Anthony se précipita sur l’homme, qui le repoussa d’un seul revers de main et donna un premier coup de hache au tronc.  …
Bien qu’il n’eût pas mangé depuis la veille, il courut presque jusqu’à sa remise. Cependant, arrivé à la porte, la tête lui tourna et il se dit qu’il était inutile de défaillir et de mourir bêtement avant d’accomplir ce qu’il avait prévu. Sa crainte était toutefois d’oublier l’idée qui avait lentement mûri dans son esprit durant ses heures de contemplation. Déjà, il peinait à se souvenir du motif qui l’avait conduit à végéter en pyjama dans son jardin pendant que la Terre faisait son petit tour quotidien. Ah si, l’homme à la hache. Le cauchemar…
Il était presque minuit mais Anthony se concocta un solide petit-déjeuner et le dévora avec un appétit qu’il n’avait pas connu depuis… peut-être depuis que Clémence était partie. Elle était là sur le buffet dans son cadre, à trois âges différents, toujours aussi belle pour lui, juste pour lui. Il se dit qu’elle devait également être partie prenante de son projet parce que, le saule pleureur, c’était tout autant le sien. Sans qu’il s’en rende compte, ses yeux s’étaient emplis de tristesse salée, et ça aussi, il y avait longtemps que ce n’était pas arrivé. N’ayant aucune confiance dans sa mémoire, il passa en revue tout ce qu’il avait imaginé, à moins que ce ne fût l’arbre qui le lui eût suggéré. Par sécurité, il mit ses idées sur papier de sa belle écriture qui n’avait guère changé depuis l’école élémentaire. Quand il en fut au dernier point, il s’écroula sur la table, le visage dans les miettes de pain. Un mauvais esprit aurait voulu qu’il fût victime d’un virus foudroyant présent dans le beurre, d’une attaque de catalepsie définitive ou plus prosaïquement d’une crise cardiaque, mais que ce n’était qu’une crise de sommeil. Idées noires, cheveux gris et nuit blanche n’ont jamais fait bon ménage et le corps d’Anthony demandait grâce.
Il ouvrit un œil vers six heures du matin mais ne parvint pas à se convaincre d’en faire autant avec le second. Trente minutes plus tard, sa colonne vertébrale lui rappela son âge et il fallut encore de longues minutes pour que muscles et articulations reviennent à la vie. Le cerveau d’Anthony, lui, était vide. Devant ses yeux dansaient un infime bout de mie coincé dans ses cils, une longue liste de chose à accomplir et le portrait d’un ange en trois exemplaires. Il réussit douloureusement à se déplier et à remettre tous ces éléments à leur place dans l’histoire de son existence, quoique le bout de mie restât un peu mystérieux.
Il avait du travail, du pain sur la planche bien plus qu’il n’en restait sur la table ! Il se rendit dans la remise pour chercher tout ce dont il avait besoin et qu’il possédait déjà, puis il attela sa carriole à son vélo et se couvrit pour affronter le petit matin estival. Son séjour dans l’herbe lui avait donné la goutte au nez et il n’était pas question qu’il meure d’un rhume en plein juillet, c’eût été trop ridicule. En chemin, il s’arrêta chez son neveu qui n’était pas encore levé. Quand celui-ci ouvrit la porte de mauvais gré, il lui trouva mauvaise mine, entre la mine d’un crayon mal taillée et la mine de diamant épuisée. C’était dû à l’épidémie de grisaille qui rendait les tournesols si honteux qu’ils baissaient la tête au soleil. Quant aux humains, leur monde était devenu une immense rame de métro où chacun venait s’entasser en se méfiant du voisin et où sourire était un luxe inaccessible voire risqué. Il voulait du fils de sa sœur qu’il méritât son grade de neveu en lui confectionnant des affichettes à l’aide de son ordinatrice. De son ordinateur ? Non, l’intelligence artificielle avait eu le bon goût de changer de genre. Bien sûr, Anthony aurait pu le faire lui-même mais il avait décidé quelques années auparavant de devenir vieux, ce qui incluait une réticence vis-à-vis de la technologie. Il perpétuait ainsi une tradition familiale instauré par son grand-père qui ne s’était jamais résolu à grimper dans une automobile et à parler dans un téléphone.
Une fois sa commande passée, il fila vers l’échoppe du quincaillier par la grâce de ses jambes encore vigoureuses malgré les assauts conjoints de la fonte musculaire et de l’ostéoporose. Ce sympathique commerçant aux joues rouges, qui refusait de prendre sa retraite pour éviter que sa boutique ne devînt un fast-food, lui fournit l’intégralité du matériel dont il avait besoin. Puis, méprisant le supermarché qui racolait sans vergogne, il alla faire l’emplette de nourritures solides et liquides chez l’accorte épicière, qui faisait honneur à ses origines afro-scandinaves par la diversité appétissante des produits dont elle achalandait ses étals. La tournée se poursuivit en dételant la carriole, en récupérant sa triple centaine d’affiches et en allant en placarder partout dans son quartier et au-delà.
Midi sonnant, il était grand temps de se lancer dans le bricolage. Tout le reste de la journée, il coupa, noua, attacha, peignit, cousit, enduisit, moulut, courut, résolut et finalement parvint à achever son grand œuvre avant le coucher de ce paresseux de soleil. Fourbu, il s’assit dans son fauteuil et s’endormit devant son film préféré, La symphonie des arbres.
