Les cinq jeunes progressaient en file indienne à la suite de Benjamin. Celui-ci était envahi par un sentiment qu’il se garda bien de communiquer aux autres : le sentier semblait d…
Les villageois crient de plus belle :
— Sorcière !
— Au bûcher !
— Crois pas t'en tirer si facilement, bête du Diable !
Quelqu'un approche avec un seau d'eau. Pour éteindre les flammes ? Elle se le reçoit en pleine face.
Glacial. Eau, partout. Le haut, le bas ? De l’eau dans ses narines, ses poumons, je me noie ! Soudain elle refit surface, aspira l’air, toussa. Où était-elle ? Il faisait noir. Là, un rebord. Elle nagea tant bien que mal jusqu’à lui et s’y assit.
Les bains. L’eau était froide et sentait les algues, mais aucun doute. Qu’y faisait-elle ? L’instant d’avant… Elle passa la main dans son dos mais ne trouva aucune plaie. Francesca se leva d’un bond. L’arbre s’était embrasé et puis…
Les gens hurlaient.
— Sorcière ! Sorcière ! scandaient-ils.
Emma écarquilla les yeux. Qui étaient-ils ? L’instant d’avant elle avait l’impression de les connaître mais maintenant… Ils ramassèrent des pierres, les lui jetèrent, elle détourna le visage, cria sous les impacts. L’arbre crépitait, son dos était en feu, elle sanglota convulsivement :
— Stop ! Stop ! Pitié ! Arrêtez !
Soudain, ses bras cessèrent de la tirailler et le sol vint la frapper en pleine face. Les coups plurent sur elle, elle tenta de se protéger mais les ombres s’abattaient avec autant de cris furieux, un goût de fer envahit sa bouche.
Ce fut sa vessie qui tira définitivement Willem du sommeil. Il attrapa ses lunettes à tâtons et, à moitié dans le coltar, rampa hors de la tente et dériva jusqu’à un arbre où il put libérer la vanne avec un soupir de plaisir. Le soleil lui caressait la peau et les oiseaux s’en donnaient à cœur joie. Il inspira profondément en reboutonnant sa braguette : ça allait être une sacrée fichue bonne journée !
Il s’étira et revint vers la tente en clignant des yeux sur toutes ces belles couleurs. Son estomac gronda. Il aurait dû prendre du pain, des œufs et du bacon. Puis de la confiote. À la place de ça, il allait falloir chasser le cerf dont parlait Alex. Et d’ailleurs, si… Non, il n’allait pas réveiller Alex : il était probablement à poil avec Sara, ils n’auraient pas envie d’être dérangés. Willem haussa les épaules et décida d’aller réveiller Benjamin.
Il rentra dans la tente. Tiens, Emma n’était pas là, sans doute qu’elle avait dû se réveiller avant lui. Et partir pour une promenade en forêt, seule ? Bizarre… Mais Emma était bizarre depuis… Le rouge lui monta aux joues et des fourmis envahirent son bas-ventre au souvenir de… Il se gifla, c’est ta cousine, merde ! Il secoua son ami :
— Ben ! Réveille-toi, Emma n’est plus là !
Mais qu’est-ce qu'il avait à le secouer cette andouille…
— Fous-moi la paix me…
Il ouvrit les yeux d’un coup.
— Quoi ?!
Il avait bien entendu ?
— Emma a disparu, articula Willem.
Disparu…
— Vraiment disparu ? Tu l’as cherchée ?
— Bah non, je viens de voir qu’elle est pas là.
— Mais qu’est-ce que tu fous ?
Il poussa Willem hors de la tente et déplia son grand corps. Bon.
— Emma ? appela-t-il.
Où c’est qu’elle pouvait être ? La bâtisse. Benjamin se frotta la tête pour chasser le sommeil accroché à ses poils et s’y dirigea.
La salle naguère vibrante de vie était noire et morte : nul étal, nul passant, rien que la poussière. Frisson. Francesca resserra ses bras sur son corps nu et dégoulinant. La porte de sortie du bâtiment était ouverte, elle la franchit. Que… Ses jambes se dérobèrent sous elle. Où était donc passé le village ? Plus qu’une forêt, qui frémissait sous le clair de lune. Était-ce bien le bâtiment des bains qu’elle venait de quitter ? Ressaisis-toi donc, ma fille ! Elle se redressa, épousseta au mieux la terre qui s’était collée à ses fesses et fit quelques pas. Pourquoi diantre ses pieds étaient-ils aussi sensibles ? Ce n’était tout de même pas la première fois qu’elle marchait pieds nus. Elle se figea.
Là, l’arbre torsadé. Celui du village, celui qu’elle aimait tant, celui-là même où on l’avait attachée avant… qu’il s’embrase…
Francesca secoua la tête. Une ombre, il y avait là une ombre : le brasier puis l’eau glacée, le seau qui s'était transformé en noyade et entre les deux… Sa mâchoire battait la breloque, elle tenta de l’immobiliser, en vain. Elle avait besoin d’une couverture, d’un feu, de quelque chose ! Dieu ne l’avait tout de même pas sauvée de la vindicte des villageois pour la faire mourir de froid… ici ? Ou alors, c’était que le Créateur avait décidément un humour des plus douteux, sens dans lequel il y avait tout de même quelques indices.
