Clarisse regarde la silhouette de Jonas s’éloigner entre les branchages. Elle ne le quitte pas des yeux jusqu’à ce que son ombre se fonde totalement dans l’obscurit&ea…
Mais avant de taper la discut’ avec un arbre, il faudrait reformer leur groupe. Nathan et Elliot ne reviennent pas et Jonas est parti depuis plus qu’un quart d’heure. Les arbres de cette forêt ne sont peut-être pas du genre des paisibles ents du Seigneur des Anneaux. Et si les arbres s’en sont pris à son frère et à ses amis, la question devient juste : s’échapper. Pour ce faire, il n’y pas à hésiter et il faut courir dans la direction opposée à celle prise par les garçons. Ça signifie également les abandonner quoi qu’il ait pu leur arriver et ça, ça ne ressemble pas à Clarisse. Dans sa tête d’enfant, Jeanne a fait le même raisonnement mais avec une conclusion différente dictée par la peur.
— Viens, Clarisse, les garçons vont se débrouiller. Je ne veux pas les suivre !
— Chut ! Ce n’est pas possible d’attendre sans rien faire. Reste près de moi, on avance doucement.
— Non, s’il te plaît…
Il y a une minute, Clarisse avait l’impression que la forêt était dense mais elles progressent sans rencontrer le moindre arbre. Comme si ceux-ci s’écartaient devant elles. Biberonnée à Chair de poule et aux Contes de la nuit noire, elle a le net sentiment qu’elles sont les victimes sacrificielles d’un ogre dont les laquais leur prodiguent une dernière révérence. Les filles continuent d’avancer en direction d’un halo de lumière qui ne peut-être qu’une des lampes-torches.
— Jonas, c’est toi ?
Le silence n’est brisé par aucun son. Même le bruit de leur pas est étouffé par la mousse. Aucune chouette ne hulule. Nul furet ne furète dans les fourrés. Pas une vipère ne serpente dans l’humus alentour. Tous les sons qui devraient les terrifier sont absents. Ici, c’est le silence qui fait peur. Les arbres sont muets. Ce n’est pas par des mots qu’ils s’expriment. C’est le silence qui précède la grande frayeur, le moment où le spectateur sursaute au bruit infernal d’une lame d’acier crissant sur un tableau noir. Sauf que ce n’est pas un film. Ce sont deux enfants perdus dans une vraie forêt où d’invraisemblables événements se produisent…
— J’entends le ventre des arbres qui gargouille…
— Tais-toi, Jeanne, c’est le tien.
Clarisse sait gré néanmoins à la petite fille d’avoir parlé, d’avoir rompu la tension ne serait-ce qu’un instant alors qu’elle n’osait pas le faire. Elles sont arrivées là où gît la lampe. Entre deux monticules de terre. Clarisse et Jeanne n’ont pas compris. Malgré son effroi, Jeanne s’amuse à sauter d’une butte sur l’autre tandis que Clarisse ramasse la source de lumière pour balayer les environs immédiat avec un sentiment de malaise ; le sentiment ne pas être là où elles devraient se trouver. Clarisse et Jeanne ne comprennent pas ce que sont ces monticules de terre, si semblables à celui sous lequel l’intrus a été englouti. Elles ne comprennent pas avant que le faisceau de la torche ne balaie les branches basses. Elles ne comprennent pas avant d’apercevoir le cocon pendu, un cocon de lianes et de feuilles dans lequel quelqu’un se débat.
