— Bon, il est temps que nous nous en allions, déclare monsieur Faustin. Bonne chance. — À propos de ça, demande aussitôt le garçon à lunett…
La porte de la cuisine grince en cédant sous la pression d'Orianne. Elle pénètre dans une obscurité presque totale, où les ombres s'étirent et se contractent sur les murs comme des spectres en mouvement.
Son regard se pose sur des crochets en acier suspendus au plafond. Rouillés, tachés, ils évoquent des instruments de torture plus que des ustensiles de cuisine. Le sol est un patchwork de taches sombres, et une odeur âcre, métallique, s'insinue dans ses narines. Elle avale difficilement sa salive, sentant une boule se former dans son estomac.
Un bruit sourd et humide rompt le silence. Des sons de succion, de mastication, émanent de l'arrière de la pièce. Puis, ils se font plus forts, plus insistants. Son imagination s'emballe. Elle visualise des mâchoires démesurées, des crocs acérés déchirant de la chair. Ses mains se crispent, ses jambes flageolent.
Avant même de réaliser ce qu'elle fait, elle se retrouve devant la porte du garde-manger, la claquant avec une force qu'elle ne se connaissait pas.
Les mots s'échappent de ses lèvres en un murmure à peine audible :
— Qu'est-ce que c'était ?
Un grincement sourd lui répond de l'autre côté. Quelque chose se lève, se déplace. Des pas lourds, traînants, se rapprochent. Chaque empreinte sonore est comme un marteau frappant son courage, le réduisant en miettes. Elle tente de barricader la porte avec des chaises, mais elles sont ridiculement légères, impuissantes. Ses mains se saisissent d'ustensiles, de casseroles, mais tout lui semble futile, dérisoire. Son cœur tambourine dans sa poitrine, chaque battement amplifiant sa terreur.
En désespoir de cause, elle attrape un couteau de cuisine, le plus grand, le plus tranchant. Ses mains tremblent tellement qu'elle craint de se blesser, mais cette peur est éclipsée par l'horreur de ce qui approche. Elle se tient là, les yeux rivés sur la porte, le couteau brandi comme un talisman fragile. Le tic-tac de l'horloge de la cuisine s'accélère, chaque tic-tac résonnant comme un compte à rebours vers une inévitable confrontation.
***
Angie, le souffle court, pousse la porte d'une pièce au hasard et s'y engouffre. La clé, déjà insérée à l'intérieur de la serrure, tourne avec un cliquetis, trop fort pour le silence oppressant. L'air est lourd, imprégné d'une odeur de moisi et de renfermé. Les murs sont tapissés de papier peint jauni, écaillé, comme si le temps lui-même avait cherché à s'échapper de cette pièce.
Ses yeux se posent sur une étagère en bois sombre, presque dissimulée dans l'ombre. Des poupées vaudou y sont alignées. Au premier coup d'œil, elles l'effraient, leurs visages figés semblent la fixer avec une intensité dérangeante. Puis, elle se rend compte que l'une d'elles lui ressemble étrangement. Les cheveux, la forme du visage, c'est elle !
— Je… Quoi ? Mais pourquoi ?
Son regard glisse ensuite vers une autre poupée, celle avec les lunettes épaisses — c'est Orianne ! Et là, celle avec les cheveux en bataille, c'est Rémi.
— Sept poupées… C'est nous tous, murmure-t-elle, une boule d'angoisse se formant dans son estomac.
Angie fixe les poupées, les yeux écarquillés, l'esprit en ébullition. Chaque poupée la regarde en retour, leurs yeux de bouton luisant d'une malveillance silencieuse.
Mais alors, son regard s'arrête sur une poupée qui détonne parmi les autres. Un adulte, presque adolescent, aux longs cheveux blonds. Qui est-ce ? Et pourquoi n'est-il pas l'un des babysitters ?
***
Ernest, le cœur battant, s'approche d'une porte qu'il pense mener à la buanderie. Il se souvient de l'odeur du linge propre et du doux ronronnement de la machine à laver chez sa mère, un sanctuaire de normalité. Comme sorti de nulle part, Rémi le pousse sur le côté et ouvre la porte en grand.
— Je ne t’avais pas dit que je voulais cette pièce ?
Ensemble, ils pénètrent dans la pièce et Ernest est frappé par une réalité inattendue : ce n'est pas une buanderie, mais un bureau. Un grand bureau en bois massif trône au centre, entouré d'étagères remplies de dossiers et de livres reliés en cuir. L'air est chargé d'une gravité silencieuse, comme si les murs eux-mêmes étaient témoins de décisions lourdes de conséquences.
Un frisson les parcourt simultanément. Les règles du jeu sont sans équivoques : « Ne pas être plus de deux dans le bureau. »
Sans savoir pourquoi, une vague d'angoisse gagne Ernest, il sent qu'il vaut mieux ne pas transgresser cette règle.
— Bon, c'est mon endroit, tu devrais partir, déclare Rémi. Sa voix porte une pointe d'autorité, comme s'il était déjà le maître des lieux.
— Tu rigoles ? J'étais là en premier ! rétorque Ernest, les bras croisés sur sa poitrine.
Ses yeux se plissent en une expression de défi, comme s'il pouvait repousser Rémi par la seule force de son regard.
— Écoute, on n'a pas le temps pour ça. Les règles sont claires, et je ne veux pas savoir ce qui se passe si on les enfreint, insiste Rémi.