Bon, si Dieu maniait assurément l’humour noir, ce n’était pas une raison pour laisser passer sa chance ; elle devait comprendre où elle était et ce qui s’était passé. Elle huma l’air : senteurs de sève et de feuilles vertes. À l’oreille, des oiseaux, quelques grenouilles… Printemps. On était donc à la même période ici que chez elle.
Francesca boitilla jusqu’à l’arbre, car ses pieds engourdis lui faisaient un mal de tous les diables. Allons, ce n’était pourtant que quelques cailloux ! Elle posa ses doigts insensibles sur le tronc rugueux et leva les yeux. Il avait l’air d’aller bien, aucune trace de l’incendie dont elle se souvenait – même si, en pleine nuit, l’examen n’était sans doute pas des plus probants. Mais où était-elle, sacrebleu ? Pourquoi tout le monde avait-il disparu ? Était-elle morte ? Si tel était le cas, était-ce le paradis ou l’enfer ? Ou bien une sorte de purgatoire ? Arrête de te mettre martel en tête, tu n’es point morte. Mais si elle ne trouvait de quoi se réchauffer, cela ne saurait tarder…
Elle regarda en tous sens, mais rien que la forêt où qu’elle portât son regard. Ou bien le bâtiment d’où elle sortait ; devrait-elle s’y réfugier ? Une chaleur, tout près… Elle reposa sa paume sur l’écorce, tiède. Rêvait-elle, ou bien… Elle n’en était après tout pas à une invraisemblance près. Francesca se blottit dans ses racines.
Des flammes. Où est-elle ? Francesca cherche son corps mais ne le trouve pas. Elle est… Je suis dans l’arbre. Elle est en feu. En contrebas, des gens qu’elle reconnaît vocifèrent ; ils s’acharnent sur quelque chose au sol qu’elle met un temps à identifier : un corps nu, roulé en boule. Une jeune femme. Elle.
Non, non, non ! Elle rugit, une branche embrasée se fracasse au sol, les bourreaux se dispersent en criant.
La jeune femme se redresse en titubant, le corps tuméfié, puis lève de grands yeux verts. Verts ? Murmure :
— Qui es-tu ?
La lumière qui passait entre les branches inondait le sentier de teintes verdoyantes. C’est joli, se dit Willem, de quoi rire de leur frousse nocturne, s’il n’avait pas le ventre aussi serré. Où était passée Emma, bon sang ?
Willem avait emboîté le pas à Benjamin et le fait que lui aussi ait pensé à la bâtisse n’était pas fait pour le rassurer. D’un autre côté, c’était un coup à la chercher dans toute la forêt, rentrer bredouille et se rendre compte qu’elle était juste partie pisser dans le buisson voisin… Passer pour un con, quoi. D’ailleurs, c’était peut-être l’idée. Ça ressemblerait bien à Emma, ce genre de blagues idiotes. Peut-être devrait-il rentrer au camp pour la trouver et lui dire qu’il avait tout compris ?
Mais ils étaient arrivés : l’arbre torsadé se dressait juste devant eux. Benjamin poussa un juron et courut vers l’arbre, Willem écarquilla les yeux : recroquevillée dans les racines, Emma. Nue.
— Emma !
Il se précipita à la suite de son ami.
— Elle est gelée ! s’écria Benjamin. Passe-moi ton sweat !
Willem obtempéra. Ce faisant, son regard s'attarda sur… Le sweat voila le spectacle, Willem tressaillit et s’accroupit avec Benjamin pour la frictionner. Tu crois que c'est le moment, conneau ?
— Emma ? Emma ? Réveille-toi, meuf.
Francesca ouvrit les yeux. Un visage. Elle cria et se redressa en sursaut, resserrant la fine couverture qui était apparue elle ne savait trop comment. Le jeune homme à barbe noire écarquilla les yeux derrière ses larges lorgnons et sa mâchoire balla.
— Emma, tu vas bien ?
La question provenait d’un deuxième jeune homme, blond celui-ci, aux sourcils froncés. Physiquement appréciable. Comment l’avait-il appelée ?
— Emma, s’écria le premier, tes yeux…
— Comment, mes yeux ?
Elle sursauta en entendant sa voix. La sienne, vraiment ?
— Ils sont… marron.
— Regardez-moi donc, Francesca… Vos yeux ! Que leur arrivent-ils ? Ils roulent en tous sens comme si vous étiez saisie de frayeur ! Et leur couleur… Je n’avais jamais remarqué qu’ils étaient d’un vert si intense…
— Noisette, murmura-t-elle.
— Quoi ?!
— Ils ont toujours été de la couleur des noisettes…
— Hein ? Tu perds la boule ou quoi ? Ils ont toujours été verts.
Elle reporta son attention sur le garçon.
— Verts ?
— … Je n’avais jamais remarqué qu’ils étaient d’un vert si intense…
— Regardez ses yeux ! Ça recommence !
— Qui es-tu ?
Francesca tressaillit. La fille aux yeux verts… La fille qui avait pris sa place… Elle regarda les deux hommes tour à tour, qui ne la quittaient pas du regard.
— Je ne suis point Emma, dit-elle. Mon nom est Francesca.
D’abord, Willem toisa sa cousine avec défiance. — Encore… — De quoi ? fit Ben. — Bah tu te rappelles pas ? Quand elle est sortie de l’eau, c&r…