Les roues du bus crissèrent sur le chemin de terre et couinèrent en s'arrêtant. Zoé empoigna sa veste et son cartable mais au moment de se lever, sa résolution faibl…
Noir.
Elle ne comprend pas ce qui se passe.
Noir.
Qu’a-elle fait ? La panique commence à l’envahir. Elle ne sent plus son corps, n’entend plus son cœur, ne respire plus. Impossible de crier, d’appeler, de bouger. Une pensée terrible l’assaille : « Je suis morte ! »
Noir.
Zoé essaye de reprendre le contrôle de son esprit. Elle a enlacé l’arbre, inspiré, expiré, plusieurs fois jusqu’au brouillard. Un sacré brouillard. Elle a fait un pas en avant, mais « en avant », c’était l’arbre, elle est donc dans l’arbre. Et maintenant ? Où est le monde magique de tante Lucie ? Est-ce la nuit de ce côté-ci ? Elle ne voit rien, ne sent rien, n’entend rien.
Noir, peur.
Pourquoi a-t-elle pris les histoires de sa tante au pied de la lettre ? Mais quelle foutue idée ! Que va-t-il lui arriver maintenant ?
Noir peur, panique.
— N’aie pas peur petite Zoé. Tout va bien
Une voix douce, rassurante, s’insinue dans sa tête. « Petite Zoé », personne ne l’a jamais appelée ainsi !
— Qui… Qui êtes-vous ? Où suis-je ?
Elle n’a pas parlé. Elle ne peut pas parler. Elle a pensé les mots et ils sont partis quelque part, dans le noir…
— Tu es chez moi et je suis chez toi.
— Mais…
— Chut ! Patience… Écoute…
La voix est bienveillante, très persuasive. Zoé écoute. Du moins, elle met son esprit en éveil pour accueillir ce qui va arriver. D’abord, il n’y a que le silence, puis, petit à petit, les sons viennent à elle : d’abord le souffle du vent, très ténu, comme une berceuse, puis le bruit des feuilles se frôlant, le craquement des branches. Un lapin détale, elle entend les mottes de terre projetées lors de ses sauts. Ensuite, les oiseaux, une multitude d’oiseaux, le battement de leurs ailes, leurs ramages qui s’entrecroisent. Au bout d’un moment, tous les bruits de la forêt ont envahi son esprit. Malgré la cacophonie, elle peut reconnaître chacun distinctement. La peur a laissé place à l’émerveillement.
— Alors, petite Zoé ?
— C’est magnifique.
— N’est-ce pas ? Sens maintenant.
Et les odeurs viennent à elle. Celle de l’humus qui couvre le sol, des végétaux se frottant les uns aux autres, des fleurs aux parfums enivrants. Celles des animaux, parfois incommodantes, celle de la pourriture, des moisissures, de la résine des pins à l’entour, des fraises des bois, sa préférée. Une nouvelle fois, la voix :
— Ressens maintenant.
C’est une nuée de sensations qui l’assaillent soudainement : l’humidité du sol, la fraicheur du vent, la chaleur du soleil. Elle ressent les picotements d’un pic vert perforant l’écorce pour déloger les parasites. Elle ressent les fourmis sur le tronc, grimpant jusqu’aux feuilles dont elles mangent la chlorophylle. Elle ressent la puissance de la sève qui vient des racines et irrigue les branches jusqu’à la canopée, la vigueur de l’aubier qui prend vie, la douleur des bois morts qui vont bientôt tomber. Elle peut suivre les racines, jusqu’aux radicelles, qui rejoignent les autres arbres dans un enchevêtrement complexe. Elle reçoit une multitude d’informations transmises par les réseaux souterrains, champignons, moisissures. Et surtout, elle découvre les personnalités de l’arbre. Chaque tronc, chaque branche, chaque rameau est une personne différente. L’arbre est multiple, en savoir, en capacités. Il est une microsociété dont chaque élément a son rôle à jouer. Zoé absorbe tous cela comme jamais elle n’a appris durant ses cours. Chaque élément s’imbrique en elle naturellement, comme s’il lui était destiné.
