Partie 1 — Rappelle-moi, pourquoi on n’a pas pu prendre le mini-van de ton père ? grogna Alex, tandis qu’il enfilait avec difficulté les arceaux de la tente dans la…
Les cinq jeunes progressaient en file indienne à la suite de Benjamin. Celui-ci était envahi par un sentiment qu’il se garda bien de communiquer aux autres : le sentier semblait devenir plus étroit, la végétation plus envahissante, les troncs et les branches plus proches à chaque nouveau pas. Personne ne parlait, l’atmosphère était lourde et les torches s’agitaient nerveusement derrière le guide auto-proclamé.
— C’est par là que vous étiez passées, les filles ? demanda-t-il.
— Je ne crois pas, je ne reconnais pas…
C’était Sara qui avait répondu et son ton indiquait qu’elle avait déjà le trouillomètre à zéro. Alex se voulut rassurant et vit là l’occasion d’établir le contact.
— T’en fais pas, tu n’es pas toute seule. Dis, Ben, tu n’es pas en train de nous perdre, des fois ?
— Relax, on est à deux cent mètres du camp. C’est pas la peine de flipper !
D’ailleurs, il était inutile de se faire des films d’horreur sur la nuit en forêt. La silhouette de l’arbre torsadé se devinait déjà dans le faisceau que Benjamin braquait devant lui. Ils étaient arrivés. Sains et saufs ! La nuit sous les tentes promettait d’être mémorable si chacun convoquait ses peurs d’enfance au moindre ululement d’un hibou. Sara n’avait pas menti. Aucun d’entre d’eux n’avait jamais vu un pareil tronc et des branches aussi larges. Ce n’était pas naturel. L’arbre semblait souffrir le martyre, il paraissait le jouet d’une malédiction qui l’avait contraint à se vriller dans l’espace et à s’alourdir de bras monstrueux.
Emma fut saisie d’un frisson. Elle avait gardé le silence jusque-là mais déjà, quand Sara et elle s’étaient accroupies pour pisser en rigolant, elle avait senti une emprise, trop légère alors pour la rendre soupçonneuse, mais qui ne faisait que croître depuis que la troupe avait repris le chemin menant à l’arbre. Elle n’osait pas lever la tête de crainte qu’un regard direct vers la cime de l’arbre fût interprété comme un défi au géant végétal.
— C’est quoi comme arbre d’abord ? interrogea Willem.
— On s’en fout !
La réponse de Benjamin résumait bien l’avis général. L’arbre avait beau être une curiosité, il n’avait pas l’attrait mystérieux de la vieille bâtisse qui se dressait trente mètres derrière. Ils le laissèrent derrière eux comme un vigile paralysé incapable de retenir une bande d’intrus.
— C’est quand même incroyable qu’on ne la connaisse pas, cette baraque, s’étonna Alex. Même l’arbre, on aurait dû déjà le remarquer. C’est pas la première fois qu’on traîne dans le coin.
— Sauf qu’on en a toujours un coup dans le nez quand on vient zoner dans les bois.
— Vous êtes pathétiques, les mecs ! Quelqu’un a pris les bières au fait ? s’enquit Sara.
Le bâtiment, gris dans la pénombre du halo des torches, se colorait d’un beige sale sous la lumière directe. Il était incontestablement abandonné car la toiture était envahie par endroits par le lierre et les vitres étaient opaques de crasse. Toutefois, toutes étaient intactes et aucune tuile ne manquait. Une petite ritournelle, comme celle des boîtes à musique d’antan, à peine audible, attirait les cinq jeunes gens vers la porte d’entrée. Sara fut la première à réagir.
— C’est bon, on se casse maintenant. On n’a pas le droit d’être là de toute façon, c’est une propriété privée.
Les autres ne l’entendirent pas ou préférèrent l’ignorer. Ça aurait été trop bête de faire demi-tour maintenant de toute façon. Autant voir ce qu’il y avait dedans. C’est Emma qui prit les devants et qui tenta d’ouvrir la porte de bois vers laquelle elle s’était dirigée, aimantée par le chant dans sa tête. L’huis résista mais un petit coup d’épaule en vint à bout. Tous les autres, Sara y compris, la suivirent hypnotiquement.
