Je m’appelle Clémentine. J’ai 28 ans depuis bientôt trois ans, mais je le vis bien. Je suis célibataire, sans attaches, sans contraintes, mis à part un poi…
Ma journée se poursuit comme un film catastrophe tendance gags en rafales. Rien de va ! Depuis la trace de café sur mon chemisier blanc jusqu’aux retards pris par l’atelier que je dois expliquer aux clients en passant par les plantages d’ordi. Comble de malchance, quand je peux enfin annoncer à Alban que son véhicule est disponible, je tombe sur sa messagerie où je laisse quelques mots très professionnels avant de lui texter également la nouvelle. J’ajoute un petit smiley humoristique, ça n’engage à rien. Et puis j’attends qu’il arrive – au galop, forcément bouleversé par mon humour – en vérifiant sans arrêt que cette fichue tache de café n’est pas visible. Mon optimiste naturel me conduit à penser que le sieur Adelson joue avec mes nerfs pour mieux me conquérir. La vérité est qu’il n’en a rien à faire d’une hôtesse de garage. Mince, ça sonne comme voie de garage ! Déprime. Quoi qu’il en soit, je n’ai même pas le plaisir des yeux de le revoir pour couronner cette infâme journée : il envoie un commis quelconque récupérer sa voiture.
— Voilà la clé et la carte grise, dis-je d’un ton sinistre.
— Excusez-moi, Mademoiselle, vous avez un bout de chocolat coincé entre les dents… Là...
— Hein ?
Alban, salaud de riche. D’accord, je ne le pense pas une seconde. Juste une occasion manquée de plus. Enfin, j’ai son numéro même s’il ne me sert à rien.
Quand mon charme naturel – encore mon optimisme – menace de se révéler inefficace, c’est le moment de recharger les batteries de l’ego en sortant vérifier qu’Alban Adelson n’est pas le seul homme sur Terre. Le vendredi soir, l’ambiance est toujours torride au Marabout, établissement qui hésite toujours entre être un bar à cocktails branchouille et une boîte de nuit tropicale. En résumé, on peut y danser et y boire. C’est juste mon programme idéal. J’appelle ma meilleure amie, Jeanne, qui, avec sa peau cuivrée, ses petites fesses et ses seins tout ronds, est un véritable aimant à beaux mecs. Le grand jeu pour moi, c’est d’être assez pimpante pour prendre son sillage. Une fois qu’elle a séduit le roi de la fête, il me reste les roitelets. C’est du second choix pour ma bestie, mais le second choix de Jeanne, ça reste de la qualité. Et puis, j’ai beau n’avoir aucune chance de rentrer dans ses jupes, j’en ai moi-même quelques unes qui font de mon derrière un charmant objet d’études. Donc pas de complexe. Je carbure à la confiance et à la tequila.
Malheureusement, ce soir, Jeanne est en mode supernova et tout le monde gravite autour d’elle. Je peux bien me convaincre que je suis moi aussi une étoile, je ne brille pas assez fort à ses côtés et elle n’a pas besoin de moi pour se faire valoir. Après tout, cette soirée est la suite logique des effroyables heures qui l’ont précédée : rien à en tirer. Reste le bar pour éviter la banquette de sinistre réputation. Au moins, Jeanne n’a-t-elle pas de sac à faire garder par sa bonne copine pendant qu’elle se trémousse. Donc tequila, ou n’importe quoi qui en contient. Tout en m’imbibant savamment, j’inspecte le public habituel du Marabout dont certains membres ont déjà eu le bonheur de partager ma couche, soit dit sans forfanterie. Le décompte mental est d’ailleurs rapide : quatre. Et ils sont tous là, tiens ! Ce n’est jamais désagréable de se remémorer quelques moments orgasmiques avec les participants sous les yeux. Je ne suis pas du genre à établir des palmarès mais je dois bien me décider sur un ordre pour mes tentatives de tantôt, si je ne veux décidément pas rentrer seule. Allez Demba, Frédéric, Milan et Abdoulaye en dernier, parce c’est vraiment un gros macho.
