Laure éclate de rire à la blague de Bertrand, de concert avec les autres. Bon sang, ça fait du bien de se prendre une soiré…
« Qu’est-ce qui s’est passé ? »
Clarisse se relève dans une obscurité quasi-totale. Où sont les autres ? La voiture ? La forêt ?
À tâtons, elle sent de solides parois terreuses qui l’entourent. Une caverne ? Instinctivement, elle se touche le crâne, puis le reste du corps pour identifier d’éventuelles blessures. Elle est indemne. Mais comment a-t-elle atterri ici ? Puis des images surgissent par fragments. L’arbre et ses racines tentaculaires qui ont pris vie, le sol qui s’est dérobé, la panique de ses amis, puis le noir.
« Jonas ! Nathan ! »
Quelques secondes de battement se resserrent sur sa poitrine tandis que le silence la vêt d’un inquiétant manteau de solitude.
« Clarisse ?! Par ici ! »
Soulagée, elle reconnaît la voix du plus jeune des garçons au loin et perçoit une fébrile lueur qui s’enfonce dans un tunnel. Trop heureuse de l’entendre, elle court dans cette direction et sent que chaque pas la ravive un peu plus. La source d’éclairage s’étend jusqu’à inonder les environs, et ce qu’elle voit lui coupe le souffle.
Des excroissances végétales par centaines qui composent les fondations jusqu’au plafond de l’imposante pièce circulaire où elle se trouve. Des membres grouillants, pareils à une colonie d’insectes qui se déplacent en permanence tout en faisant corps, alors qu’un étrange cliquetis donne l’impression de chuchotements complices entre chaque composant de cet organisme surnaturel. Et au centre, elle découvre Nathan à côté d’un cocon en bois translucide qui entoure un orbe, la source lumineuse qui habille les alentours.
Clarisse envisage un instant de serrer son ami dans ses bras, mais celui-ci ne lui prête aucune attention, absorbé par l’une des parois de cet extraordinaire terrier. Elle suit son regard, et prend la couleur de l’effroi.
Suspendu tel un crucifié avec ses vêtements déchiquetés, couvert de sang avec les bras et les jambes fermement emprisonnés par un mélange de lianes et de branchages, Jonas est là.
« Oh mon Dieu ! Est-ce qu’il est… »
Jonas se sent étrange. L’impression de flotter dans un océan cotonneux alors qu’une partie de ses membres le démange terriblement. Pourtant, il reste dans une position curieuse, incapable de bouger jusqu’au petit doigt.
« Nathan ? Clarisse ? »
Il scrute l’horizon, mais n’aperçoit rien. Il n’y a que d’infimes variations nuageuses aux couleurs délavées. Un peu de rose, d’azur et du vert qui crayonnent un paysage évanescent.
« Qu’est-ce que… ? »
Une forme humaine apparaît devant lui, maintenue tel un pantin de bois à l’aide de fil. Il doute un instant, mais cet accoutrement, cette stature, il s’agit bien de l’homme qu’il a tué.
« Meurtrier… »
Une voix spectrale de femme résonne soudain dans son crâne tandis que l’image du cadavre s’intensifie dans sa laideur la plus crue jusqu’à lui donner l’impression d’être recouvert d’immondices.
« Stop ! Arrêtez ! »
La lugubre silhouette en décomposition s’efface et soudain, il n’y a plus que les teintes pastel. Jonas tente inutilement de se libérer. Pensant que ses arguments pourraient calmer son invisible ravisseuse, il s’empresse de poursuivre :
« C’est faux ! C’était un accident ! Je voulais juste défendre mes… »
Il n’a pas le temps d’en rajouter que les picotements à chaque extrémité de son épiderme décuplent d’intensité et le font hurler. Il tremble, pris de convulsions suffocantes avec son corps au supplice. Ce calvaire le parcourt durant de longues secondes puis, plus rien. Le néant, et ses sanglots qui tapissent en toile de fond.
Pour la première fois depuis des années, il souhaiterait que sa mère soit présente.
