— Iiiiiih ! Maman ! Sheera se réveilla en sursaut. — Maman ! appela encore sa fille. Sheera repoussa la couverture et lança ses jambes a…
Au-delà du pas de porte, les jumeaux se délectaient de la terreur instillée. Depuis leur dernier festin, ils avaient mué au profit d’une nouvelle enveloppe. Devenus adultes, leur taille ne dépassait guère celles d’un adolescent aux membres grêles et à l’aspect maladif. Mais sous une peau diaphane couverte de veinules bleutées se tendaient des muscles secs, à la force et à la vivacité incroyable. Leur attention se focalisa sur l’humaine tétanisée qui voulait s’ériger en rempart protecteur. Ils retardèrent leur attaque pour faire durer le plaisir. Un jeu cruel, mais ô combien jouissif. Ils voulaient se délecter de ses terreurs avant de frapper, afin de lui prouver toute la futilité de ses choix. Peut-être l’épargneraient-ils le temps nécessaire pour qu’elle assistât à la mise à mort de sa fille ? Ce serait une expérience amusante, sentir son désarroi total, son impuissance horrifiée. Ils salivèrent à cette perspective. L’un des démons pointa un doigt griffu vers le lit où reposait la fragile créature emmitouflée sous un épais plaid.
Là-bas, Naela poussa un gémissement dans son sommeil agité, preuve d’une étrange acuité du danger par-delà ses rêves. A son côté, tendue à l’excès, Sheera resserra ses paumes moites sur la poignée de l’épée. Elle déglutit à plusieurs reprises, hésitant sur la conduite à tenir face aux choses qui se tapissaient dans l’ombre. Mais le geste de la créature qui les désignait était facile à interpréter. Respirer. Expirer. Faire fi de la peur qui menaçait de la paralyser. Sheera tourna un regard navré vers Naela, mais empreint de la résolution d’une mère aux abois dont la seule possibilité se résumait à donner sa vie pour sauver sa progéniture.
— Adieu, mon amour, murmura-t-elle.
Elle chargea.
Sa lame accrocha un rayon de lune et s’abattit en direction de la monstruosité qui pénétrait dans la chambre. Son cri, mélange de peur et de colère, résonna tel un appel à l’aide désespéré. Le fil de l’épée racla l’épiderme rosâtre sans l’entamer. La peau des bêtes se révélait hors d’atteinte des armes de ce monde. Toutefois l’impact s’avéra suffisant pour repousser la créature, plus surprise que blessée.
Un double sifflement de contrariété creva le silence de la nuit. Le second démon se matérialisa devant Sheera et la balaya d’un revers méprisant au thorax. Le choc lui coupa la respiration. Elle se retrouva catapultée vers le lit de sa fille. Le contact brutal contre le montant lui fit lâcher son arme. Les côtes endolories, elle se réfugia auprès de Naela réveillée en sursaut qui se mit aussitôt à pleurer. Sheera la serra contre sa poitrine tuméfiée en tentant de lui masquer la présence des ignominies.
— Ne regarde pas ma chérie. Tout sera bientôt terminé…
La fenêtre de la chambre explosa sous la poussée d’un corps lancé à pleine vitesse.
Une forme musclée roula au milieu des débris avant de se redresser, une hache menaçante dans la main, un homme couvert de tatouages qu’elle reconnut.
— Ga.. Galenn ? balbutia Sheera interloquée par l’intrusion salvatrice.
Figé par l’indifférence, le visage de marbre aux yeux de glace se détourna d’elle. Elle n’était qu’un élément négligeable dans la réalité du Symbiote. Il focalisa son attention sur l’Ennemi et inonda la vision du bûcheron d’écarlate.
« Tue ! Tue ! »
À nouveau la couleur se faisait mots.
Le Symbiote avait perdu de précieux instants à assimiler le fonctionnement de l’hôte, à en tirer la quintessence nécessaire à ses objectifs. Fini les gestes mécaniques du début, remplacés désormais par une coordination parfaite des mouvements. Ouïe, odorat, vue avaient permis une traque efficace. Chaque muscle, tendon, réflexe se trouvaient optimisés pour mener à terme une rivalité qui ne souffrait plus d’échappatoires.