C’était une grand pièce tout en longueur et totalement vide sous un haut plafond. Chaque son rebondissait à l’infini entre les quatre murs oubliés du monde. Une autre porte sur le mur opposé était l’unique issue, les fenêtres étant bien trop hautes pour être atteintes. Avançant par la grâce de l’irrésistible magnétisme, chacun pouvait laisser libre cours à ses hypothèses mais sans mot dire. Pour Benjamin, il s’agissait d’un ancien réfectoire où il imaginait de longues tables garnies d’assiettes. Willem voyait la pièce encombrée des lits d’un hôpital du siècle précédent ou de celui d’avant. Sara qui n’avait aucune religion se voyait pourtant portant l’habit dans un austère couvent. Quant à Alex, il trouvait le lieu parfait pour le paintball à condition d’aménager des cachettes et des mezzanines. Seule Emma ne pensait pas. Elle avait pressé le pas et distançait ses camarades de virée d’une bonne dizaine de mètres. Elle s’empressa vers la seconde porte, l’ouvrit et disparut dans l’obscurité de la salle suivante. Le passage dans cette nouvelle pièce rompit le charme qui avait guidé le groupe d’amis et ils se demandèrent presque ce qu’ils faisaient là.
— Emma ? Où est Emma ?
Les faisceaux des torches balayèrent la pièce alors que tous s’engageaient sans rien voir. Alex ne dut qu’à un réflexe de Willem de ne pas faire le grand plongeon. Ils se tenaient au bord d’un bassin dont la surface se distinguait à peine du sol. C’était plus qu’un bassin : une piscine.
— C’était moins une ! Tu voulais te rafraîchir les idées, Alex ?
— Je n’aurais pas aimé me retrouver à la flotte sans être prévenu !
— Maintenant que tu l’es, on va pouvoir te balancer alors !
— Purée, les mecs, vous soûlez ! Où est Emma ?
Une seconde passa, le temps pour l’écho de mourir, probablement noyé.
— Je suis ici, Sara.
La voix était d’une solennité qui n’avait rien à voir avec la gouaille habituelle d’Emma. Toutes les torches furent dirigées vers l’endroit d’où provenait la voix sépulcrale. Alex pensa d’instinct à une prêtresse d’un culte cannibale dédié à une déesse cruelle. Enfin, ils la virent. Elle avait ôté tous ses vêtements et se tenait sur la planche d’un plongeoir deux mètres au-dessus de la surface. Les garçons étaient bouche bée devant le corps pâle d’Emma et Willem s’accusa d’être troublé par les formes de sa cousine. Sara réagit, totalement incrédule.
— Meuf, mais t’es à poil ! T’as pété un câble ou bien ? T’es en train de te faire reluquer par les trois obsédés !
Mis en cause, les garçons se cherchèrent une contenance qu’il trouvèrent dans l’expression brouillonne de leur inquiétude jusque-là occultée par, Sara avait raison, le souci de ne pas perdre une miette du cadeau offert par Emma pour s’en souvenir lors des nuits de détresse solitaire.
— Tu ne vas quand même pas plonger ?
— L’eau a au moins mille ans, c’est plein d’algues !
— Tu ne sais même pas si c’est profond ! crut bon d’ajouter Benjamin nullement gêné par l’idée qu’on pût installer un plongeoir au-dessus d’un pédiluve.
Ayant contourné le bassin, les quatre amis d’Emma n’étaient plus qu’à quelques mètres d’elle.
— Arrête ton délire maintenant, sis, descends de là, resape-toi et cassons-nous avant qu…
La même voix d’outre-tombe que plus tôt l’interrompit.
— Francesca me le demande.
Et Emma plongea dans l’onde noire.
Lorsqu’elle refait surface, Emma reçoit une vague de chaleur qui contraste avec le froid qui l’a saisie lorsqu’elle a pénétré dans l’eau. L’eau semble s’être brusquement réchauffée.
— Allons, Francesca, sortirez-vous enfin ? Les messieurs trépignent d’avoir le bain pour eux !
— Je sors, Ninon, mais Dieu sait que j’y passerais volontiers la journée.
— C’est vous qui invoquez Dieu et qu’on voit moins de deux fois l’an sur les bancs de l’église !
