Les villageois crient de plus belle : — Sorcière ! — …
D’abord, Willem toisa sa cousine avec défiance.
— Encore…
— De quoi ? fit Ben.
— Bah tu te rappelles pas ? Quand elle est sortie de l’eau, c’est le premier truc qu’elle a dit.
Benjamin haussa les épaules.
— Et maintenant on fait quoi du coup ?
— On va rentrer. Emma peut pas rester comme ça.
Face à sa main tendue, le visage de sa cousine exprimait l’envie de fuir.
Pourtant Benjamin prit ses jambes à son cou en premier, direction un buisson, avant d’émettre en rot sonore précédé d’un son moite.
— Mec, ça va ? s’enquit Willem.
— Ouais… Hé, pourtant on n’a pas trop bu hier…
Et peu mangé.
— Allez Emma, insista Willem. Là faut qu’on rentre.
— Je ne suis…
— Francesca, d’accord, d’accord. On va en discuter mais avec les autres, un peu plus au chaud et pas à côté de… ça.
Si la forêt semblait moins menaçante au lever du jour, l’arbre était toujours aussi imposant et douloureux à regarder.
Se voulant rassurant, Willem posa une main sur l’épaule de sa cousine et, aussitôt, une bile acide incendia sa gorge.
Lorsque le jeune homme se pencha pour vomir, ce qu’il régurgita n’avait pas l’aspect d’un reste de bière, de pain à hot dog, de chips et de sardine.
— Sara, va vraiment falloir que tu nous expliques.
Groggy, la jeune femme rejoignit les trois garçons autour du feu de camp éteint.
Avant qu’elle prenne la parole, Benjamin relata les évènements depuis que Willem l’avait réveillé jusqu’à leur retour au camp.
— Vous êtes partis sans Emma ? grogna Alex.
— On ne peut pas la toucher, réexpliqua Benjamin. Et elle voulait pas nous suivre.
— T’as juste pas bien digéré un truc d’hier.
Sans doute une sardine pas fraîche.
— Et Will qui crache du sang juste après, tu l’expliques comment ! Au fait, ça va ?
Le concerné, silencieux depuis l’évènement, leva un pouce en l’air.
— Hier, quand elle s’était jetée à l’eau, une couche de gel nous empêchait de la chercher. Et maintenant ça…
Willem en était arrivé à la conclusion que plus ils tenteraient d’intervenir dans le cours des interactions entre Emma et cette Francesca, plus les représailles s’intensifieraient.
— C’est du délire, soupira Alex.
— Bah vas-y alors, argua Benjamin. Tu nous fais confiance pour l’épitaphe ou tu veux un truc en particulier ?
Alex jura pour ne pas admettre ouvertement, surtout devant Sara, qu’il était en train d’accepter le surnaturel de la situation et que ça le faisait flipper. Il avait surtout pris la parole pour que Sara ne soit pas mise en porte-à-faux.
— Et vous voulez que je vous dise quoi ? osa celle-ci d’une petite voix.
— Il s’est passé un truc en particulier quand vous êtes allées faire pipi sur l’arbre, hier ? interrogea Benjamin.
— Euh… non. Enfin, à un moment, elle s’est vautrée sur une racine mais c’est tout…
Pourquoi ?
Tremblante et éperdue, Francesca tournait atour de l’arbre, enjambant laborieusement ses racines noueuses.
Viens.
Elle se lova au pied du tronc, l’endroit exact où elle avait été découverte par les deux jeunes hommes. Qu’était-il arrivé au village, à la foule, aux maisons pour aujourd’hui retrouver les lieux, non pas à l’abandon, mais à l’état primitif ? Ce qu’aurait pu être le bourg avant même que le moindre édifice y soit érigé.
Qu’était-il arrivé à sa propre maison ? Brûlée avec la sorcière ?
Moi !
Les mains enfonçant son crâne dans l’eau.
Encore.
Encore.
Encore.
Chut…
Tousser, éructer, la gorge en feu, les poumons en feu.
Respire…
Son corps tracté par les poignets, d’abord sur les graviers, puis dans les airs, sous les branches de l’arbre, objet d’inspiration pour la future mise à mort.
Ce n’est pas juste.
Son corps devenu trop lourd pour qu’elle puisse soulever convenablement sa poitrine.
C’est fini.
La suite ne lui appartenait plus.
Écoute.
— Tu la sens comment cette virée ? se soucie Sara.
— Impossible qu’on arrive à tenir tout le week-end, rigole Emma. Ces bouffons ont encore tout improvisé. Mais t’as peut-être une touche ?
— Hein ?
Emma glousse et lance à son amie un sourire goguenard. Elle s’apprête à l’éclairer sur les intentions d’Alex, quand un sentiment de stupeur et d’émerveillement prend possession de toutes ses pensées.
— C’est quoi ce truc, il est énorme !