Le temps se suspendit une fraction de seconde, chaque protagoniste jaugeant son adversaire à l’aulne de ses capacités offensives. Griffes, crocs, machiavélisme de l’obscure contre hache aiguisée et rage des couleurs. Les entités se défièrent du regard. Les jumeaux affichèrent leur confiance. Ils s’étaient découverts invulnérables aux armes de ce monde. Ils sifflèrent à l’unisson leur haine.
Galenn attaqua.
Ses quadriceps le propulsèrent à la rencontre des rejetons du Multiple, véritable force silencieuse en mouvement. Sa cognée décrivit une courbe mortelle, mais la vivacité des démons leur permit d’éviter le contact. Des griffes effilées déchirèrent son flanc. Trois profondes entailles que le Symbiote s’empressa de réparer à la grande surprise des jumeaux. L’arme inversa sa trajectoire pour s’abattre vers une jambe grêle. Confiant dans sa résistance, le monstre visé ne jugea pas utile de s’écarter.
À tort.
La lame forgée dans le cœur d’une étoile tombée du ciel, capable de fendre la trame des dimensions, trancha chair et os dans un jaillissement d’ichor noir. Le membre sectionné se contorsionna un bref instant sur le sol, animé d’une vie propre avant de s’immobiliser. Ivre de douleur, la bête s’écroula en poussant un cri qui vrilla les tympans et rampa.
Galenn relevait sa hache empoissée quand l’autre jumeau l’attaqua. Lié psychiquement à son double, il avait ressenti toute sa souffrance. Il percuta le bûcheron, l’entraîna par terre dans un enchevêtrement de bras et de jambes. Les griffes animées d’une furie vindicative lui lacérèrent le visage, le dos, les épaules. Impossible d’utiliser la cognée dans ce corps à corps brutal. D’une ruade désespérée, Galenn parvint à repousser son adversaire. Du sang plein les yeux, il balança son arme sur la tête difforme, explosa la boîte crânienne aux veines pulsantes. Sa hargne était telle que les lames poursuivirent leur course dans la poitrine rachitique jusqu’à ouvrir en deux le corps diabolique.
Le bûcheron voulut s’occuper de l’amputé quand une douleur brûlante lui déchira le thorax. Le démon avait récupéré l’épée de Sheera et venait de la planter dans son dos grâce à une poussée nerveuse de son membre intact. Agrippé à la poignée pour se maintenir debout, il accentua la pression jusqu’à forer la cage thoracique.
Le fer acéré ressortit entre les pectoraux du forestier. Il expulsa un jet écarlate, ses jambes fléchirent. Il tomba à genoux, son cœur percé de part en part. Une plaie fatale que le Symbiote ne pouvait réparer. Alors que l'esprit prisonnier de Galenn trouvait enfin l'échappatoire des actes ignomineux commis sous emprise, l’entité céda à une panique totale, incapable de subsister sans hôte.
Près du lit, mère et fille avaient suivi avec angoisse la lutte dantesque. Sheera poussa un cri d’horreur quand elle vit Galenn blessé, puis le démon jubiler en enfonçant pouce après pouce sa lame jusqu’à coller son infâme visage à celui de l’agonisant. Convaincue qu’elles allaient bientôt le rejoindre dans la mort, la femme étreignit la main de Naela.
L’enfant qui ne pleurait plus ignora la pression des doigts enlacés aux siens. Elle venait de basculer ailleurs, dans un rêve éveillé, détaché du monde réel. Les cauchemars qui l’avaient récemment agitée n’étaient que signes précurseurs, les prémisses de l’épanouissement d’un don en sommeil depuis sa naissance, hérité de son arrière-grand-mère. Son ancêtre lui avait transmis la puissance des anciens druides qui éclatait aujourd’hui au grand jour. Habités d’une acuité surnaturelle, les yeux verts de Naela transperçaient les deux corps enlacés dans une étreinte morbide. Elle comprit le déséquilibre entre les couleurs fractionnées du Symbiote et les obscures ramifications du Multiple. Elle resserra ses doigts autour d’une chose invisible, la tira, puis la jeta d’un mouvement brusque de la main.
Là-bas, le Symbiote se sentit extrait de force, arraché de Galenn par une puissance inconnue. La gelée irisée qui le constituait abandonna le moribond, jaillie de ses narines pour se retrouver catapultée à l’intérieur de la bouche de l’Ennemi. Son spectre coloré se confronta à son antithèse, le noir, l’absence totale de lumière. À l’instar de la matière rencontrant l’antimatière, un maelström d’annihilation mutuelle s’épanouit.