Jeanne a lâché la main de Clarisse et s’est enfuie dans le noir en hurlant. Ses cris résonnent longtemps tout en s’amenuisant. Il semble à Clarisse que l’enfant tombe plusieurs fois ; il lui semble l’entendre haleter de désespoir, manquer d’air, crier encore une dernière fois. L’adolescente se précipite vers l’étrange forme verticale, persuadée que celle-ci renferme un des garçons ; Jonas probablement compte tenu de la taille. Elle ne se reconnaît pas dans cette tête brûlée qui attrape les lianes pour les écarter. Où puise-t-elle ce courage alors qu’elle aurait dû suivre Jeanne ? Dans sa conviction de devoir sauver Jonas, son ami d’enfance ? Juste son ami d’enfance ? Ce n’est pas le moment d’être sentimentale et d’épiloguer sur ce trouble qu’elle ressent depuis quelques mois lorsque Jonas la regarde. De toutes ses forces, elle lutte contre les bras végétaux qui sont aussi vivants et mobiles que les siens, même si elle évite d’y penser pour ne pas devenir folle. Folle, elle pourrait bien l’être déjà car elle pressent ce qui se passe dans son dos. Sans lâcher prise, la torche entre les dents, elle se retourne. Avant que le pinceau de lumière ne les éclaire totalement elle a vu, elle en est sûre, des racines ramper sur le sol dans sa direction et des arbres entiers se déplacer pour former une muraille de troncs qui lui coupe toute retraite. La lumière les a immobilisés. Par d’étonnants mouvements de mâchoire, elle parvient à diriger le faisceau de la torche vers les lianes du cocon qui perdent soudain toute vigueur. Elle se débrouille pour les écarter suffisamment pour que le corps de Jonas chute au sol.
Celui qui fait battre le cœur de Clarisse suffisamment fort pour lui insuffler la témérité de lutter contre un arbre meurtrier est étendu parmi les racines de l’arbre qui a tenté de le tuer. C’est une vision d’horreur. La jambe droite de Jonas ne se prolonge pas plus loin que le genou. Le malheureux n’a plus de bras. Sa mandibule inférieure a également disparu. Les parfums de la terre ne font pas frissonner ses narines. Plus aucun battement de cœur ne soulève sa poitrine. Jonas est mort.
Bouleversée, Clarisse se précipite vers le tronc de l’arbre pour le marteler vainement de sa rage en hurlant sa haine avant de vomir encore et encore. Elle a oublié que son salut dépendait de sa lampe et l’a laissé tomber près du cadavre de Jonas. Celle-ci éclaire au hasard, fougères et herbes folles, rochers et... Entre ses larmes, Clarisse aperçoit l’impensable. Une voiture. Mais ce qui devrait allumer une étincelle d’espoir en elle la fait osciller au bord de la démence. Cette voiture est celle de son père avec son phare cassé. Celle-là même avec laquelle ils sont venus dans cette forêt maudite et qu’ils ont abandonnée sur la route. Comment s’est-elle déplacée ? Ou plutôt comment se peut-il que Clarisse se retrouve à quelques mètres du véhicule ? L’arbre maléfique a ramené Clarisse et la voiture à lui. Ici, l’esquisse de tombe que Jonas a creusée. Là, le monticule sous lequel est enterré l’homme qu’ils ont tué et dont ils ne savent rien. Devant tant de malheur, cette mort paraît insignifiante même si elle est à l’origine de tout. Non. Ce qui est à l’origine de tout, c’est la panique de Jeanne.
Pour ne pas repenser que le corps de Jonas repose à quelques pas d’elle, Clarisse doit se concentrer, réfléchir et se battre. Elle récupère sa torche et s’aperçoit que racines et arbres se sont approchés. Le chemin semble dégagé vers la voiture. Elle doit l’atteindre et s’enfuir quelle que soit la direction, même à travers champs s’il le faut. Pour cela, elle a besoin des clefs… qui sont dans le jean de Jonas. Elle pioche au fond d’elle-même, dans des endroits qu’elle ne connaissait même pas, le courage de faire demi-tour, de s’approcher du corps de son ami que les racines ont déjà à moitié enseveli. Elle braque le faisceau de lumière sur le cadavre et se force à penser que Jonas est ailleurs, que ce n’est qu’un mannequin habillé des vêtements de Jonas. Alors, elle s’accroupit et plonge sa main dans la poche du pantalon pour chercher la clef salvatrice. Mauvaise poche. L’autre est plus difficile d’accès. Elle perçoit la chair à travers l’étoffe et est sur le point de tourner de l’œil quand elle sent le plastique et la tige de métal. Elle arrache sa main de la poche comme si son geste était d’un seul coup sacrilège, une offense à la mémoire de Jonas.