Tiens, une faille !
— Ah ! Donc, tu es du genre à respecter les règles ? raille Ernest en s’avançant d’un pas en direction du bureau.
Rémi tressaillit avant de se ressaisir. Puis il serre les poings, comme s'il s'apprêtait à en venir aux mains.
— Très bien, réglons ça comme des hommes ! s’exclame-t-il en frappant soin poing serré dans la paume de sa main.
Pour un instant, le temps semble suspendu, puis Ernest comprend.
— En combien de manche ?
— Une seule ! affirme Rémi avec un regard mauvais.
— Puit interdit ?
— Évidemment !
— D'accord, mais agissons vite, c’est bientôt 23h !
Ils se positionnent, les poings fermés devant eux. Les mains s'agitent et se figent. Rémi a formé un poing, symbolisant la pierre. Ernest, quant à lui, a choisi la feuille
— La feuille s’empare de la pierre, s’exclame-t-il, savourant sa victoire. Je gagne.
Le visage livide de Rémi lui fait réaliser qu’il est bien content de ne pas crapahuter en courant dans les couloirs à ce moment-là.
— Dépêche-toi, il ne reste qu'une minute avant 23h !
— Mais je ne sais même pas quelles sont les autres pièces de libre ! s'exclame Rémi, avant de disparaitre en trombe dans le couloir, laissant la porte ouverte derrière lui.
Ernest, sans perdre une seconde, se précipite vers la porte. Ses doigts se referment sur la poignée froide et il la claque derrière lui, verrouillant la porte avec un soupir de soulagement mêlé d'appréhension. Il est seul maintenant, enfermé dans ce bureau qui semble cacher bien plus que des dossiers.
***
Madeleine pousse la porte de la buanderie et la verrouille derrière elle. Le doux ronronnement de la machine à laver en marche et l'odeur familière de lessive au lavandin emplissent la pièce. Pour un instant, elle se laisse bercer par cette illusion de normalité.
Alors qu'elle s'assoit sur une pile de linge propre, le tissu doux contre sa peau, Madeleine laisse son esprit vagabonder. Elle pense avec tristesse à ce que sa vie aurait dû être. C'est alors qu'un rire d'enfant brise son début de pensée, un rire qui aurait dû être joyeux, mais qui, dans ce contexte, lui glace le sang. Le rire provient de derrière elle, de l'obscurité qui enveloppe les recoins de la buanderie.
Prenant une grande inspiration pour rassembler son courage, Madeleine se lève et se dirige vers la source du rire.
Ce n’est surement qu’une des triplées !
Ses mains tremblent légèrement alors qu'elle écarte une pile de linge sale. Et là, cachée comme une petite souris, elle découvre une fillette.
— Oh, tu es là ! s'exclame Madeleine, un sourire soulagé éclairant son visage. Tu ne devrais pas être au lit ?
La fillette la fixe, ses yeux d'un bleu profond paraissant sonder jusqu'aux tréfonds de l'âme de Madeleine. Un frisson glacé parcourt l'échine de cette dernière, comme si une main invisible venait de la saisir par le cœur.
— Je ne suis pas celle que tu crois, murmure la fillette alors que sa voix a changé.
Elle est plus grave, plus âgée, comme si elle provenait d'un autre monde, d'une autre époque.
Madeleine sent une pression atmosphérique s'abattre sur la pièce, comme si l'air même refusait de circuler. Les murs semblent se rapprocher, et le ronronnement de la machine à laver se transforme en un grondement sourd, presque menaçant.
— Je suis L'Ami, continue la fillette, chaque syllabe tranchant l'air comme une lame. Ouvre la porte, maintenant, avant 23h !
Le visage de Madeleine blêmit.
***
Melvil avance dans le couloir, ses yeux rivés sur le sol, où des taches écarlates ponctuent le parquet. Du sang ? Non, ça doit être une mise en scène, une farce macabre, se persuade-t-il. Il secoue la tête, comme pour chasser cette idée obsédante.
— Je suis trop vieux pour ces conneries, murmure-t-il, mais sa voix tremble, trahissant une anxiété qu'il ne peut plus ignorer.
Une sensation glaciale lui parcourt l'échine, comme si chaque goutte de sang était une note dans une sinistre symphonie d'avertissements.
Il pénètre plus profondément dans le couloir, incapable de détourner son regard du liquide rougeâtre qui semble s'étendre, comme une marée montante de l'horreur. Un meurtre vient-il de se produire ? Est-il le prochain sur la liste ? Son cœur tambourine dans sa poitrine, chaque battement amplifiant son malaise.
Et puis il le voit. Un corps gît à l'extrémité du couloir, baignant dans une mare de sang. Melvil se fige, un froid glacial envahissant son être, comme si une main spectrale venait de se poser sur son épaule. Il détaille le corps d'un adolescent, aux longs cheveux blonds, étalé de manière grotesque sur le sol, comme une marionnette désarticulée.
Avec une prudence qui frise la paralysie, Melvil s'approche du corps. Chaque pas est un effort monumental, comme s'il marchait dans un marais d'angoisse. Et alors, la révélation le frappe de plein fouet : ce visage, il le connaît ! C'est le lycéen qui a jetté son invitation pour le babysitting dans la poubelle.
— Il s'appelait Melvil…