« Nous devons faire quelque chose ! »
Clarisse acquiesce, sans savoir quoi proposer tandis que Nathan tente de joindre les actes à la parole en cherchant de tous côtés une solution. Il ne parvient pas à calmer son agitation, ayant remarqué que les tortures exercées à l’encontre de son frère s’aggravent. Jonas devient diaphane à vue d’œil.
Il se met à souhaiter l’impossible. Trouver des armes imaginaires, n’importe quoi pour lui permettre d’éradiquer cette création du diable.
« Je ne comprends pas ce mot que l’arbre a soupiré… Tu l’as entendu ? Peut-être que nous devrions lui parler ? »
« Conneries ! Il est en train de se faire pomper tout son sang par ce gigantesque parasite ! Bordel, si on avait juste jeté ce foutu corps par-dessus le pont, ou même lui avoir mis le feu… »
Une illumination vient au jeune homme qui fouille dans ses poches. Il a toujours un briquet sur lui. Il hasarde son attention sur les parois et repère une branche de bonne taille qui semble moins robuste que les autres et se jette dessus.
« Qu’est-ce que tu fais ?! »
« Je vais nous concocter un feu de joie pour enfumer cette saloperie ! »
Surexcité par sa trouvaille, il n’écoute pas le grondement qui résonne en réponse à son assaut. Concentré, il ne recule pas, s’acharne, même s’il remarque que les racines alentours se déplacent différemment. Rien à foutre du danger, il ne laissera pas tomber son frère.
Il tire, grogne, force, jure, sent que ses muscles atteignent leurs limites, mais parvient enfin à arracher ce modeste trophée.
« Attention ! »
Le garçon n’a pas le temps de crier victoire qu’il est saisi par les chevilles et décolle dans les airs. Il se débat, mais ne sait pas où porter les coups tandis que l’emprise gagne en puissance. Plein de rage, il perçoit cette même colère qui transpire par tous les membres de l’arbre qui l’immobilisent peu à peu. Cette fureur végétale est telle que sa hargne s’atrophie instantanément tandis qu’une nuée de piqûres le pénètrent le long des bras et des jambes. Il est fichu.
Clarisse croise le regard terrorisé de Nathan. Il ne reste qu’elle, abattue, incapable de trouver une idée. Elle commence même à reculer devant ce spectacle de martyrs, consciente que sa vie est tout autant menacée.
« Relâchez-les ! Pourquoi faites-vous ça ?! »
« Meurtrier ! »
Elle comprend enfin ce mot caverneux qui la tétanise. L’arbre sait, et souhaite les punir. Des dizaines de pensées contradictoires se chevauchent à l’intérieur de son crâne. Elle vient de franchir une nouvelle étape dans l’improbabilité du monde dans lequel elle vit et n’a clairement pas les connaissances pour se confronter à une telle situation. Elle a besoin d’aide, d’un adulte, n’importe qui.
Ses yeux s’éclaircissent lorsqu’elle entend la voix d’un homme en réponse à ses prières.
"You're my sunshine
And I want you to know”
Jo atterrit et lâche un puissant râle contrarié. Il a beau être venu plus d’une fois dans les bas-fonds de cet arbre, il ne s’habituera jamais à cette entrée rocambolesque. Il dégaine sa lampe frontale et repère au loin une ombre qui accourt tout en agitant les bras. La mission de sauvetage sera peut-être plus rapide que prévu.
« Au secours ! Mes amis… ont été capturés par… Des plantes… Elles parlent… Je ne sais pas… J’ai besoin d’aide ! »
Il la dévisage tandis qu’elle piétine. L’adrénaline va finir par lui déclencher un malaise.
Sales mioches qui n’ont pas pu s’empêcher de venir fouiner trop près de son arbre. Parmi les milliers de présents dans cette foutue forêt, pourquoi a-t-il fallu que vous choisissiez celui-ci ?
Il pensait pourtant avoir refroidi l’ardeur des garnements de la ville qui rôdaient souvent dans le coin en retrouvant les parents d’une partie d’entre eux afin de s’assurer qu’ils se fassent passer un savon. Il avait suffi de jouer sur la fibre maternelle en mentant sur la présence possible de loups, et toutes les mères lui avaient juré qu’elles allaient enfermer leurs bouts de chou à triple tour.
