Le corbeau n'existe pas, par saule

          Un silence de mort régnait sur la Gargote. Par la porte ouverte et les grandes baies vitrées, profondément adossée &…




Chapitre 3: Le ravi a tout compris, par helhiv

Qui pouvait bien avoir assez de courage pour risquer son estomac ou plus incroyable encore pour venir simplement lui parler ? Ce serait donc si incroyable que quelqu’un se réveillât enfin, vînt lui confirmer que la réaction de tous les habitants du Domaine était lamentable, et peut-être même lui pardonner son expérience destructrice ! Non, pas de miracle, c’était juste Ugo qui encadrait sa grande carcasse aux bras trop longs dans l’entrebâillement de la porte-fenêtre. Ou plutôt si, c’était un miracle de le voir braver l’interdit maternel et franchir le seuil de la Gargote. Malgré ses cinquante ans, Ugo était persuadé que l’établissement était un lieu maléfique et ce par la grâce des leçons de sa mère. Celle-ci Sylvie eut bien pu l’ajouter à sa liste de victimes sans se forcer dans l’imaginaire. Ugo, en revanche, jamais elle n’y aurait touché. Même pour rire. Il était encore plus innocent que Clothilde.


Ugo, c’était en vérité Ugolin, inspiration pagnolesque d’une mère qui ne voulait pas le devenir, à une époque où faire passer son enfant était encore un crime. Elle n’avait pas pensé que la sonorité médiane du prénom de son enfant ferait le lit des plaisanteries douteuses de ses camarades de classe. Sylvie elle-même s’y était laissée aller. C’était au CE1, à un âge où les enfants sont méchants pour essayer de faire comme les grands. Parce que le cerveau d’Ugo ne fonctionnait pas comme celui de ses petits camarades, ou pas aussi vite, ou pas du tout pour les plus cyniques. Le docteur Panisson, qui était plus méchant qu’efficace, disait de lui qu’il n’était même pas assez intelligent pour être l’idiot du village. Dans les Alpes, on eut dit de lui qu’il était un crétin. En Provence, les plus braves le qualifiaient de ravi. C’est vrai qu’il était toujours content, le petit puis le très grand Ugo. En cinquante années de sa vie dédiée à sourire aux fleurs et à câliner les arbres, nul ne l’avait jamais pris en flagrant délit de colère.


Sylvie comprit soudain ce que celui qu’elle avait défendu durant toutes leurs années d’école primaire venait faire : la protéger à son tour. D’elle même ou des autres. Oh, bien sûr, Ugo était incapable de comprendre ce qui secouait le Domaine. Incapable de lire ne serait-ce que son prénom, la notion de calomnie lui était aussi étrangère que la trahison ou le mensonge. De toute façon, Ugo ne parlait jamais. Ne parlait plus. Des premiers sons qu’il avait tenté dans ses jeunes années, il n’avait reçu que l’écho aigri de sa mère ou les moqueries de ses trop peu semblables. Fataliste à sa façon, il avait préféré se taire pour toujours à l’âge où d’autres ânonnent leurs premiers poèmes. Non, il n’entendait rien à ces histoires d’adultes qui ne l’étaient pas assez, mais il sentait par tous les pores de la peau que le hameau souffrait aussi sûrement qu’il savait sentir un arbre malade aux pulsations infimes de sa sève contre sa joue posée sur l’écorce. Ugo sentait que tout ce malaise convergeait vers la Gargote où il trouvait également son origine. Pour qu’il entrât chez Sylvie au risque de subir les foudres de son abominable génitrice, il fallait que l’heure fût grave et qu’il craignît pour la seule personne qui lui ait jamais exprimé de la tendresse.


Seulement, Sylvie n’était pas d’humeur à s’occuper de ce doux géant, au sourire béat et aux yeux inexpressifs. Même si Ugo représentait la part la moins haïssable de l’humanité, c’est à dire son humanité à elle, les quelques centaines de résidents du Domaine, ceux-ci s’étaient figés dans son regard dans la laideur sous laquelle ils s’étaient révélés ce soir fatal. Leurs visages bouffis d’hypocrisie, de jalousie et d’orgueil lui étaient apparus sous le masque bienséant du vivre ensemble. Et que lui renvoyait son propre miroir ? N’avait-elle pas elle-même éprouvé un plaisir acide à imaginer les torts et les travers des unes et des autres ? Puis, sa farce lui avait échappé tel un sortilège fou qui contraignait désormais tout le monde à vivre sans masque. Elle était déchirée entre l’idée que ces faces hideuses n’étaient elles-mêmes que des masques façonnés par une société poussant à toujours plus d’égoïsme et l’idée qu’elle se trompait, qu’elle était la cause de tout, qu’elle était la tumeur maligne de sa propre communauté.


Mais déjà, Ugo lui avait pris la main et la tirait vers l’avenue. Il l’entraîna dans les allées, marchant dans l’ombre, évitant la pâle lumière lunaire qui se moquait bien de ce couple improbable. Derrière un fourré, Ugo força Sylvie à s’accroupir et à faire silence. Elle pensa, encore honteuse, qu’un après-midi de juin, trente-cinq ans plus tôt, c’est elle qui l’avait emmené dans les buissons où il l’avait naïvement suivie. Mais Ugo tendait son bras vers les arbres et Sylvie, perdue dans ses souvenirs, regarda stupidement son doigt. Il dut lui pivoter doucement le menton pour qu’elle vît un homme perché dans les branches derrière des jumelles, puis un autre tout de noir vêtu, derrière un tronc, armé d’un appareil photo. C’était la chasse. Tout au long de l’avenue, la nuit était mise sous surveillance et les étoiles osaient à peine filer. La Lune elle-même se voila de nuages pour échapper à l’erreur judiciaire. Le volatile graphomane était traqué par tout ce que le Domaine comptait de justiciers et d’irréprochables. Freux et corneilles surpris en flagrant délit de veille nocturne devaient montrer plume blanche pour prouver leur incapacité à écrire. Sous la cape magique du ravi du village, le vrai corbeau, qui n’en était pas un, naviguait d’un carrefour à l’autre sans attirer les regards, protégé par les arbres amis.