— Faites dire la messe par un joli curé de trente ans et vous m’y verrez chaque jour à mâtines et aux vêpres.
Ces mots, c’est bien elle qui les a prononcés mais ce n’est pas sa voix. Les gestes qu’elle accomplit pour sortir de l’eau et pour couvrir sa nudité d’un large drap de lin sont les siens sans qu’elle les ait décidés.
— Regardez-moi donc, Francesca… Vos yeux ! Que leur arrivent-ils ? Ils roulent en tous sens comme si vous étiez saisie de frayeur ! Et leur couleur… Je n’avais jamais remarqué qu’ils étaient d’un vert si intense…
— Verts ? Ma bonne amie, ils ont toujours été de la couleur des noisettes. Et s’ils sont affolés, c’est de voir la tête que vous faites ! Vraiment, passez me voir pour quérir quelque herbe réputée pour vaincre les saisissements !
— Francesca, je vous assure que c’est fort étrange…
— Ninon, je vous en prie.
Emma, Francesca, ou le corps de Francesca dans lequel Emma se trouve, récupère ses vêtements… qui ne dépareraient pas dans un cortège folklorique tant ils semblent appartenir à une autre époque, les revêt et se dirige vers la porte (celle-là même qu’elle a franchie dans un état second avant son plongeon) cerbèrement gardée par deux matrones chargées d’éloigner les hommes à l’heure du bain des femmes. Tout à l’heure vide et obscure, la pièce est maintenant baignée de soleil et remplie d’étals vendant nourriture, savon ou linge. Une femme âgée lui touche délicatement le bras.
— Demoiselle Francesca, je vous conjure de venir au chevet de Madame la Vicomtesse. Elle se meurt ! Les médecins ne font que la saigner, elle s’épuise et elle souffre chaque jour davantage.
— Madame Bréard, vous savez que j’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour soulager votre maîtresse. Je ne puis plus rien pour elle, hélas. Dois-je aussi vous rappeler que Monsieur le Vicomte m’a chassée du château la semaine passée en me faisant rouler dans la poussière par ses gens ? Écoutez, accompagnez-moi jusqu’à mon logis et je vous donnerai un onguent qui, non ne guérira pas votre bonne maîtresse, mais en adoucira la fin.
— Mais, Demoiselle Francesca, vos yeux…
— Ah non, pas vous. Vous vous êtes passé le mot, ma parole ! En route, Madame Bréard et laissez mes yeux en paix.
Les deux femmes sortent du grand bâtiment et Emma peut voir le grand arbre torturé juste devant elle. De forêt, en revanche, point. Là où elle et ses amis s’étaient frayé un passage depuis leur campement jusqu’ici, se dresse un village de chaumières. Ces charrettes, ces chevaux, ces paysans aux fourches de bois. Emma n’est pas tombée au fond de la piscine dans un festival historique mais a fait un bond de trois siècles dans le passé. Pourquoi ? Pour remplacer les yeux de cette Francesca et la faire passer pour une folle ?
Les deux femmes se dirigent vers le village à grand pas mais un homme ne tarde pas à leur barrer la route. Une rencontre qui ne fait pas plaisir à Francesca qui n’en laisse néanmoins rien paraître.
— Bien le bonjour, Monsieur le curé !
— Trêve de simagrées, fille du diable ! Madame la Vicomtesse s’éteint dans la douleur par ta faute ! Je m’étonne, Madame Bréard, de vous trouver en compagnie de l’empoisonneuse de votre maîtresse. Je ne saurais trop vous conseiller de vous en éloigner. Pour votre bien…
Le ton est doucereux et Madame Bréard ne sait comment réagir. Deux hommes en uniforme ont surgi. Ce sont des gendarmes mais tous savent qu’ils sont à la botte du vicomte. Malgré ses protestations, Francesca est emmenée de force, non pas vers le château ni vers le bâtiment de la prévôté, mais vers la rivière qui coule derrière la maison des bains. Quelques voix de femmes s’élèvent que des hommes font taire. Le curé suit sans se presser, sûr de son pouvoir.
— Ça ne suffira pas à purifier son âme noire de péchés mais jetez ce succube à l’eau. Tu n’es qu’au début de ton calvaire, Lilith aux yeux de vipère !