Le lendemain était le grand jour, celui annoncé en lettres écarlates sur les placards qu’il avait apposé un peu partout la veille. Le temps de remettre sa mécanique osseuse complètement obsolète en fonctionnement et d’avaler un bol de café au lait, l’étoile la plus proche de la Terre avait daigné faire son apparition au-dessus des toits. Depuis la petite terrasse où Clémence et lui avait si souvent regardé comment les étoiles écrivaient leur amour dans le ciel nocturne, Anthony admirait le saule pleureur comme il le faisait chaque matin. Mais aujourd’hui, quelle allure ! Sa majesté le roi des arbres était pavoisé. Ses longues grappes de feuilles émeraude s’enorgueillissaient aujourd’hui de rubis en carton et de saphirs en papier. Des haubans partant de ses hautes branches l’arrimaient loin de son tronc imperturbable en formant un réseau si dense de fils d’or qu’ils créait ainsi un chapiteau précieux. Anthony avait bien travaillé. Il s’empressa d’installer des tables à l’aide de tréteaux, et aussi des chaises pour les encore plus vieux que lui. Il avait le temps, le bon peuple n’arriverait pas avant midi, mais il était trop impatient pour attendre de garnir ses plateaux de pichets aux couleurs joueuses et de plats débordant de gourmandises. Multipliant les allers et retours entre la cuisine et l’arbre-héros, le vieil homme se réjouissait de cette activité, de cette ferveur même, bien qu’il lui arrivât d’oublier momentanément pourquoi il faisait tout ça. Il eut fini bien avant l’arrivée des premiers invités et il ne lui resta plus qu’à déposer le cadre de Clémence à la place d’honneur sur la plus belle table. Ce n’était pas une invitée, c’était la maîtresse de maison qui était de retour et son sourire rendait le ciel fier de l’avoir jadis contemplé. Tendrement, Anthony lui adressa les mots doux qu’il réservait autrefois à son cou. Il pouvait bien oublier la marche du monde et le pourquoi de l’univers, elle, il ne l’oublierait jamais.
Une rafale lui apporta une de ses affichettes que la brise avait arrachée et avec laquelle elle jouait comme pour s’exercer avant l’automne où elle ferait danser ses amies les feuilles. Dans son élan, le souffle d’air renversa le cadre et les trois Clémence piquèrent du nez vers la nappe immaculée.
— Coquin de vent ! Sois le bienvenu puisque tu veux être le premier à fêter mon saule ! plaisanta Anthony plutôt que d’y voir un mauvais présage, tout en redressant les photographies qui eurent l’air de lui faire, toutes les trois ensemble, un clin d’œil.
Le vent poursuivait son jeu, se régalant de faire frémir l’arbre et ses parures de crépon et de tissu tandis que d’autres feuilles de papier voletaient depuis la ville jusqu’au grand jardin. Toutes portaient l’invitation lancée la veille par Anthony aux habitants de son quartier : un repas convivial en saule majeur. Il en ramassa vite dix puis vingt...
— Veux-tu donc être le seul convive, toi qui détruis mon labeur d’hier ? Tu ne serais même pas fichu d’avaler une noisette, garnement !
Mais le vent ne fut pas le seul à répondre à l’appel d’Anthony pour fêter le plus bel arbre de la ville. Le quincaillier fut au rendez-vous à midi pile, l’épicière vint à midi cinq, le temps de fermer son commerce. A midi et quart, un garçon à lunettes qui aimait dessiner les arbres s’approcha timidement du saule en lui avouant qu’il l’admirait beaucoup. Il ne fallait pas désespérer de la jeunesse si elle parlait encore à la nature. Et puis… Et puis, ce fut tout. Ils restèrent quatre, un peu empruntés, essayant de ne pas se faire de la peine les uns aux autres. Anthony pensa qu’il y avait quand même beaucoup à manger pour quatre personnes malgré les sincères efforts du quincaillier pour faire honneur au buffet. Elle était toute petite son armée : deux vieux, une femme forte et un gamin. C’était ça, l’armée qu’il avait voulu dresser face à la morosité, l’armée qu’il voulait lancer à l’assaut du monde pour le repeindre avec de l’espoir et de la joie plein les pinceaux. Ils étaient là, tous les quatre, même pas au garde-à-vous, au pied de son saule qui savait bien pourquoi il pleurait, de son saule qui était le centre de son monde depuis que les baisers de Clémence y avaient déposé une balise. On peut bien mourir quand on a connu une fois les lèvres de Clémence, pensa Anthony, mais le monde a-t-il encore un sens si l’ombre qui les rendait fraîche n’existe plus ?
Soudain, une silhouette apparut au loin. Un cinquième commensal ? Non. Un homme, vêtu d’une salopette usée et tenant une hache à la main, marchait d’un pas lourd en direction de l’arbre. Ses yeux, vides de toute émotion, fixaient le saule avec une intensité déconcertante. Le sol tremblait, le saule tremblait. Cette fois, ce n’était pas un rêve...
Les battements de son cœur s'accélèrent, et des frissons glacés parcoururent sa peau, il avait la chair de poule, la terreur le pris aux tripes, il était pétr…