ? Comme le monde est petit ! Mais maintenant, c’est commissaire Gardiol, si tu veux bien.


Alexandre Gardiol avait le profil type de l’arriviste, inspecteur médiocre alors que Jeanne était encore en activité, n’hésitant pas à écraser quelques collègues au passage et à lécher autant de bottes que nécessaire pour parvenir à ses fins. Pas étonnant de le retrouver à ce poste. Et toujours ce ton narquois…


— Je te croyais en retraite, ma vieille. Toujours sur le coup, hein ?


Ma vieille ? Ce petit con se permettait de la tutoyer alors qui mouillait son pantalon dès qu’elle haussait la voix quinze ans plus tôt. Au mieux, il allait la faire dégager, au pire, il allait la considérer comme suspecte.


— Il n’y a pas beaucoup de mystères. C’est bel et bien un suicide.


— Ça, c’est mon équipe qui va l’établir, OK ? Et puis, j’ai entendu parler d’un corbeau… Alors forcément, ça sent la merde ! Au moins, tu n’as pas perdu la main, la scène de crime est nickel. Personne n’a touché le corps ?


— Pas que je sache. J’ai juste vérifié que Robert était bien mort.


— Embêtant, ça ! Robert ? Ah, ben oui ! Laisse ton adresse à Giraud et rentre chez toi. Je passerai dans la matinée. Va te recoucher, on a besoin de sommeil à ton âge !


— Sans t’offenser, Alexandre, tu devrais avertir le SRPJ. Le poisson est trop gros pour toi.


Et elle tourna les talons en se délectant de la tête furieuse de son ancien adjoint. Elle le laissait avec le cadavre et le vieux chêne, dont la sinistre réputation n’allait pas s’améliorer avec tout ce sang dont ses racines allaient se nourrir.


 


Il y avait trois pages, imprimées sur une imprimante de mauvaise qualité. La première était une lettre adressée à Robert, pas un des tracts qui avaient pollué les boîtes aux lettres. Elle exposait les mêmes faits mais avec la proposition de les taire en échange d’une somme rondelette : trente mille euros. Si le paiement n’était pas effectué à une date correspondant à la semaine précédente, les faits seraient mis sur la place publique. Manifestement, Robert n’avait pas payé. La rumeur avait été lancée et l’avait conduit s’ôter la vie. Un peu trop facilement. La deuxième était recto-verso et présentait des extraits de relevés de compte du gardien de la résidence. Il n’y avait aucun doute que les accusations du corbeau été fondées. Le Domaine était une copropriété très importante, trop grosse disaient certains, et fonctionnait avec un budget qui aurait pu faire perdre la tête à quelqu’un qui n’avait jamais gagné beaucoup d’argent. Le corbeau était donc aussi un maître-chanteur. On changeait de catégorie. S’il était raisonnable de penser que les ragots colportés par ce malfaisant au sujet de Clotilde, Franck et Jean-Charles, et La Gargote ne reposaient que sur du vent, ils servaient d’écran de fumée à double effet : noyer le poisson et instaurer une atmosphère délétère qui rendrait chacun suspect et ferait ressortir les petits secrets. Le criminel avait fait chou blanc avec Robert et paraissait avoir trébuché par orgueil en laissant ces papiers près du corps. Il y avait cependant la troisième feuille, très ressemblante à la lettre reçue par Robert, mais adressée à… Jeanne. Comment ce sale type avait-il pu savoir ?


 


Les faits remontaient à plus de quarante ans. Jeanne était toute jeune inspectrice et des femmes flics il n’y en avait pas beaucoup à cette époque. A la fin des années soixante-dix, il s’agissait de faire taire les féministes, pas de confier à des femmes des responsabilités excédant trop la préparation du café. Il y avait eu un meurtre : un homme retrouvé chez lui avec la gorge tranchée. L’assassin qui avait à l’évidence prémédité son forfait s’était également acharné sur les parties génitales de la victime. A l’époque, il n’y avait pas d’analyses génétiques et ses collègues avaient vite conclu à un crime crapuleux dont le coupable serait difficile à retrouver. Affaire classée. Pas pour elle. Des éléments n’avaient pas été exploités. Des cheveux trouvés sur le corps. Un bout de peau sous les ongles du mort. La position du cadavre qui montrait qu’il connaissait son bourreau. Enfin, le coup de fil qu’avait reçu sa femme pour l’éloigner de son domicile. Les collègues de Jeanne en avaient fait des gorges chaudes et l’avaient appeler Miss Marple pendant des mois… en lui mettant la main aux fesses. Elle tint bon et finit par soupçonner la fille de la famille, Sylvie. Celle-ci ne tint pas longtemps lorsque Jeanne vint l’interroger. Elle lui raconta tout. La préparation du crime, l’exécution et la fureur qui l’avait saisie en y procédant. Elle raconta aussi l’inceste depuis ses huit ans, les viols qu’elles avaient subis presque quotidiennement pendant dix ans, les coups quand elle rechignait, sur elle ou sur sa mère. Celle-ci confirma tout avec plus de larmes que sa fille et le regret de ne pas avoir agi elle-même plus tôt. En 1979, l’autorité patriarcale légitimait implicitement l’inceste et le viol ne serait criminalisé que l’année suivante. Devant un jury d’assises composés d’hommes, Sylvie n’obtiendrait aucune circonstance atténuante ; c’était la perpétuité assurée. Entre la résolution de son premier meurtre et la perspective d’ajouter l’humiliation au malheur et de se rendre finalement complice d’un violeur, Jeanne choisit la voie de ce qu’on n’appelait pas encore la sororité mais qui était déjà de l’humanité. Elle se tut, reconnut s’être entêtée et retourna servir des cafés sous le regard condescendant du portrait de Giscard. Elle garda le contact avec Sylvie, à vrai dire pour être sûre qu’elle ne s’était pas trompée, sans d’ailleurs qu’une amitié naisse entre elles. La jeune fille trouva un emploi de serveuse et, bien des années plus tard, ouvrit un restaurant sur le Domaine, la Gargote.