Les gendarmes arrachent les vêtements de Francesca et la poussent dans le vif courant où ils lui maintiennent la tête sous l’eau.
— Emma ! Emma !
— Willem, passe ton maillot, elle a froid !
— Pourquoi moi ?
— La rivière… Francesca !
— C’est bon, meuf, t’es sortie du bouillon. T’es restée sous l’eau au moins cinq minutes !
— Seulement cinq minutes ?
— On ne pouvait même pas aller te chercher, l’eau s’était transformée en gel. Tu es remontée toute seule mais carrément en transe !
— Allez, faut pas qu’on traîne ici, il se passe des choses trop bizarres.
Les cinq amis sortent de la maison des bains par là où ils sont entrés, Emma soutenue par Benjamin et Willem. Dans le halo des torches, elle regarda l’arbre si différent la nuit et la forêt avant d’y pénétrer. Elle repensa au village qui se tenait là dans l’étrange rêve que l’eau lui avait inspiré, et à Francesca bien sûr. Marcher à trois de front sur le sentier n’était pas facile mais la hâte de s’éloigner de la maison et de l’arbre leur fit garder le rythme. Sara et Alex marchaient devant. L’adrénaline avait dû faire sauter quelques barrières car leurs mains étaient entrelacées. Benjamin rompit le silence avec un sourire aux lèvres.
— Je voulais te dire, Emma… T’as vraiment des seins sublimes !
— Punaise, t’es vraiment con, Ben ! C’est ma cousine !
— Allez, c’est le bon côté de la soirée ! Cet hypocrite s’est rincé l’œil aussi, je te le garantis.
— Je suis désolée, les mecs, je ne sais pas ce qui m’a pris de me mettre à poil devant vous…
— T’excuse pas. En plus, j’adore voir Willem avec un tee-shirt mouillé.
— Ta gueule, Ben, ça caille !
— Autre chose, Emma. Tu pues un peu...
Une fois au camp, personne ne fit long feu. Alex et Sara s’éclipsèrent vite dans la tente des filles ce qui obligea Emma à emménager avec son cousin et Benjamin dans l’autre igloo. Personne n’eut même envie d’attaquer la bière. La tension nerveuse retombait et faisait place au sommeil.
— Au fait, qui est Francesca ? demanda Willem avant de s’endormir sans attendre la réponse.
Benjamin, lui, ronflait déjà. Emma, quant à elle, ne pouvait même pas fermer l’œil, obnubilée par le destin de Francesca. Elle écarta la main que Willem avait posé sur elle en guise de protection et se faufila hors de l’abri. Elle devait y retourner. De toute façon, Francesca l’appelait. Elle avait besoin d’elle. Ça venait de l’arbre tordu. C’était urgent.
Elle parcourut les quelques dizaines de mètres qui séparaient leur camp de l’arbre en courant malgré les racines et les branchages qui semblaient être apparus depuis leur précédent passage. Au pied de l’arbre, elle s’arrêta. Il y avait une voix. Ou plutôt deux. Celle de Francesca, très faible, et celle de l’arbre, impérieuse, qui la poussait à retourner vers la piscine. Elle obéit sans même se sentir contrainte. Elle le fit pour Francesca. Au bord de la piscine, elle ôta son sweat et laissa glisser les bretelles de sa robe le long de ses bras. De nouveau nue, elle s’avança sur le plongeoir et, sans la moindre hésitation, pénétra dans l’eau saumâtre.
— À mort, la sorcière ! Empoisonneuse !
Le corps de Francesca est pendu, nu, à une des branches de l’arbre torturé. Ses pieds sont à quelques centimètres du sol mais le poids de son corps tire sur ses bras. Une douleur atroce déchire son dos. On vient de la fouetter. Un homme est là au premier rang de la foule. Il pourrait tout arrêter. C’est le vicomte. Mais il hurle avec les autres.
— Meurtrière ! À mort !
Les coups redoublent. Emma ressent chaque souffrance de Francesca. Comme elle, elle est terrifiée…
— Regardez ses yeux ! Ça recommence !
— C’est Satan qui la possède ! À mort, la diablesse !
Soudain, Francesca/Emma ressent une sensation de chaleur. L’arbre essoré aux branches duquel elle est suspendue s’est embrasé !
Les villageois crient de plus belle : — Sorcière ! — …