Avec ses racines, par Mintaka

Clarisse regarde la silhouette de Jonas s’éloigner entre les branchages. Elle ne le quitte pas des yeux jusqu’à ce que son ombre se fonde totalement dans l’obscurit&ea…




Chapitre 4: Ils ont tous disparu, par saule

          Clarisse s’avance vers la forêt. Jeanne se crispe au bout de son bras, puis la suit en silence.


          Elles marchent avec précautions, pour ne pas trébucher. Clarisse estime la distance qui les sépare de la lampe torche : dix mètres, huit, cinq, trois…


          — Rhaaa…


Elle sursaute, fait un pas en arrière, c’était quoi ce truc bon sang, tend l’oreille. Rien… Peut-être a-t-elle rêvé ? Clarisse se tourne vers Jeanne, qui lui serre la main si fort qu’elle en a mal, croise son regard, elle crève de trouille, elle aussi a entendu. Et pourtant…


— Jonas ? appelle-t-elle. 


Une chouette hulule pour toute réponse. Jeanne la tire en arrière.


— Je veux partir.


Elle raffermit sa prise sur la main de l’enfant.


— On va voir.


— Clarisse…


— On va voir.


Jeanne fait mine de la suivre mais voilà qu’elle doit la tracter.


— Fais un effort ! s’exaspère-t-elle.


L’enfant sanglote, zut, elle s’est comportée comme une brutasse. Elle respire à fond pour prendre son visage le plus rassurant puis se tourne vers la fillette. 


— S’il te plaît.


Elle la prend dans ses bras.


— S’il te plaît, Jeanne, ne t’inquiète pas. L’arbre nous a aidés, tu te souviens ? C’est un gentil. Je suis sûre que c’est juste les garçons qui nous font une mauvaise farce. Mais toi et moi, on est plus malines que ça, hein ?


L’enfant hoche bravement la tête, ravale un dernier sanglot et les voilà reparties.


La lampe torche éclaire du sol, entre trois buttes de terre. Ça ressemble vraiment à une mauvaise farce.


— Jonas ? appelle-t-elle. Nathan ? Elliot ?


Seul les bruits de la forêt lui répondent. Clarisse ramasse la lampe torche et balaie les alentours de son faisceau. C’est bizarre ces tas de terre, ça ressemble à… Jeanne pousse un cri de souris.


— Qu’y a-t-il ?


Jeanne ne répond pas, les traits exorbités, elle regarde ses pieds. Clarisse les éclaire. Rien d’anormal… Elle sursaute, quelque chose a bougé sur les chevilles de l’enfant, on dirait un serpent, ou bien…


— Clarisse…


Une racine ?


Quelque chose fouette l’air, Clarisse attrape la main de la fillette, qui hurle.


Nuit.


Froissements, chaleur poisseuse, bruit de tambour… Non. Non, non… Elle ne veut pas, non…


Elle ouvre les yeux, elle suffoque, le tambour s’emballe elle a mal dans toute la poitrine les gobelins vont arriver elle hurle, quelque chose tente de la retenir elle se débat frappe au hasard, elle court se cogne court encore, quelque chose se plante dans sa nuque.


Nuit.


Des ombres s’agitent autour d’elle, murmures, ils la veulent, ils la voient ils viennent vers elle, elle remue tente de leur échapper mais ils l’ont eue elle ne peut plus bouger elle est à leur merci des racines s’agitent devant son visage et… Elle hurle.


Elle hurle et hurle encore, mais qu’est-ce que c'est, qui hurle comme ça, quelle bête sauvage, quel monstre ? Elle réalise que c’est elle et ses yeux s’écarquillent, comment arrêter ? Elle cherche le bouton mais le hurlement reprend encore, pitié faites que ça s’arrête, enfin elle n’entend plus qu’un lent bourdon, là dans ses oreilles.


Sa gorge la brûle. Elle veut bouger mais quelque chose l’en empêche. Elle baisse les yeux, une sangle noire la tient plaquée. Attachée. On l’a attachée. Elle regarde autour d’elle : plafond blanc, murs blancs, petite table à roulette blanche, le désinfectant lui saute aux narines ; hôpital. Elle est dans une chambre d’hôpital. Comment est-elle arrivée là ? Elle se tourne vers ses souvenirs en quête d’une réponse mais ce sont autant d’ombres qui menacent de l’engloutir, elle frémit et s’arrache à eux, non elle ne veut pas.


