« Ooh, you make me liiiiiive Whatever this world can give to me It’s youuuu, you’re all I seeeee » Jo tape mollement le rythme des basses sur le cuir de son volan…
Laure éclate de rire à la blague de Bertrand, de concert avec les autres. Bon sang, ça fait du bien de se prendre une soirée comme ça, de temps en temps… Elle croise le regard de Marion, avec elle sur la banquette arrière, et elle sait qu’elles pensent pareil. Pourtant… Laure se tourne vers la fenêtre et soupire silencieusement. Combien de temps encore pour être à la maison ? Comment vont Clarisse et Elliot ? Oh, cinq minutes, tout au plus… Cinq minutes et elle les trouvera dormant dans la chambre où ils ont entassé des matelas pour que les enfants puissent dormir ensemble, de vrais petits anges… À moins que… Elle secoue la tête, riant de sa propre paranoïa. Qu’est-ce qui peut avoir mal tourné, hein ? Clarisse est grande, Jonas les surveille… Les arguments d’Adrien, quand elle parlait de payer quelqu’un pour les garder : « … et puis tu as vus combien ça coûte ? Lâche-les, un peu, qu’est-ce que tu veux qui leur arrive ? On les laisse à la maison, pas au fin fond de la jungle amazonienne ! » Et comme ils étaient tous les trois d’accord sur ce point, elle s’est rangée à leur avis. Même si quand même, la présence d’un adulte l’aurait rassurée. Mais bon. Ils ont sans doute raison, elle est trop protectrice. Il faut qu’elle lâche, un peu.
Enfin, elle aperçoit la maison ! Bon les lumières sont éteintes, au moins, ils n’ont pas veillé jusque là. Ils ont été raisonnables, déjà ça de pris.
Les pneus crissent sur les gravillons de l’allée, les phares éclairent la cour… Laure fronce les sourcils et son cœur donne un coup de marteau ; quelque chose ne va pas.
— Tu as garé ta voiture ailleurs, Adrien ?
Elle sait bien que non, son mari le lui confirme.
— Arrête la voiture, Bertrand, ordonne Marion.
Bertrand obéit immédiatement –mais doucement quand même, il ne s’agirait par d’encastrer ses passagers dans le pare-brise… La portière derrière lui s’ouvre alors que le véhicule est encore sur son inertie, il tourne la tête et voit Marion qui saute de la voiture, sérieux elle ne pouvait pas attendre deux secondes c’est un coup à… Et voilà elle peste, elle a dû se tordre une cheville et tu vas voir que ça va lui retomber dessus en plus, il soupire.
La voiture est à peine stabilisée que Laure sort à son tour, avec la pondération d’un furet sous acide, sérieux mais quelles hystériques, elles croient quoi, que c’est à la seconde ?
Bertrand se tourne vers Adrien en quête de soutien mais ne voit que son dos pendant qu’il sort rejoindre les femmes.
La portière claque et Bertrand reste seul avec le ronron du moteur.
Marion manque de se casser la gueule en sortant de la voiture qui ralentit.
— Mais quelle conne !
Mais quelle idée les talons aussi ! En grimaçant de sa cheville tordue, elle se précipite vers la porte d’entrée. Clavée ! Et putain, les autres qui lambinent… ! Y a urgence là ! Elle ôte à la hâte ses talons inconfortables qu’elle laisse tomber au sol et fait le tour de la maison en courant pour rejoindre la baie vitrée à l’arrière. Putains de gravillons mais quelle idée ! Les éclairages automatiques s’allument sur son passage. Qu’est-ce que… Elle s’arrête brutalement, dérape et manque de tomber encore. Elle fixe le sol. Elle s’accroupit pour ramasser un gravillon. Ensanglanté.
Laure est à peine descendue qu’elle voit Marion partir comme une folle à l’arrière de la maison. Elle-même court vers la porte d’entrée tout en fouillant son sac à la recherche des clés, elle trébuche et se rattrape in extrémis, mais elles sont où ces... Ah les voilà, elle agite le trousseau en l'air et appelle :
— Marion !
Mais Marion n'est plus là, bon ouvrir la porte, mais c'est laquelle la bonne ah la voilà, ses mains tremblent elle peine à l’introduire dans la serrure saloperie de… ah ! La porte s’ouvre et elle se rue à l’intérieur, allume la lumière du plat de la main. Elle se précipite à l’étage et ouvre la porte de la chambre, pitié faites que les enfants soient derrière… Non, les couvertures sont en désordre, les oreillers enfoncés, mais aucun gamin. N’y tenant plus, elle éclate en sanglot.