 


Même s’il y avait prescription, la lettre menaçait de ruiner la réputation des deux femmes. Puisque Sylvie était ruinée – et le maître-chanteur y avait bien contribué avec sa stratégie tordue – c’était à Jeanne de payer. Le tarif était forfaitaire : trente-mille euros en billets de dix et vingt euros usagés. Classique. Le tout à déposer à la potence du Loup trois jours plus tard. Pas bête : six routes en partaient et la forêt alentour était inextricable. La potence était en réalité un immense frêne lugubre qui présentait la particularité d’avoir fait croître six grosses branches horizontales alignées sur les six chemins qui y menaient. Lorsque les loups pullulaient, c’est là qu’ils étaient pendus en compagnie de quelques brigands malchanceux. Il n’était évidemment pas question de payer, ni d’impliquer Gardiol ou même les membres du comité de surveillance. Seule Sylvie pouvait l’aider. Dès que le commissaire lui eut rendu visite et eut fait son numéro d’inspecteur Harry à la mode provençale, Jeanne fila vers la Gargote et vers son passé d’un même élan.


Sylvie était plongée dans ses comptes, à moitié sur son ordinateur, à moitié dans ses cahiers. Les deux modes de calcul donnaient les mêmes résultats : faillite, clef sous la porte, retraite anticipée, HLM, déprime. En extrapolant un peu. Et Sylvie était d’humeur sombre à extrapoler beaucoup. Elle cherchait où placer explosion de cervelle dans sa litanie.


— Bonjour, Sylvie.


— Tiens, Jeanne. Vous allez bien ?


— Pas trop, non. Tu me mets un Cinzano ?


— Rosso ?


— Ovviamente !


— Grandioso ! Et moi qui me lamentais que mon affaire allait couler ! Je crois que je vais de toute façon vous l’offrir. Qu’est-ce qui ne va pas ?


Les deux femmes s’étaient rapprochées à nouveau il y a cinq ans, à l’occasion de cours d’italien donnés par un retraité originaire de Turin. Des rumeurs, déjà, avaient évoqué une idylle entre le transalpin à la crinière argentée et la restauratrice. Ni Jeanne, ni Sylvie ne s’étaient jamais mariées. La première par désintérêt pour les hommes, la seconde parce qu’aucun n’avait plus pu la toucher sans provoquer une crise d’angoisse qui avait refroidi même les plus assidus.


— Le passé, Sylvie. Le passé…


Depuis quarante-quatre ans, jamais elle n’avait évoqué l’affaire qui les avait réunies. C’était tacite entre elles. Jeanne n’avait jamais attendu de remerciements et Sylvie n’avait jamais demandé d’absolution. Jeanne posa la lettre du corbeau sur la table où elle s’étaient installées devant leurs apéritifs respectifs. Sylvie lut lentement mais ne dit rien. Elle sortit une autre feuille plié en quatre de son tablier.


— C’était dans les boîtes aux lettres, ce matin. Vous ne l’avez pas vu ?


— « Bertrand Latouche est le corbeau » ? Un corbeau qui dénonce un corbeau, de mieux en mieux !


— Il est venu me voir, ce Bertrand hier soir. Il ne fréquente jamais la Gargote, je ne le connaissais que de vue. Il a fait des allusions, rien de précis, mais il semblait au courant d’autres choses. Sur moi. Sur…


— Oublie Bertrand, il est manipulé. Le corbeau, le vrai, joue avec nous. Il sait que j’ai débarqué Bertrand du comité de surveillance parce qu’il ne contrôle pas ses nerfs, et notre oiseau fétide l’a retourné. Il sait tout, il voit tout donc il sait que je suis ici mais il ne sait pas pourquoi. Je vais lui tendre un piège. Avec ton aide.