Le plafond blanc. Elle ferme les yeux pour lui échapper, se heurte aux ombres et les rouvre aussitôt. Elle tourne la tête vers la fenêtre, le rideau blanc qui ondule. Elle se raccroche à lui, elle voudrait bouger, bouger… ! Son souffle est court, un gémissement inarticulé sort de sa gorge tandis qu’un arbre se rapproche…


— Clarisse ?


Elle sursaute et cligne plusieurs fois des yeux. Le rideau blanc ondule. Pas d’arbre. Qui lui a parlé ?


— Clarisse ? répète la voix.


Elle tourne la tête de l’autre côté. Une femme brune aux traits saillants, les yeux rivés sur elle, vêtue d’une blouse blanche. Son visage se fait conciliant.


— Bonjour, Clarisse. Je suis le docteur Siguero. Est-ce que tu sais où tu es ?


Pourquoi parle-t-elle une langue étrangère ? s’interroge-t-elle avant de réaliser que c’est bien dans sa langue que la femme en blanc s’exprime. Les nuages s’écartent, les mots prennent leur sens.


— À… (Elle grimace car le son est douloureux sur sa gorge enflammée.) Hôpital, croasse-t-elle.


La femme hoche lentement la tête.


— Oui, tu es à l’hôpital. Est-ce que tu sais pourquoi tu y es ?


La question résonne dans son crâne et la renvoie dans les ombres, elle veut leur échapper mais elle tombe en arrière, la voilà qui court dans la forêt la nuit, se cogne aux arbres et trébuche sur les racines, se fait des bosses et s’écorche les mains et les genoux, voilà que la main la petite main de Jeanne glisse de la sienne et que la fillette crie de terreur et puis plus rien juste un tas de terre et qu’elle part en courant pour ne pas finir comme elle et puis comme les garçons c’est sûr que c’était eux ces trois tas de terre et la lampe torche au milieu, les larmes lui brûlent les yeux, mais qu’est-ce qu’elle a foutu, les sanglots bourrent dans sa gorge et la secouent elle hoquette :


— Ils… ils ont tous disparu…


 


Laure traverse le salon sans allumer la lumière et sort par la baie vitrée. La fraîcheur matinale la fait frissonner, elle resserre les pans de sa robe de chambre. Les oiseaux chantent comme si leur vie en dépendait, un concert incessant de trilles et de jacasseries, c’est beau, se surprend-elle à penser en levant les yeux vers les grands arbres de la haie où ils font un balai de grâce. Au-dessus des cimes, les étoiles s’éteignent et le ciel prend le gris lumineux des belles journées de printemps. Encore une, la neuvième depuis que…


Vertige. Laure s’assoit sur le rebord de la terrasse, les pieds nus dans l’herbe trempée par la rosée. Elle prend son paquet de cigarettes dans la poche de sa robe de chambre, en sort une, l’allume, tire une longue bouffée. Là, expire-t-elle, ça va mieux. Elle en tire une autre. Dire qu’elle avait arrêté de fumer, qu’elle s’était jurée de ne jamais reprendre et voilà que… Elle aspire rageusement. Inutile de penser. Tiens, il faudrait tondre la pelouse.


Elle termine sa cigarette, l’écrase et en allume une autre. Elle a bien besoin de ça.


La baie vitrée s’ouvre derrière elle, les chaussons d’Adrien sur la terrasse. Il s’arrête derrière elle, elle peut voir son immobilité gênée, sa vaine tentative de sourire sous ses yeux tristes, elle le connaît par cœur en vingt ans de vie commune, même si dix jours plus tôt il serait venu l’embrasser dans le cou plutôt que de chercher ses mots. Finalement il rompt le silence :


— Salut. Tu as bien dormi ? Ça va ?


Questions convenues, inutiles, dont le seul but est de dire quelque chose.


— Non, répond-elle.


Elle peut le voir grimacer, sa grimace contrite de « il fallait bien essayer, tant pis ».