Tous les coups sont bons pour empêcher des intrus d’approcher trop près de son magot, et d’Olivia.
Mais les adolescents trouvent toujours un moyen de se mettre dans la merde, apparemment.
Les réflexions de Jo sont interrompues par Clarisse qui le saisit par la manche et l’entraîne :
« Je vous en prie ! Le temps presse ! »
Un peu brusque, il se dégage.
« C’est bien la peine d’implorer, maintenant que le mal est fait. »
Il n’en dit pas plus et se met en route, tandis que Clarisse reste plantée sur place, incertaine de ce qu’elle vient d’entendre.
That my feelings are true
I really love you
Lorsque Jo pénètre au cœur de l’arbre, il constate que les parois racinaires sont plus agitées que d’habitude. Deux gamins sont accrochés comme des papillons. Elle les a bien domptés. L’un d’eux se débat encore mollement, tandis que le second est évanoui. Jo se pince la lèvre supérieure en les dévisageant. Il les reconnaît, et rouspète dans sa barbe sur ces chiards qui n’en font qu’à leur tête.
Mais il n’est pas là pour leur faire la leçon et constate qu’ils sont vraiment dans un sale état. Chaque seconde compte.
« Olivia, tu m’entends !? »
Clarisse se stoppe à l’énonciation de ce prénom, et doute.
« À qui… À qui est-ce que vous vous adressez ? »
« Ma femme. »
Le vieil homme énigmatique n’en dit pas plus et s’approche de l’orbe qui a pris une teinte rougeâtre. Clarisse hésite à s’approcher. Est-ce qu’elle est tombée sur un vagabond un peu dérangé qui poursuit des fantômes ?
« Cet arbre est votre femme ? »
Jo lui jette un regard agacé. Est-ce qu’il est vraiment nécessaire de fournir des explications, en plus de leur sauver la mise ?
« Ma femme a été tuée dans cette forêt, il y a longtemps. Elle aimait souvent s’y promener et a eu le malheur de croiser un… Une mauvaise personne. Je ne sais pas comment, mais son âme a depuis trouvé refuge ici. »
Jo pose sa main sur la carapace translucide du cœur étincelant et Clarisse remarque qu’une curieuse vibration embrasse tout son corps.
« Et vous… Pouvez faire quelque chose ? »
« J’ai réussi par le passé… Elle avait capturé un randonneur. »
Jo esquisse un rictus à ce souvenir, puis commence :
Ooh, you make me live
Whatever this world can give to me
It's you you're all I see
Ooh, you make me live now, honey
Ooh, you make me live
L’adolescente croit d’abord à une mauvaise blague en écoutant ces paroles à capella, puis constate que les liens autour de ses amis s’amollissent. Leurs visages perdent en crispation, et elle croit la partie gagnée.
« MEURTRIER ! »
Une pulsation magnétique jaillit de l’orbe et repousse Jo qui tombe à terre, désarçonné.
« Votre ami… Il… Il a tué quelqu’un. »
Jo n’avait jamais été rejeté ainsi par Olivia, et frissonne. Toute cette solitude, toute cette détresse partagée dans ce seul contact. Il ne peut s’empêcher de porter un regard accusateur sur Clarisse qui s’empresse de lui raconter cette horrible soirée dans le moindre détail. Sa voix tremblote, des larmes d’énervement coulent sur ses joues, tandis qu’elle se perd dans des détails incompréhensibles, épuisée. Elle veut juste que ce cauchemar s’arrête. Rentrer à la maison.
Il comprend, se laisse attendrir par cette veillée entre mômes qui a dégénéré à cause d’un imbécile qui a joué aux pickpockets. Un incident malheureux, mais cela n’a plus d’importance, maintenant.
L’animosité de l’arbre est telle… Et cette peur… C’est comme si Olivia revivait au contact de ce Jonas cette nuit où elle a été… Jamais elle ne les laissera repartir dans cet état d’instabilité. C’est cette soif aveugle de vengeance qui l’éloigne de l’épouvante, de ce souvenir immonde qui la ronge sans possibilité de trouver le repos.
