Le froid lui mordait toujours la peau quand elle venait, c’était tout juste s’il ne lui sciait pas l’épiderme par ailleurs, comme déterminé à lais…
— Allez viens, c’est prêt.
Précaution et hésitation se mêlaient dans la démarche de la jeune fille tandis qu’elle se rapprochait du hall d’entrée.
Une marche.
Puis l’autre.
Sa main, devenue moite, était posée sur la rampe comme pour freiner la descente.
Une marche.
Puis l’autre.
Et une fois en bas, je fais quoi ?
Une marche.
Puis l’autre.
Deux options s’offraient à elle : soit jouer le jeu et prétendre être la fille de cette femme, soit la confronter.
Une marche.
Puis l’autre.
Il lui sembla plus sage de se cantonner au rôle de fille aimante car à partir du moment où l’illusion serait brisée, elle pourrait s’attendre au meilleur comme au pire, et il n’y aurait aucun retour en arrière possible.
Une marche.
Puis l’autre.
En bas, ça y est.
Zoé suivit la femme à gauche, ah non, à droite, dans la cuisine. Face à elle, la fenêtre au centre du mur lui servit de repère pour évoluer naturellement dans cette pièce à la fois familière et inconnue.
Alors qu’elle prenait place, un détail lui sauta aux yeux, dans le ciel crépusculaire. C’était pourtant bien la pleine lune quand je suis partie !...
— Mais enfin, Zoé, qu’est-ce qui te prend ? C’est ma place ici.
Quelle erreur avait-elle commise ? Elle s’asseyait toujours face à la baie vitrée pour observer la vie dans la verdure.
— Ahah, désolée Maman.
Maman.
— Je dois être un peu fatiguée.
Dos à l’extérieur, Zoé ne se sentit même pas capable d’apprécier la délicieuse odeur du gratin maintenant à portée de fourchette. Le goût non plus ne signifiait rien. C’était incompréhensible et elle ne supportait pas de ne pas comprendre.
— Ça s’est bien passé, en cours ? demanda subitement la femme.
Les cours ? L’ennuie. Ça lui semblait si loin, le bus, le chauffeur impatient qu’elle descende pour retrouver sa femme, ses enfants, son chien, ses deux chats et son petit jardin…
— Je ne voudrais pas que tu perdes confiance en toi à quelques semaines de la rentrée… tes résultats avaient monté au second et au troisième trimestre l’an dernier. Tu avais juste besoin d’un temps d’adaptation.
— « D’adaptation » ? répéta Zoé, incrédule.
— Pour l’entrée au collège, c’était un nouveau rythme à prendre et c’est normal d’avoir du mal.
Zoé ne remettrait pas cet état de fait en cause, mais ne s’était nullement sentie concernée. Au contraire, elle avait d’abord trouvé la perspective d’avoir plus de professeurs tout à fait formidable, avant de déchanter. Aussi lâcha-t-elle un « Hein ? » rempli d’incrédulité.
— Enfin, Zoé, tu es d’accord pour dire que l’an dernier c’était un peu juste au début. Mais tu as fini par avoir des notes tout à fait normales.
Hein ?
— Euh, mais la sixième, c’était il y a deux ans...
Parce qu’elle avait sauté le CM1.
— Et, là, je viens de ressauter une classe.
Aujourd’hui bien plus proche d’entrer au lycée que de sortir de la primaire.
— Tu n’aurais pas sauté deux classes quand même, s’agaça son interlocutrice. Ça n’arrive qu’à des élèves d’exception, ça.
Et toi, tu ne l’es pas.
Le visage contrarié de sa prétendue mère s’adoucit ensuite pour poursuivre :
— Je sais que ça peut être tentant de vouloir grandir vite… mais laisse-toi le temps, va à ton rythme, normalement.
Décontenancée, Zoé ne pipa mot. Quel que soit ce qu’elle était censée être ici, il lui sembla que sa propre chambre était l’endroit idéal pour investiguer, comprendre ce qui clochait dans ce monde parallèle qui n’était définitivement pas ce qu’on lui avait promis. Une réalité alternative plus qu’une aventure merveilleuse.
À peine vida-t-elle son assiette qu’elle attrapa son sac, se jeta dans les escaliers et, cette fois, ne se trompa pas de direction, à gauche.
La pièce était sensiblement la même, en acceptant qu’il s’agisse d’une copie miroir de sa chambre, la vraie, de l’autre côté. Tapis légèrement molletonné au centre, posters à l’effigie de ses héros fictifs préférés pour veiller sur son sommeil et de paysage côtier pour faire face à son bureau, où elle passait en réalité plus de temps à flâner qu’à apprendre sans que personne ne s’en doute.
Enfin, ça, ce n’est pas la Zoé d’ici.
Ses livres de cours étaient toujours empilés sur son bureau, celui de mathématiques au-dessus, exactement comme elle les avait laissés avant son départ. Des livres niveau cinquième.
Des livres pour des élèves de onze à treize ans.
Des livres pour des élèves de onze à treize ans normaux.
Fébrile, elle ouvrit le manuel d’algèbre. Aucun billet à l’attention de ses parents ne tomba, mais c’était davantage les problèmes et les leçons qui l’intéressaient.
J’y comprends rien.
Elle était en cinquième l’an dernier.
Je connais le programme.
C’était facile, normalement.
Alors pourquoi rien ne lui revenait ?
Elle ouvrit le manuel à une page au hasard, mais vers la fin quand même, là où c’est plus compliqué, et s’attela au premier énoncé sur lequel ses yeux se posèrent.
