Le ravi a tout compris, par helhiv

Qui pouvait bien avoir assez de courage pour risquer son estomac ou plus incroyable encore pour venir simplement lui parler ? Ce serait donc si incroyable que quelqu’un se réveill&a…




Chapitre 4: Le mond é maichan, par AlexGNSTR

Dans la gargote déserte, Sylvie s’était attablée devant son ordinateur. Ce n’était pas pour faire ses comptes. Son affaire était maintenant au point mort. C’était pour écrire. Ce qu’Ugo lui avait montré la nuit précédente avait hanté son sommeil. L’épuisement avait eu raison d’elle et elle ne s’était réveillée qu’au matin, mais une migraine tenace avait élu domicile dans son crâne. La souffrance de ceux qui n’ont pas l’esprit tranquille se cramponnait à elle, bien décidée à ne pas la laisser en paix. Les accusations infondées portées à l’encontre d’Ugolin avaient fini de la dégoûter complètement et son petit-déjeuner s’était violemment rebellé, refusant de rester dans son estomac.


Sylvie avait compris le message. Il fallait enfin faire preuve de courage. Elle s’était crue bien maline à jouer les délatrices anonymes, se prenant pour une justicière, chantre de la vérité. Elle n’était en fait qu’une petite égoïste, pleutre et amère. Trop prompte à pointer du doigt les travers des uns et des autres, elle s’était contentée de remuer la fange. Jamais la méchanceté n’avait fait rempart à la méchanceté. Il ne lui restait qu’à espérer qu’il ne fût pas trop tard pour rattraper ce désastre en roues libres.


Seule la vérité me sauvera, s’était-elle dit avant d’allumer son ordinateur.


Il était temps de faire des aveux complets, d’expliquer sans pudeur ni faux-semblants comment elle s’était laissé gagner par l’aigreur, d’appeler chacun à un peu plus de raison.


Dehors, la pluie s’était mise à tomber, forçant à rentrer chez eux les derniers oiseaux de proie en chasse d’un inavouable secret à se mettre entre les serres. La seule certitude qu’avait Sylvie en cet instant, c’était que personne ne viendrait la déranger.


Il faut croire que les certitudes sont faites pour ne pas le rester, car après un quart d’heure, Ugo poussa la porte du restaurant. Les traits de son visage dessinaient un profond désespoir. Plus la moindre trace d’un sourire, mais des larmes mêlées de pluie et de sang qui dégoulinaient sur ses joues.


Du sang ? Sylvie bondit de sa chaise. Elle se rua vers ce grand bébé trempé pour l’asseoir et le soigner. Elle trouva, dans le placard où elle entreposait les objets trouvés que les vacanciers ou les habitués oubliaient parfois sur sa terrasse, une serviette de piscine épaisse et douce, parsemée de petits dinosaures. Ce n’est que lorsqu’elle revint enrouler le grand rectangle de tissu éponge autour des épaules d’Ugo qu’elle remarqua ce qu’il tenait dans ses gros doigts.


Trois pierres, chacune de la taille d’une mandarine, étaient maculées de sang, elles aussi. Le cœur de la femme se serra quand elle comprit. L’horrible diffamation avait fait son œuvre, l’ignorance avait engendré la haine puis la violence. On en était arrivé là ; à jeter des pierres sur un enfant. C’est précisément ce qu’était Ugolin Giraud : un enfant de cinquante ans.


— Tout est ma faute, sanglota Sylvie à mesure qu’elle le frictionnait avec la serviette et nettoyait la plaie à son front ouvert. Je suis tellement désolée qu’on s’en soit pris à toi. Mon pauvre petit ange, je vais tout arranger, je te le promets.


Comme à chaque fois, Ugo ne dit rien. Il se contenta de lever vers Sylvie ses grands yeux tristes, son regard de gamin perdu qui ne comprenaient pas pourquoi on lui avait jeté des pierres à la figure. Il se laissa faire quand la femme lui entrouvrit les mains pour prendre les cailloux. Il ne broncha pas lorsqu’elle le fit se lever puis rassoir devant un radiateur poussé au maximum afin qu’il sèche vite. Il s’émerveilla, sincère et innocent, des torchons de couleurs vives qu’elle avait posés dessus un peu plus tôt et s’en saisit pour jouer avec.