Adrien a suivi Laure, il la voit courir dans l’escalier quand il entre. Bon, soyons méthodique, il dépasse l’escalier et illumine la salle à manger, qu’il scrute à la recherche d’un indice. Miettes de chips, cannettes de soda en déshérence… Rien d’anormal –enfin, pour une maison laissée à des enfants seuls pendant toute une soirée.
— Venez voir !
Marion, dans le salon. Les sourcils froncés, Adrien traverse le capharnaüm pour la rejoindre. Le salon est allumé. Marion, les traits exorbités, lui montre le sol. Adrien regarde et se fige. Qu’est-ce que… Sur le carrelage blanc, des traînées rouges grossièrement essuyées, qui virent au brun. Que…
— C’est du sang, appuie Marion.
— Du sang ? Comment ça du sang ?
La voix vacillante de Laure dans son dos. Il se retourne. Elle est appuyée au mur, pâle comme un masque de théâtre no.
— Le sang de qui ?
— Je ne sais pas, dit Adrien, il ne trouve rien d’autre à dire.
— Tu ne sais pas ?
Laure le regarde comme s’il venait de la trahir. Il secoue la tête d’impuissance. Que répondre ?
— Putain Adrien mais dis-moi ce qui s’est passééééé !
— Fermez-la !
C’est tout ce que Marion trouve à dire pour calmer Laure qui perd ses nerfs et réveiller Adrien qui a un regard de vache affolée. Les yeux de Laure se rivent sur elle.
— Oh, toi, la ferme ! C’est ton fils qui était censé garder tout le bazar, non ? Regarde ce qu’il a fait ce petit con… !
Marion la gifle à la volée.
— Tu n’insulte pas mon fils !
Non mais elle se prend pour qui c’te salope ? Laure rougit violemment et lève le poing pour riposter. Qu’elle y vienne non mais…
— Mais ça va pas la tête ?
Adrien s’est mis entre elles, bras écartés pour les séparer.
— Vous croyez pas qu’on a autre chose à faire que se foutre sur la gueule ?
— Quoi par exemple ?! explose Laure. T’as des idées Monsieur Je-sais-tout-J’en-sais-rien ?
La vache affolée, le retour. Putain, elle arrivera à rien avec eux. Elle va pour quitter la pièce.
— Heu… Ben… Appeler la police, répond Adrien.
Marion se retourne d’un bloc. Putain les mecs tous les mêmes : ça fait genre « je gère t’inquiète pas » mais au moindre pépin ça appelle à l’aide. Mais le visage de Laure s’est illuminé et elle sort son téléphone.
— Tu as raison, ils sauront quoi faire.
Non…
— Mais vous êtes cons ou quoi ?
Deux paires d’yeux outrés se lèvent sur elle.
— On sait pas ce qui s’est passé ici. Si ça se trouve, c’est nos gamins qui ont tué quelqu’un.
Et tout d’un coup, elle ne sait pas trop pourquoi, ça lui semble être le plus probable. Elle répète :
— Nos gamins ont tué quelqu’un. Et vous voudriez leur mettre les flics sur le dos ? Vous voyez pas les ennuis en cascade ?
Ils ne disent plus rien. Marion peut voir les rouages de leurs cerveaux s’activer. Putain, elle a réussi à les convaincre, ils… Laure rompt le silence :
— Si un de nos gamins a tué quelqu’un, c’est Jonas. Et il a mis mes enfants en danger pour camoufler son crime. Tout ce que je veux, c’est que... mes enfants... Il peut lui arriver n’importe quoi, j’appelle.
Marion lui arrache le téléphone des mains, le jette au sol et l’écrase d’un coup de talon. La douleur fulgure dans son pied nu et elle crie, ah, saleté d'écran ! Elle se met à cloche-pied pour retirer l'écharde de verre.
— Mais t’es folle ou quoi ? crie Laure.
— J’ai dit : on n’appelle pas les flics, grogne-t-elle.
Ah, bon sang, il est où cet éclat ? Ah ! Elle le trouve, il est bien long et bien effilé le salaud, elle relève la tête, derrière l'écharde rouge ils la regardent tous les deux, comme s’ils hésitaient entre s’enfuir à toutes jambes ou lui sauter dessus pour lui faire la peau. Sa propre voix résonne dans sa tête : « on n’appelle pas les flics », « on n’appelle… »
— Oh putain !
Elle lâche son pied et le tesson et sort son portable. Quelle cruche. Comment n’y ont-ils pas pensé avant ?