Et ce n’est rien comparé à son allure biscornue donnant l’impression que cet arbre sort tout droit d’un bois enchanté, d’une jungle sauvage ou d’une forêt hantée.
Les deux amies marchent autour, ébahies quoiqu’un peu frustrées que la nuit les empêche d’immortaliser cette trouvaille dans leur téléphone. Elles constatent la présence d’une construction datée qui fait carburer l’imagination d’Emma.
— Raison de plus pour qu’on y emmène les garçons ! sourit-elle. Ça nous occupera à défaut de crever de faim.
Au bout du compte, elles sont d’accord pour considérer que l’agencement des racines permettrait de faire leurs petites commissions plus confortablement que dans un buisson.
— T’as fini ? s’écrie Sara en réajustant sa robe.
— Ouais attends… Ah !
Alertée, Sara fait fi de toute pudeur pour se précipiter sur le versant de l’arbre investi par Emma.
— Ça va ?
Son amie lui fait dos, genoux à terre, en appuie sur ses mains.
— Emma ?
Comme elle est toujours immobile et à quatre pattes, Sara est prise d’un vague sentiment d’inquiétude. Elle s’apprête à poser sa paume sur son épaule quand Emma semble prise d’un sursaut.
Puis elle jure.
— T’es vraiment pas douée, se moque Sara. Et après ça taille son cousin.
Emma pouffe tout en prenant le soin de s’inspecter furtivement. Rien à signaler si ce n’est sa cheville, celle-là même qui avait accroché un roncier pendant leur errance à la recherche des garçons, qui s’est remise à saigner.
Quelques gouttes, rien d’alarmant.
— Ça commence bien, tiens.
— Je sais pas dans quel état on te retrouvera à la fin du week-end à ce rythme !
Francesca se détacha de l’arbre, consciente de la vie qu’elle prenait.
Emma.
De quel droit usurperait-elle l’existence de cette pauvre fille ?
Pour te sauver.
Emma lui apparaissait comme une demoiselle fort enjouée et aimée pour cela.
On pouvait reprocher à Francesca son oisiveté, son impudence, et une tendance raisonnable à nourrir d’inavouables pensées lubriques pour la gent masculine, mais en aucun cas de chercher à faire sienne la vie d’autrui, surtout si cela impliquait de l’échanger avec l’enfer qu’avait été sa mort à elle.
Ce n’est pas juste.
Ce n’était pas ce qu’elle avait souhaité en s’adonnant aux sciences de la nature. D’autant plus qu’elle n’était ni désirée ni attendue ici.
Telle la sorcière qu’ils avaient condamnée.
Mais tu ne veux pas mourir ?
⁂
Un groupe de cinq campeurs âgés de vingt-deux à vingt-trois ans avait disparu entre le 30 avril et le 2 mai. Les trois jeunes hommes du groupe étaient connus du shérif de leur bourgade pour des incidents divers et variés, mais c’était la première fois qu’il était question que quiconque soit blessé ou pire.
Originaire d’une localité avoisinant la forêt, Nina Bréard avait décidé de prendre part aux recherches lorsqu’elle avait entendu parler de cette histoire. Les gens du coin n’oseraient pas bouger le petit doigt, eux. La légende disait que trois siècles auparavant, du monde vivait ici. Un soir, le trois-quarts de la population se serait volatilisé, le reste aurait fui, laissant le comté à l’abandon. Ça se serait passé en une nuit et si, maintenant, on tendrait à penser que se serait le fruit d’une catastrophe naturelle, d’une épidémie, d’une intoxication, ou d’une hallucination collective, la piste de phénomènes paranormaux persistait dans toutes les têtes sans franchir aucune lèvre.
Nina contacta le shérif lorsqu’elle trouva un campement. Deux tentes, un feu de camp mort, des glacières et des packs de bières, beaucoup de packs de bière. Une réserve à peine entamée. Sans doute que la bande de joyeux lurons n’avait pas profité de l’intégralité du séjour.
Son rapport terminé, elle s’autorisa un tour des environs, supposant qu’à partir de là, ils toucheraient au but.
Quand elle était petite, on racontait aussi à Nina que cet endroit était le lieu de rencontre des sorcières pendant la nuit de Walpurgis. Une année, elles y auraient planté un arbre maudit. Un arbre qui se dota d’un sentiment de révolte lorsqu’il se retrouva témoin et instrument du supplice d’une apothicaire. L’arbre se serait alors voué à sauver la jeune martyre lorsqu’une femme du même âge mêlerait son sang à la sève.
Petite fille, Nina avait trouvé que l’histoire faisait trop peur.
Adolescente, Nina avait trouvé que le récit d’un arbre vengeant une innocente par la mort d’une autre innocente était vide de sens.
Adulte, Nina avait laissé ce conte sortir de son esprit.
Aujourd’hui, elle avait l’arbre tourmenté sous les yeux, bien réel, le corps d’une jeune femme ballant sous ses branches.