Tandis que le géant placide se balançait doucement d’avant en arrière, poussant parfois des petits cris de contentement, Sylvie se remit à poser des mots sur ce qui avait conduit la communauté du domaine dans l’abime.


La pluie cessa et Ugo voulut s’en aller en même temps que les derniers nuages gris.


— Prends soin de toi, petit ange, lui fit promettre Sylvie. Si tu vas te promener, garde-toi des mauvaises rencontres. Tu sais, parfois le monde est méchant.


En guise de réponse, le ravi lui déposa un baiser sur le front avant de tourner les talons. Son sourire était revenu en même temps que le beau temps et Sylvie adressa une prière silencieuse à l’univers pour qu’il ne s’efface plus jamais.


Peu avant l’heure du déjeuner, Sylvie acheva de rédiger sa confession. Elle remit du papier dans l’increvable imprimante laser qui lui servait d’ordinaire à imprimer ses menus. Elle imprima ses trois pages d’aveux en autant d’exemplaires qu’il y avait de maisons dans le domaine, les mit sous enveloppe et quitta la gargote. Avec presque quatre-cents boîtes aux lettres dans lesquelles déposer sa missive, elle avait une longue distribution devant elle.


Cela prit à Sylvie une bonne partie de l’après-midi. Elle en prit conscience lorsqu’elle croisa, vers la fin de sa tournée, un groupe d’une dizaine d’adolescents, portant cartable ou sac à dos, détaler devant elle en poussant des gloussements goguenards. La femme fut prise d’une envie d’aller explorer les fourrés d’où ils venaient d’émerger, afin de mettre au jour le mauvais coup dont ils semblaient si fiers. Elle se retint. Ses velléités de justicière n’avaient causé que du drame et du malheur. Il lui fallait terminer sa distribution, révéler sa faute, en assumer les conséquences et espérer de tout cœur que la plaie qu’elle avait ouverte finirait par cicatriser, que le monde se réparerait de lui-même avec le temps.


Une demi-heure plus tard, une fois toutes ses lettres déposées, elle repassa par l’endroit où elle avait croisé la bande de jeunes gens. Elle se figea soudain d’horreur en entendant un cri déchirer l’air du soir qui tombait. Une voix qui se brisait, une gorge qui crachait son effroi, un cœur qui tombait en miettes. Remontant à contrecourant de la plainte qui n’en finissait pas, Sylvie tomba sur Solange, la mère d’Ugolin, hagarde au milieu de la rue, terrorisée, désespérée, la tête entre les mains, comme dans une mauvaise parodie du célèbre tableau de Munch.


— Qu’est-il arrivé ? demanda-t-elle à la pauvre femme qui, sous le choc, était incapable de répondre.


D’une main osseuse et tremblante, elle ne parvint qu’à faire un signe vague vers le passage entre sa maison et celle du voisin. Ne cherchant pas à comprendre, Sylvie s’y engouffra et déboucha dans le jardin.


La première chose qu’elle remarqua, ce fut le trou dans la haie, comme si un sanglier l’avait traversée. Plus loin, elle aperçut une masse, mais ce n’était pas un animal. Ugo était couché sous un immense chêne-liège, roulé en boule contre son arbre préféré. La poitrine serrée par un monstrueux pressentiment, Sylvie s’avança lentement. Elle sentit que le pire était à craindre. Alors, dans le jour qui baissait, le ciel se para de teintes flamboyantes, des rayons de soleil se glissèrent sous la frondaison du grand chêne et baignèrent d’or liquide toute l’horreur de la mort du petit ange.


Sa lèvre inférieure était fendue en deux endroits. Un de ses yeux était poché. Sous ses cheveux poissés de terre et de sang, l’arrondi de son crâne était déformé, enfoncé. Il baignait dans une flaque vermeille dont Sylvie devina qu’elle représentait plusieurs litres. Dans sa grande paluche écorchée, il tenait contre son cœur une feuille de papier jaune et froissée. Sylvie l’extirpa et la déplia. Elle reconnut la lettre l’accusant à tort et qu’il n’avait pas su lire, mais sur laquelle il avait tracé maladroitement de son doigt sanguinolent :


« LE MOND É MAICHAN »