— Qu’est-ce que tu fous ? s’exclame Laure.
— J’appelle Jonas.
Elle le colle à son oreille et la sonnerie d’attente lui vrille l’estomac. Elle marmonne :
— Allez, réponds, réponds !
— Allo, oui ?
La voix de Jonas !
— Jonas vous êtes où putain ? s’étrangle-t-elle.
Silence. Puis :
— Nan, en fait je suis pas là. Mais laissez-moi un message. BIP !
Elle regarde son téléphone, au bord du sanglot nerveux. Mais quel…
— Mais quel petit con !
Elle jette l’appareil contre le mur et il s’y fracasse, bien fait pour lui à ce sale petit…
— Mais quelle idioooote !
Elle a crié, et les deux autres qui la regardent comme si elle était la dernière des tarées… Elle part en courant vers la porte d’entrée.
Bertrand n’aime pas laisser sa voiture n’importe comment. Alors il sort fermer les portières arrière –sérieux ça aurait pris tant de temps que ça ?– et il la gare correctement avant de couper le moteur. Voilà.
Il regarde la maison. Ils sont déjà trois à l’intérieur, alors un de plus ça ne rimerait pas à grand-chose. Les alentours par contre… Bertrand sort de sa Dacia, qu’il prend le temps de verrouiller, ça ne mange pas de pain. Bon, par où commencer ?
Un hurlement à l’intérieur de la maison, des voix féminines hystériques qui montent dans les tours, sérieux les voilà qui s’engueulent, non mais ça rime à quoi ?
Il soupire et son regard tombe sur l’endroit où était garée la 308 d’Adrien au moment de partir. Sérieux Jonas, t’as fichu quoi encore ? C’est quand même pas croyable ça !
Soudain, la porte d’entrée s’ouvre à la volée et Marion débaroule vers la voiture.
— La clé, Bertrand !
Bertrand la regarde d’un air bovin, putain ça lui manquait ça, mais quel incapable ce type, qu’est-ce qui lui a pris de l’épouser ?
— La clé ! Allez hop en voiture !
Elle ponctue l’ordre d’une bonne claque sur la carrosserie et Bertrand se réveille enfin, il ouvre la voiture. Elle prend le siège conducteur et tend la main :
— Donne la clé, passager pour toi.
Il obéit avec une lenteur exaspérante, elle lui arrache la clé des mains et elle tourne le contact.
— Grouille.
Elle est tentée de partir sans lui tellement il la ralentit mais un élan de loyauté la retient : c’est le père de ses enfants quand même –puis il pourrait être utile. Elle prend donc son mal en patience le temps qu’il fasse le tour de la Dacia et s’asseye puis elle enlève le frein à main, enfonce l’embrayage et passe la première. La portière claque et elle appuie sur l’accélérateur. Les pneus crissent sur le gravier, la voiture proteste contre la ceinture que Bertrand n’a pas encore mise. Il la fait enfin taire alors qu’ils sont déjà sur la route.
— Sérieux, c’est quoi ce bazar ? Que font Adrien et Laure ? Où sont les gosses ? Tu nous amènes où là ?
Sa voix monte dans les aiguës. Elle est tentée de l’envoyer paître mais se ravise et lui explique. Si elle connaît encore ses fils, elle sait exactement où ils sont.
La fatigue a fini par vaincre Elliot, qui est tombé dans un sommeil agité. Jeanne se mâchouille la lèvre. Ça fait longtemps que le monsieur est parti, ça fait… oh, au moins trois heures ! À travers la vitre, elle regarde le petit tas de terre, qui n’a pas bougé depuis. L’arbre l’a mangé lui aussi et elle ne croit pas qu’il reviendra. Elle ne le reverra plus jamais, comme elle ne reverra plus jamais ses frères et Clarisse et ça fait un vide là dans son ventre et en plus tout est sa faute… Elle renifle pour chasser un sanglot, il ne faut pas qu’elle pleure pas là pas maintenant…
Elle secoue la tête. Non. Il a dit qu’il les ramenait. Il a dit qu’il allait les chercher et qu’il revenait avec Jonas et Nathan et Clarisse, il l’a dit. Il va revenir, c’est juste une question de temps.
Soudain, le monde s’illumine, une lumière forte et blanche qui bouge, Jeanne se redresse et colle son visage à la vitre latérale. Des phares. Qui viennent vers eux.
« Qu’est-ce qui s’est passé ? » Clarisse se relève dans une obscurité quasi-totale. Où sont les autres ? La voiture ? La forêt ? À t…