Le corps efflanqué du démon se déforma, ses veines dilatées par des fluides en ébullition. Les chairs enflèrent, des os se rompirent avec d’horribles craquements. Le solide épiderme se fissura sous la poussée de gonflements incontrôlés. Une terrible chaleur se dégagea de cette anarchie interne. Il commença à brûler. Une combustion sans flamme, un brasier cellulaire vecteur de néant destructeur. Le fils du Multiple se ratatina en lâchant des cris d’une souffrance infinie. Ses râles faiblirent, se firent murmures. Le peu de lui qui demeurait se mua en fine poussière grise. De l’infâme créature, il ne subsista qu’un petit tas de cendres qu’un courant d’air nocturne soufflé par la vitre fracassée balaya.
Soudain privée d’énergie, Naela s’écroula dans les bras tendus de sa mère avant d’éclater en sanglots. Le cauchemar terminé, elle redevenait une simple enfant traumatisée. Sheera caressa sa chevelure blonde d’une main tremblante et l’embrassa alors que des larmes de soulagement sillonnaient ses joues.
Au-dehors, l’aurore darda ses rayons timides porteurs de renouveau sur le village endeuillé. Le pays d’Yslandis se dotait d’un nouveau souffle après le viol brutal des créatures d’Outremonde. Il restait désormais aux Fils de l’Homme la lourde tâche de pleurer l’âme de ses disparus.
***
Vingt ans plus tard, le chêne séculaire qui n’en était pas un, la porte cachée entre les univers, trônait toujours dans la forêt d’Yslandis. Il étendait ses racines profondes jusqu’à l’Outremonde, offensait la nature par sa seule présence. La possibilité de relâcher une nouvelle fois l’horreur demeurait pour quiconque parviendrait à fendre la trame des plans.
Une jeune villageoise à la longue chevelure blonde se campa face à l’aberration dimensionnelle. Devenue adulte, Naela avait atteint le plein potentiel de son don. Son ample robe blanche à capuche attestait de son rang. Elle était Bandrui, femme-druide du clan, réputée pour la puissance de ses pouvoirs. Elle posa la main sur l’écorce rêche, abaissa ses paupières et se concentra.
Oui. C’était bien lui. Elle l’avait trouvé !
Son visage grave, fatigué par ce long jeu de piste, se détendit enfin. Depuis la tragédie qui avait par le passé endeuillé sa communauté en marquant à jamais sa mémoire, elle n’avait eu de cesse de chercher. Vingt années d’une quête insensée à parcourir l’immense forêt avec pour seul objectif de découvrir la source du mal. Vingt années pour peaufiner son don et se préparer à cette rencontre cruciale.
Ces beaux yeux verts où couvait une haine féroce se durcirent.
— Je te tiens. Tu ne peux plus te cacher. Aujourd’hui, tu vas disparaître.
Naela se recula sans perdre du regard sa cible honnie. Estimant se trouver à distance suffisante, elle ouvrit son esprit aux forces de la nature. Aussitôt la chaleur de la Terre convergea vers elle, s’amalgama sous ses pieds, prête à se déchaîner pour effacer l’abomination d’Yslandis.
Le sol se mit à trembler, de profondes fissures germèrent alentour, rejoignirent l’arbre, fragilisèrent ses fondements. Il bougea, commença à s’affaisser en même temps que les failles s’élargissaient. Dans un nuage de poussière, il disparut au fond du gouffre qui venait de s’ouvrir. Des grondements souterrains s’élevèrent, accompagnés de fumées toxiques. Une lueur rouge remonta à la surface et une lave épaisse jaillit, visqueux fluide purificateur né des entrailles de la Terre.
Naela s’éloigna, satisfaite et libérée de son fardeau.
C’était fait.
Au lieu de détruire l’arbre maudit et prendre le risque de laisser échapper à nouveau le mal, elle avait préféré l’enfouir là où nul ne le trouverait. Engloutie dans le magma en fusion, la porte dimensionnelle invulnérable aux éléments de notre monde coula au fond du premier volcan d’Yslandis.
FIN