— Moi non plus, dit-il.


Oui, elle le sait. En sont-ils réduits à cela désormais, s’assener des évidences pour avoir encore quelque chose à se dire ? Que ne donnerait-elle pas pour qu’il vienne, pour qu’il l’embrasse, pour qu’il lui dise « faisons un petit », pour qu’il la fasse rire comme avant… Avant. Avant.


— Il faut que j’aille travailler, dit-il.


Elle hoche la tête en silence.


— À ce soir.


— À ce soir, marmonne-t-elle.


Mais il ne bouge pas, elle sent son regard dans son dos, elle peut voir sa mine inquiète. Elle est partagée entre l’envie de sauter dans ses bras et celle de l’engueuler, non mais il croit quoi, qu’il va la retrouver morte gisante dans la cuisine, non mais il la prend pour qui ? Finalement les chaussons s’éloignent, la baie vitrée se ferme et Laure est à nouveau seule.


Quelques minutes après, la voiture démarre de l’autre côté de la maison, mais ce n’est pas la même, celle-là c’est la sienne. L’autre, celle d’Adrien, la 308, la police l’a retrouvée encastrée dans un arbre, vide. Ils en ont aussi retrouvée une autre dans un ravin, ruinée, deux corps à l’intérieur –celle de Marion et Bertrand, les parents de Jonas, Nathan et Jeanne, elle se mord la lèvre en se remémorant les prénoms. Aussi, qu’est-ce qui leur a pris de partir comme des fous comme ça, quand ils ont découvert le sang dans le salon et les enfants absents, pourtant Adrien l’a dit qu’il fallait appeler la police, mais Marion n’en a fait qu’à sa tête comme d’habitude, elle voulait retrouver ses enfants elle-même et visiblement elle avait une idée.


Les lâcheurs. Les chanceux.


L’autre grande découverte de la matinée : Clarisse, au milieu de la route, dans un état effroyable, hurlant comme une folle et frappant dans tous les sens, si bien que les policiers ont eu du mal à l’attacher pour l’emmener à l’hôpital où ils ont été obligés de la sédater. Laure ne l’a vue que là, elle avait déjà été soignée un peu, mais elle était couverte de plaies, de bosses et de bleus. Aujourd’hui, elle est en soins psychiatriques, shootée la moitié du temps, quand elle s’éveille c’est pour des crises de mutisme, ou de panique, ou pour produire des discours incohérents sur des arbres dévoreurs, généralement c’est un joyeux mélange des trois et son état ne s’améliore pas, et elle ne peut pas en voir un, d’arbre, même en image, sans hurler, elle qui était si pleine de vie, elle qui aimait tellement les arbres, elle qui… Laure se mord la lèvre pour ne pas pleurer, rallume sa cigarette qui s’est éteinte et en tire plusieurs bouffées. Ça va aller.


Les autres enfants, la police pensait les retrouver aussi, mais ça fait dix jours maintenant, désormais c’est des corps qu’ils cherchent, il faut se faire une raison, un gamin de six ans ça ne survit pas une semaine dans la forêt.


Une sonnerie retentit, elle sursaute et réalise que ça vient de sa poche, elle sort son téléphone et décroche :


— Allo, oui ?


— Oui, bonjour, merci d’avoir décroché, avez-vous pensé à passer chez Free ?


— Je ne suis pas intéressée merci.


La personne au bout du fil veut dire autre chose mais elle lui raccroche au nez. Elle regarde autour d’elle et respire un grand coup. La matinée est bien avancée. Elle écrase sa cigarette et se lève, allez, le soleil brille et c’est l’heure du petit-déjeuner ! Elle va pour rentrer mais, au moment où elle se tourne, un éclat rouge attire son œil.


Là, au fond du jardin, le petit vélo d’Elliot, il était tellement fier de ne plus avoir les roulettes, il en faisait tout le temps, il le laissait toujours n’importe comment comme ça au fond du jardin et ça l’agaçait, combien de fois elle l’a engueulé pour ça, elle ne compte plus…


Laure s’effondre, la voilà assise sur la terrasse, les genoux remontés, le visage enfoui dans les mains. Les larmes coulent entre ses doigts.