Les secondes qui suivent sont emplies d’une course folle, la lampe braquée sur le sentier pour dissuader toute branche, toute racine, tout agglomérat de feuilles et de brindilles de lui barrer la route. Cependant, ce que Clarisse voit dans le halo de lumière jaune met une nouvelle fois sa raison au défi. La voiture semble s’incliner, le sol paraît se dérober sous ses pneus ou, pour être plus juste, la terre donne l’impression de l’avaler. Lorsque Clarisse est à portée de main de la carrosserie, il est trop tard pour espérer pouvoir s’enfuir avec la voiture qui est déjà engloutie aux deux tiers, les portières plongées dans l’humus mouvant. Elle n’ose s’approcher – pour quoi faire de tout façon ? - d’autant que la lumière n’a aucun effet sur les racines de l’arbre qui agissent en sous-sol. Au moment où la dernière surface vitrée va disparaître dans le sol, un visage déformé par la terreur se colle sur le verre formant une grimace grotesque.
— Elliot !
Le cri de Clarisse est englouti en même temps que le véhicule dans un effroyable vacarme de carcasse broyée par les racines agissant dans la terre désormais meuble. Jonas, maintenant Elliot, son petit frère… Mais Elliot n’était-il pas censé être enseveli sous un des monticules où elle avait ramassé la torche ? Alors, si Elliot était vivant, peut-être que Nathan l’est aussi… Peut-être s’agissait-il simplement d’irrégularités du terrain qu’elle a dramatiquement pris pour les tombes des garçons en voyant ce qui était arrivé à Jonas…
— Nathan ! Nathan ! C’est Clarisse ! Tu es là, Nathan ?
Son cri désespéré se perd parmi les frondaisons. Le silence est revenu sur la forêt et seuls les coups que son cœur inflige à sa poitrine indiquent qu’elle-même est encore vivante. Nathan ne répond pas. Probablement s’est-il enfui pris de panique et c’est ce que Clarisse doit faire elle aussi car elle n’est pas de taille à lutter face à cet assassin de bois et à ses racines qui serpentent sous ses pieds. Une fois de plus, c’est son instinct plus que sa raison qui remet ses jambes en marche pour l’éloigner du lieu de leur malheur. Ses jambes sont d’abord lourdes mais quand elle constate qu’elles avancent et lui donnent de la vitesse, elle accélère à travers les arbustes, qu’elle espère figés par la magie de sa lampe. Quelle distance parcourt-elle ? Cinq cents mètres ? Sur le sol irrégulier de la forêt, elle tente de garder le cap, de toujours plus s’éloigner de l’arbre et même de la forêt. Elle pense être sauvée lorsqu’elle en atteint la lisière mais elle ne peut toutefois pas progresser davantage alors qu’elle manque de chuter dans l’eau. Un étang. Elle doit le contourner ; en tout cas de pas s’arrêter. Elle s’applique à suivre le bord de l’eau, garder l’onde immobile à sa droite. Des obstacles l’obligent couramment à repiquer parmi les troncs si verticaux qu’il en paraissent artificiels. Soudain, elle s’arrête. L’étang n’est plus là, il y a des arbres partout. Elle rebrousse chemin sur quelques mètres mais elle s’est éloignée du plan d’eau… ou bien il a simplement disparu. Rependre la course alors qu’elle peut à peine respirer entre essoufflement et panique. Slalomer à nouveau entre les arbres qui la tienne à leur merci. Courir malgré tout parce que sa vie en dépend. Trébucher mais se relever. Trébucher encore sur… des monticules de terre, de feuilles et de racines, les mêmes que ceux au pied de l’arbre maudit. D’ailleurs, il est là. Majestueux. Immobile. Invincible. Les pas désordonnés de Clarisse l’ont encore ramenée au pied de ce qu’elle cherchait à fuir. La jeune fille s’accroche à sa lampe-torche dont l’intensité ne fait que faiblir. Les piles sont en train de délivrer leur ultime courant. Elle agite frénétiquement la main comme pour décoller les derniers électrons du fond. Dans son geste, le faisceau accroche un morceau de chair livide. Ce n’est pas possible. Où est-ce ? Elle ne voit presque plus rien, s’approche, tente de retrouver ce qu’elle a aperçu. Là, une enfant, écartelée par des lianes, une cinquième enroulée autour de son cou frêle, aussi blanc que l’albâtre.