Après cinq minutes, désespérée devant sa feuille blanche, deux hypothèses se frayèrent un chemin dans le méandre de ses pensées confuses : la première, la norme d’ici était calquée sur sa norme à elle ; ici, Zoé n’avait pas pu sauter de classe parce que le monde avait changé… pour moi ? Seconde hypothèse, ce n’était pas le monde qui changeait, mais elle, sa mémoire, son intellect et sa cognition.
J'ai chaud.
Chancelante et le souffle court, elle s’arracha à son bureau pour ouvrir la fenêtre, panorama parfait sur la nouvelle lune.
Tu n’as pas pu l’inventer, ça, c’était dans les livres ! « La pleine lune à son périgée », tu n’aurais même pas pu partir sans cette condition, reprends-toi !
Elle était bien partie.
Peut-être avait-elle juste commis une erreur, ouvert les yeux trop tôt et s’était perdue quelque part entre le monde magique promis et sa réalité à elle. En résultait alors cette réalité difforme, ni tout à fait la sienne, ni tout à fait celle escomptée. Ceci étant, si quelqu’un avait pu retranscrire ce qu’il y avait de l’autre côté de l’Arbre pour nourrir les folklores locaux et les histoires de tante Lucie, alors il en était revenu. Donc elle pouvait espérer en faire autant, oublier ce détour et réessayer jusqu’à arriver à destination.
Elle se crut rassérénée, quand la voix de sa mère s’éleva à travers la porte, la faisant sursauter.
— Zoé ?
Ce n’était que sa voix, pas sa mère.
La jeune fille ouvrit prudemment, non sans avoir d’abord sculpté un sourire trompeur sur son visage.
— Maman ?
— Je voulais parler de ce dont nous avons discuté à table…
Elle avait beau avoir une voix excessivement douce, excessivement dans l’humilité et excessivement dans l’empathie, Zoé ne voyait que ce grain de beauté pas à sa place.
— Je ne voulais pas te vexer. Tu sais ce n’est pas grave… d’être normale.
Alors pourquoi s’excusait-elle ? Pourquoi ça me fait mal ?
— Chacun est ce qu’il est, tu es toi, et je n’ai pas besoin de plus pour t’aimer.
Je pleure ?
— Oulà, d'où tu fais des tirades philosophiques comme ça !
Zoé avait beau s’efforcer de le prendre à la rigolade, les mots de cette mère résonnaient en elle avec une puissance qu’elle n’aurait pas soupçonnée.
— Ahah, t’as raison. C’est Lucie qui est douée pour ça.
Comme sa mère, cette mère avait un regard voilé de tristesse en l’évoquant, subséquemment ça n’arrivait presque jamais. Cet état de fait avait toujours désolé Zoé, pour qui l’évocation de sa défunte tante n’était pas un prétexte au chagrin, mais un moyen de la garder encore un peu. Fallait croire que sa mère, et cette femme aussi, voyait les choses autrement. Comment je peux savoir, moi ? Zoé n’avait eu ni frère ni sœur, alors une jumelle ?
— Oh, Maman…
Arrête ! C’est pas ta mère, te fais pas avoir.
— Elle nous manque.
Zoé eut à peine le temps de se sentir vraiment bête, à s’émouvoir ainsi pour un simulacre de sa mère, que celle-ci la gratifia du même air contrarié qu’à table.
— Mais tu l’as vue tout à l’heure !
La jeune fille, qui avait esquissé un geste, un début d’étreinte envers cette âme en peine, se rétracta aussitôt.
La mère ignora son geste pour plaquer sa main sur son front.
— Je devrais peut-être l’appeler pour lui dire que tu n’iras pas en cours, demain. Tu as mal quelque part ?
— De quoi tu… ? L’appeler ?
— Pour lui dire que ce n’est pas la peine de t’emmener au collège.
Les mains de la femme palpèrent successivement ses joues et son cou.
— Tu n’as pas l’air d’avoir de fièvre…
— Mais, le bus ! s’écria Zoé. J’y vais en bus !
— Le bus ne s’arrête pas dans un coin aussi perdu que le nôtre, t’imagine le détour que ça ferait juste pour une personne ?
Zoé recula, incrédule, non, non, non…
— Tu es bizarre ce soir, dit la mère.
Et là, serait-ce le moment pour la confronter ? Lui dire qu’elle venait de l’autre côté ? Lui parler de l’Arbre ? La tante Lucie d’ici, vraisemblablement en vie, était-elle encore une férue de mythes en tous genres ?
— Je vais bien, bredouilla Zoé. Je…
Tu te dégonfles.
— Je vais me coucher.
— Tu es sûre ? Tu n’as pas d’ennuis à l’école ?
— Je suis un peu fatiguée, je raconte n’importe quoi.
Sur ce, elle referma doucement la porte de la chambre.
Et maintenant ? Devrait-elle se jeter sur ses livres ? Vérifier sa documentation sur l’arbre-passeur ? Et si, à l’instar de ses manuels scolaires, elle se surprenait à découvrir autre chose ? Je suis venue là pour apprendre, de quoi j’ai peur ! Peur d’apprendre ?
Finalement, peut-être que l’autre côté était effectivement en train de la transformer.
À nouveau en proie à l’angoisse, elle se fit la reflexion que, dans ces moments-là, elle aurait bien cherché du réconfort auprès de son chien. C’était difficile à décrire, mais à travers le reflet de ses prunelles noires qui brillaient comme des billes, elle avait l’impression d’être profondément comprise, bien au-delà de tout échanges de mots. Nul doute que Forêt savait quand elle était triste.
Forêt ?
Elle n’avait pas vu ses gamelles dans la cuisine, celle pour l’eau à droite de celle des croquettes. Aucune.
Sa fatigue et son désespoir donnèrent finalement raison au sommeil. Au pays des rêves impossibles de l’autre côté de l’Arbre, ses songes furent peupl&eacu…