Cette dernière phrase n’avait pas été dite mais écrite sur un carnet. Un début de plan avait commencé à germer dans l’esprit de Jeanne. Un plan risqué pour Sylvie puisqu’il consistait à la mouiller jusqu’au cou. L’idée était de couper l’herbe sous le pied de leur adversaire en reprenant la main. D’abord, rédiger une lettre qu’il faudrait discrètement distribuer. Jeanne se chargerait de détourner l’attention du comité de surveillance. Le courrier délateur impliquerait Sylvie dans un meurtre commis quarante ans auparavant, sans autres précisions. Sylvie devrait profiter de son rôle de victime du corbeau pour discuter avec les autres personnes mises en accusation et trouver des indices sur qui aurait pu avoir accès à autant d’informations. Pendant ce temps, Jeanne se rendrait à sa banque pour vider son compte et ses livrets d’épargne. Il s’agissait de faire croire au volatile épistolier que Jeanne ne voulait plus être mêlée aux vieilles affaires et s’apprêtait à payer. Pour cela, il fallait qu’elle et Sylvie se fâchent publiquement. Tous leurs échanges se firent par l’intermédiaire du carnet. Les deux femmes se concentraient pour faire monter le ton oralement en se reprochant de vagues choses tout en écrivant. Lorsque tout fut au point, Jeanne se leva violemment en hurlant sur Sylvie qu’elle ne voulait pas tomber avec elle. Leurs dispute simulée se poursuivit sur le pas du restaurant où plusieurs personnes les surprirent en train de s’invectiver.


 


Le plan se déroula sans anicroche mais Jeanne dut aussi composer avec les hommes de Gardiol pour libérer le terrain à Sylvie. Son vieil entregent de flic lui servit à embobiner les policiers et à écorner au passage l’aura de leur chef. L’anecdote où le jeune inspecteur s’était retrouvé dans une fosse à purin avait fait son petit effet. Le lendemain de la rencontre entre Jeanne et Sylvie, tout le Domaine ne parlait plus que de cette dernière comme d’une potentielle tueuse. La rumeur concernant Bertrand avait fait long feu et constituait le premier revers du maître-chanteur. Sylvie dut supporter de voir sa devanture taguée et même un début d’incendie dans son entrepôt. Le corbeau-chanteur jouait manifestement sur du velours avec le troupeau de moutons que constituait les habitants du Domaine. Il fallut encore attendre une journée pour arriver au jour du rendez-vous fixé dans la lettre. Ce jour-là, Sylvie décréta que c’était trop de pression, fit ses valises et fit mine de partir chez une cousine à Marseille. Entre temps, elle était parvenue à un étrange recoupement. Une seule personne avait l’emploi et les compétences nécessaires pour cracker des serveurs d’archives : Amélie, la femme de Jean-Charles. Elle laissa un papier avec ce nom en un endroit convenu à destination de Jeanne qui ne sortit de chez elle que pour le récupérer. Le reste de son temps fut consacré à constituer une sacoche de billets (faux) crédible.


Sylvie était descendue à la première gare et avait loué un vélo électrique pour se rendre dès la fin de matinée à proximité du grand frêne. La journée fut longue mais bénéfique. Amélie se manifesta deux fois. Une fois vers quatorze heures pour installer ce qui semblait être une caméra dans le frêne maudit. Une seconde fois vers vingt heures pour vérifier que la niche qu’elle avait indiquée dans lettre était libre et creuser des trous à proximité. Sylvie avait pris des photos. Peut-être serait-ce suffisant pour l’incriminer ? Pourquoi risquer d’attendre la nuit ? A vingt-deux heures trente, Jeanne déposa comme prévu le sac puis fit un long détour pour se positionner à quelques dizaines de mètres de Sylvie. Jeanne serrait un Glock neuf millimètres. Elle trouvait que tout ça était un peu trop facile. A minuit quinze, une silhouette surgit des bois à l’opposé de leur position pour s’emparer du sac. Aussi rapidement que leur âge le permettait, Jeanne et Sylvie bondirent, la première tenant la corbelle en joue, la seconde filmant toute la scène. Celle-ci ne parut pas surprise mais leva les mains.


— Pourquoi avez-vous fait tout ce mal, Amélie ? interrogea Jeanne en s’approchant lentement.


— Pourquoi ? Mais pour le fun, Mamie ! Pour m’amuser, pour l’adrénaline ! Vous êtes une vieille fille, vous ne savez ce que c’est d’être mariée à un Jean-Charles !


La suite alla très vite.


— Ou à un Franck, pourrais-tu ajouter, mon amour !


Jeanne et Sylvie se retournèrent et virent Lucie à quelques mètres braquant sur elles un fusil de chasse. La tête de Jeanne fut emportée la première puis ce fut celle de Sylvie avant qu’elle n’ait pu fuir.


— Je suppose que le sac ne contient pas d’argent…


— Du papier sûrement. Ce n’est pas très lucratif notre histoire !


— Bah, tu l’as dit, c’est pour l’adrénaline, chérie. On rigole bien, non ? Et puis, il y a du fric chez la flic ! On les enterre ?


— Les tombes sont prêtes et j’ai amené l’acide. Et après ?


— Tu sais, Ugolin, le débile ? Je me demande s’il n’est pas attiré par les petits garçons…


— Ça, c’est vraiment dégueulasse !


— Mais, on est dégueulasses, trésor. Peut-être que sa maman paiera même si ce n’est pas vrai...