— Je sens, je ressens, j’entends comme jamais. Mais je ne vois toujours pas…
— Détrompe-toi, petite Zoé tu vois bien mieux qu’avec tes yeux, de même que tu goûtes bien mieux qu’avec ton palais. La vue est limitée. Ce que tu ressens va au-delà et t’offre bien plus de choses que ne le font tes cinq sens.
— Pourquoi moi ?
— Parce que tu m’appartiens comme je t’appartiens. Nous sommes unis, petite Zoé, depuis ta naissance. Tu es ce que les anciens nommaient dryade dans leurs histoires, sans y croire vraiment. Mais tu existes, et tu es liée à moi comme je suis lié à toi.
Les paroles de l’arbre sont comme une lampe qu’on allume dans l’obscurité. Tout parait clair à Zoé, tout s’imbrique. Elle comprend pourquoi la normalité n’a jamais été pour elle ; pourquoi rien n’est normal chez elle. Elle accueille les révélations de l’arbre comme un cadeau. Ce n’est pourtant pas son anniversaire qui ne sera que dans neuf mois. Mais si ! C’est bien son anniversaire, cela fait treize ans qu’elle a été conçue. Elle arrête aussitôt la course folle de ses pensées avant d’arriver à la conclusion « mais alors, mon père n’est peut être pas… » Elle préfère changer de sujet et questionner l’arbre :
— Il n’y a donc pas de monde magique ?
— Ce sont des légendes. Grâce à elles, tu as eu l’envie de venir jusqu’à moi. La vérité ne t’aurait-elle pas fait fuir ?
— Je suis donc si importante pour toi ?
— Tu es ma dryade.
— Et tous ces êtres que j’ai sentis en toi sont aussi tes dryades ?
— Non, Il n’y a que moi, mais je suis constitué d’une myriade d’êtres. Mes racines m’empêchent de fuir face au danger, je suis cloué sur place, donc je m’adapte aux évènements en changeant de personnalité. Selon les besoins, les saisons, les urgences, c’est mon côté le plus à même de résoudre le problème posé qui prend le devant. C’est ainsi que j’arrive à survivre au gel, à la sècheresse, aux incendies, aux maladies. En tant que dryade, tu as les mêmes capacités, à ton échelle.
— Suis-je ta première dryade ?
— Hélas non, petite Zoé. Tu n’es pas la première et certainement pas la dernière. Ton côté humain fait de toi une mortelle, même si ton côté arbre peut prolonger ton existence.
Chaque réponse de l’arbre, chaque révélation, amènent de nouvelles questions dans l’esprit de Zoé.
— Ne peux-tu te passer de moi, tu es si complet ?
— Je ne peux. Si je sais me protéger de tous les maux de la nature, je ne peux rien faire contre les hommes. Tu es mon rameau humain. Le jour où tes semblables viendront pour me couper, ce sera toi qui seras au premier plan.
— Mais je n’ai que douze ans. Que puis-je faire contre une tronçonneuse ?
— Prends le temps de grandir et d’apprendre à me protéger. La dryade qui te précède est encore liée à moi, elle t’apprendra tout ce que l’école ne te dira pas.
— Qui est-elle ?
L’arbre éluda la question.
— Je crois que tu en as assez appris pour aujourd’hui. Nous nous retrouverons la prochaine fois que la lune sera dans son périgée. Sois patiente, dans quelques années, tu n’auras plus besoin d’attendre ce rapprochement entre les deux astres pour venir en moi. Sois patiente, petite Zoé, sois patiente…
Zoé ouvre les yeux. Elle tient toujours l’arbre entre ses bras. Abasourdie par ce qu’elle vient de vivre, il lui faut quelques temps pour détacher son regard de l’écorce. Le jour décline et la forêt s’assombrit. Sa vision est floue. Quelque chose ou quelqu’un se tient devant elle. Encore un peu de temps et sa vue gagne en netteté. La forme se précise puis devient distincte. Mais…
— Maman ? Qu’est-ce que tu fais là ?
Sa mère lui sourit.
— Je t’attendais, petite Zoé.
— Petite Zoé ? Pourquoi tu m’appelles comme ça ? Zoé avait froncé les sourcils, presque agressive. Maman m’appelle comme l’Arbre... &md…