Un frôlement de doigts sur mon bras, comme trois notes de piano, me sort de ma rêverie programmatique.
— Tu continues à admirer les mâles ou tu me permets de t’offrir ta cinquième Tequila Sunrise ?
La fille qui s’est adressée à moi à des cheveux courts turquoise qui répondent aux spots du bar par des reflets déments et un sourire dissymétrique mais franchement magnétique.
— Ouch, je suis sous surveillance ! D’accord, si tu te joins à moi. Et il est temps que je passe au Margarita.
— Barmaid ! Un Margarita pour…
— Clémentine.
— Ah. Et un Sweet Lady, ça me va mieux, eh ben, pour Clémentine aussi !
Je résume avant de plonger mes yeux dans les siens. Je suis en train de me faire payer un verre dans un bar où tout le monde vient pécho par une fille de même prénom et à peine plus jeune que moi qui aime décidément beaucoup me toucher le bras. Je suis là pour m’amuser, non ?
— Je suis une Clémentine qui résiste mal aux jupes en cuir.
— Et moi, une Clémentine qui a souvent l’habitude d’être la plus franche dans une conversation. Je n’ai pas de fétichisme pour les jeans taille basse.
— Excellent ! Tchin quand même ?
— Tchin absolument ! Et merci !
Si tu veux t’amuser, ma petite Clémentine, il est déconseillé de décourager d’emblée les rares interlocuteurs, et en l’occurrence, interlocutrices qui se donnent la peine de perdre quelques minutes de leur vie sexuelle en ta compagnie.
— J’aime beaucoup, en revanche, les débardeurs blancs et les cheveux colorés…
— Ouf. J’ai eu peur d’avoir mal contrôlé mon haleine. Tu as choisi ton chevalier servant du soir ?
— Je crains d’avoir plus besoin du cheval que du chevalier ! Tu connais du monde ici ?
— A peine une personne. Mais vraiment agréable. Une certaine Clémentine…
— Ah ! Nouvelle en ville alors ? Et pressée de faire des rencontres ?
— Pressée et pressante, j’en suis navrée. On ne se refait pas.
— C’est donc officiel : tu me dragues ?
— Complètement. Puisqu’il faut bien mettre un nom sur cette plaisante entrée en matière.
— Et dans quelle matière souhaitez-vous entrer, Mademoiselle sans-gêne ?
— Mes affreux jeans ont besoin de bouger. On danse ?
Je suis là pour ne plus penser à Alban Adelson ou pas ? Et rien ne lui ressemble moins que la jolie liane qui m’entraîne sur la piste après avoir vidé son verre cul-sec. Après tout… La danse version Clémentine, elle, pas moi, est résolument lascive et vise à un rapprochement des corps en synchronisme parfait avec le rythme de la musique. La danse version Clémentine, moi, pas elle, est définitivement chaotique et vise à propulser les membres inférieurs et supérieurs dans des directions diverses sans aucun rapport avec le rythme de la musique. Une main sur ma jupe. Deux mains sur ma jupe. Une main dans ma main. Des doigts qui s’enlacent. Et puis, très vite ses lèvres sur mes lèvres. Et encore plus vite, ma bouche entrouverte. La sienne aussi. Exploration timide. Mélange de fluides, étape un. Clémentine embrasse très bien. Clémentine embrasse très bien. Je veux dire, moi aussi. Ses mains sur mes fesses nous font faire demi-tour. J’ouvre les yeux, ravie, prisonnière volontaire de cette bouche qui m’enchante. Alban est à cinq mètres de nous et tourne lentement la tête dans notre direction avec son sourire d’ange de l’amour. J’écarquille les yeux. Contact visuel dans trois secondes. Trois... Deux… Un...
Je sens le regard d’Alban peser sur moi, une présence magnétique à quelques mètres de distance. La piste de danse devient soudain un théâtre o&u…