Jo a l’impression de se réveiller soudain, et se hait à présent.
Il ne s’était jamais interrogé sur ses états d’âme. Et maintenant, ce choc en touchant l’esprit d’Olivia. Cette agonie silencieuse qui la cloître dans cette prison d’écorce depuis tant d’années.
Il se remémore le temps qu’ils partageaient avant. Cette bonté naturelle qui coulait dans chacun de ses gestes, cet amour de la nature. C’est elle qui lui avait dit de prendre ce job. Lorsque leur petit allait bientôt naître, avant… Avant toute cette merde que Jo avait décidé d’enterrer loin derrière lui, ne laissant que quelques offrandes merdiques au pied d’un arbre magique pour se racheter de l’avoir laisser seule, dans la vie comme dans la mort.
Au fond, il se doutait peut-être du danger avec Olivia ainsi. C’est pour ça qu’il a tenté d’éloigner les gosses en appelant leurs mères. Éviter d’autres victimes, se racheter pour ses erreurs, un peu, enfin… Il ne sait pas.
Putain, toutes ces émotions qui l’inondent et l’étouffent, c’est trop pour lui.
Alors qu’est-ce que ce doit être pour elle ? Il avait oublié ce sentiment. Ressentir autant.
Il réfléchit… Et après tout… Il y a bien un moyen de se racheter d'avoir été un salaud... Pour elle.
Jo n’échange qu’un regard avec Clarisse, et sourit. Il a sa solution.
Tandis que la voiture bombarde l’asphalte, Marion se remémore sa rencontre avec le garde-forestier. Ses mises en garde, et la discussion qu’elle a eue avec Jonas et Nathan ensuite. Ils s’en fichaient et trouvaient ce bois trop cool pour traîner en bande.
Son seul espoir est qu’ils se soient enfuis là-bas, loin des grandes personnes et des ennuis. Elle n’a jamais autant souhaité les retrouver pour les gronder et les embrasser. Non. Juste les embrasser, elle se fiche bien de toutes leurs bêtises.
Elle voit soudain une lumière blanche qui inonde une partie de la forêt.
« Qu’est-ce c’est ? On dirait… Que les arbres prennent feu ? »
Ignorant la remarque saugrenue de Bertrand qui est incapable de reconnaître un incendie et continue de faire preuve de son inutilité, elle décide de suivre son instinct maternel et bifurque en direction de ce halo qui lui montre la voie. Les secondes défilent au même rythme que les milliers de troncs qui donnent la sensation de libérer le passage tandis qu’elle identifie au loin une forme à quatre roues de plus en plus familière. Le 308 d’Adrien. Elle a réussi.
Clarisse reprend son souffle. Ses mains retrouvent le tapis forestier qu’elle ne se serait jamais imaginée aussi heureuse de retrouver. À ses côtés, les halètements de Jonas et Nathan l’encadrent, ils essayent de reprendre leurs esprits.
« Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? »
Ce dernier recule et contemple l’arbre, en panique. Vibrant, et irradiant d’un rayonnement monstrueusement éclatant qui transperce chacun de ses pores, les deux garçons sont persuadés qu’une explosion d’une ampleur sans précédent va les emporter d’ici peu et s’enfuient vers la voiture tandis que les racines arrachent des morceaux de terre avec frénésie.
Seule Clarisse demeure. Elle cherche des yeux Jo, sans comprendre. Juste avant qu’elle et ses amis ne soient téléportés hors de cette odieuse caverne, il s’était contenté d’esquisser une mimique évasive avant de poser une deuxième fois sa main sur l’orbe. Et cela avait suffi.
L’illumination devient d’un coup insoutenable. Elle recule, mais repère quelque chose. Un son.
Presque inaudible d’abord, puis familier, entourant la tremblante Olivia.
Lentement, elle reconnaît cette voix et ne peut s’empêcher de pleurer, de rire, sans être vraiment sûre de la raison.
Elle ne voit que l’inscription J + O à présent, qui palpite au rythme de ses paroles :
Ooh, I've been wandering 'round
Still come back to you
In rain or shine, you've stood by me girl
I'm happy at home
You're my best friend