— Non ! Jeanne ! Aaaah !
Noir. Les piles sont mortes et le cri de Clarisse ne déchire que l’obscurité où il se perd. Elle s’effondre, prostrée. Les secondes puis les minutes passent sans qu’elle puisse bouger. Un sanglot la secoue sporadiquement mais elle n’a plus de larmes. Puis, lentement, elle rampe vers le tronc où la petite est pendue, sans rien voir, en se fiant uniquement à ses sensations. Son cœur ne bat plus si fort. Elle est presque calme. Trop d’horreur tue l’horreur. Que pourrait-il lui arriver ? Mourir ? Elle ne croit plus avoir la moindre chance d’échapper à l’arbre. Elle refuse même d’y réfléchir. Elle se battra jusqu’au bout mais sans espoir. Elle se battra avec une rage d’autant plus animale que son combat l’opposera au végétal. Elle sent les plus grosses racines près du tronc. Pourquoi ne l’attaquent-elles pas maintenant qu’elle est privée de son bouclier de lumière ? A tâtons, elle explore l’écorce honnie et remonte ses mains jusqu’à sentir le pied minuscule de Jeanne, un pied que la vie a quitté, un pied où elle pose le front en une ultime marque de tendresse. Plus rien ne compte d’autre que ce contact entre elle et le corps inerte de l’enfant qu’elle n’a pas su protéger. De nouvelles minutes s’écoulent dans un silence absolu. L’arbre et ses racines assassines semblent respecter ce dernier moment de recueillement avant de l’attaquer et d’en finir aussi avec elle.
Pourtant, le temps reste suspendu, rien de survient. L’arbre n’est plus qu’un arbre parmi les autres. Les yeux de Clarisse se sont habitués à l’obscurité mais elle ne distingue que quelques formes, immobiles comme il se doit. Elle va rester là, à veiller la dépouille suspendue de Jeanne jusqu’à ce que le jour se lève. S’il se lève. Elle est sereine. Elle a un peu froid. L’adrénaline ne fait plus son effet et elle souffre des multiples griffures liées à sa folle escapade à travers les bois. Elle détourne à peine la tête lorsque deux phares de voiture l’illuminent brutalement. Elle a dû s’endormir. Le corps de Jeanne n’est plus là. Des claquements de portière. Les voix de ses parents.
— Clarisse ! Elliot !
— Jonas !
Elle est si lasse que de savoir ses parents à quelques dizaines de mètres ne lui apporte ni joie ni espoir.
— Clarisse ! Elliot ! C’est Maman. Vous êtes là ?
Comment ont-ils su ? Peu importe. Elle se lève enfin et fait péniblement quelques pas. Voilà, ils l’ont aperçue. Au moment où son père se précipite vers elle, la terre tremble. Elle est violemment projetée au sol et la panique revient d’un coup. Ses muscles se contractent et ses pupilles se dilatent pour saisir chaque détail de la scène qui s’offre à elle, que l’arbre sadique lui offre. La terre s’est ouverte juste devant la voiture de sa père. Celle-ci est en équilibre instable au bord du gouffre qui les a avalés et menace de plonger dans l’abîme à chaque instant. Sa raison vacillante lui ordonne de ne pas bouger mais ses jambes ne lui obéissent plus. Elles parcourent rapidement les quelques mètres jusqu’au bord du trou au fond duquel gisent les cadavres de sa mère et de son père dont les racines de l’arbre se sont déjà saisi. Elle hurle encore.
— Prenez-moi ! Pourquoi m’épargner, moi ?
— Pour que je puisse te punir moi-même, espèce de garce !
Elle se retourne brusquement et reconnaît Nathan, torse nu, la peau verdâtre et les yeux uniformément gris. D’un coup de pied dans le ventre, il projette Clarisse à la rencontre de ses parents morts, quelques fractions de seconde avant que leur voiture ne glisse et ne l’écrase.
— Vous auriez vraiment dû le jeter du pont...