Ugo l’emmena près d’une petite maison blanche ornée d’un potager bien entretenu et productif, qui apportait quelques légumes, bienvenus en fin de mois. La maison de Clothilde, comme la moitié de ses occupants, dormait. L’autre moitié était installée à la table de la cuisine, une joue appuyée sur une main, un coude appuyé sur la table. Comme des complices de dessin animé, les deux amis d’enfance, tentèrent un regard par la vitre éclairée. La main qui n’était pas occupée à soutenir la tête de Clothilde effectuait un manège d’automate remplissant un verre à moutarde d’un liquide transparent puis vidant ce verre dans la bouche de sa propriétaire jusqu’à ce qu’ivresse s’ensuivît. Car point ne s’agissait d’inoffensive eau mais bel et bien de brûlant gin comme l’étiquette de la bouteille le révélait à Sylvie. Ugo n’avait pas besoin de savoir lire pour comprendre. Pire encore que ses considérations sur la petitesse des humains, l’idée d’avoir eu raison au hasard donna une telle nausée à Sylvie qu’elle sentit ses jambes fondre sous elle et sa tête heurter la pelouse avec un bruit sourd. Son acolyte la releva sans délicatesse, comme s’il lisait en elle et qu’il en était consterné. Il la fit de nouveau regarder ce tableau de désespoir. Les larmes de Clothilde coulaient dans son verre et sur la table où gisait, encore hargneux, le papier pisseux qui avait fait d’elle une ivrogne.


Sylvie avait espéré que ce serait Jean-Marc, le professeur d’Université, Jacques, le remplaçant de Panisson ou bien sûr Hans, qui s’était tant investi pour la ville au point de se retrouver premier adjoint. Elle s’était dit que l’éclair viendrait d’eux. Ils étaient intelligents, chacun à leur façon ; ils étaient calmes, pondérés et capables de recul. Si quelqu’un pouvait simplement réfléchir à l’absurdité des révélations du corbeau, ce devait l’un d’entre eux ou un autre du même tonneau. Mais elle avait aperçu Jacques parmi les guetteurs, Jean-Marc l’avait insultée suite à son auto-diffamation et Hans voulait porter plainte contre tout le monde. Le sursaut d’humanité était venu d’un organisme dénué de toute capacité de raisonnement, un homme-enfant qui voyait chaque personne comme une espèce de fleur, qui s’émerveillait encore du lever du soleil et qui remerciait secrètement les oiseaux de chanter. Une personne sensible et évidente mettait Sylvie face à la réalité et face à ses cauchemars : l’abstème Clothilde ne racontait plus d’histoires à sa fille le soir pour mieux sombrer dans le gin, puisqu’on disait que c’était la vérité, puisque Sylvie écrivait qu’elle était une pocharde. C’était bien une malédiction qui avait échappé à la maladroite apprentie sorcière, un terrible sort qui poussait ses victimes à accomplir ses infâmes prophéties.


Cette nuit-là, Ugo emmena Sylvie contempler le champ de ruines qu’elle avait enfanté. Elle vit Franck se moquer de Lucie dans les bras d’une certaine Lolo ; Amélie tromper Jean-Charles avec Anna, son assistante. Lucie et Jean-Charles maudire ensemble leurs conjoints en massacrant leurs albums photos respectifs. Elle contempla impuissantes des couples autrefois aimants en venir aux mains et même aux fers à repasser. Elle pleura devant le spectacle d’un père habituellement paisible rossant ses enfants pour des délits qu’elle avait inventés. Elle surprit Madame Jeantou, la mémère à chats, répandre de la mort-aux-rats dans le jardin de ses voisins au risque d’empoisonner ses petits chéris. Comble de l’horreur, malgré le quadrillage des vigies arboricoles et la battue des alpagueurs de corvidés, elle se trouva presque nez à nez avec un de ses émules qui risquait sa vie en reprenant son œuvre délétère là où elle l’avait laissée. Il semblait hélas qu’elle avait suscité des vocations. Lessivée, écœurée d’elle-même plus encore que des autres, soutenue par un Ugo qui n’avait jamais cessé de sourire parce que la vie, malgré tout, était belle, Sylvie retournait péniblement vers la Gargote quand elle aperçut dans un bosquet Gino, l’homme de sa vie, son amour secret depuis vingt-huit ans, sept mois et six jours, s’enfuir alors qu’il venait de tenter d’abuser de Joanne, la coiffeuse bigote, à qui elle avait deux jours auparavant taillé une réputation de catin et qui leur cracha au visage. Ugo coucha sa vieille amie et la veilla tandis qu’elle dormait d’un sommeil de mort, sans rêve et sans reproche. Un sommeil d’oubli. Un sommeil de survie.


Au matin, il y avait une feuille jaune paille pliée en deux et glissée sous la porte. La missive, rédigée dans un style qu’elle connaissait bien, s’appliquait à démontrer que le dénommé Ugolin Giraud, attardé notoire mais aussi infect vicieux pédophile, profitait de sa stature pour entraîner des adolescents sous les pins afin de les contraindre à des actes odieux. Sylvie vomit sur le torchon. Au moins Ugo n’aurait-il jamais à lire les ignominies qu’elle avait elle-même inspirées. Le moment était peut-être venu de se regarder en face.




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