Les roues du bus crissèrent sur le chemin de terre et couinèrent en s'arrêtant. Zoé empoigna sa veste et son cartable mais au moment de se lever, sa résolution faibl…
Le froid lui mordait toujours la peau quand elle venait, c’était tout juste s’il ne lui sciait pas l’épiderme par ailleurs, comme déterminé à laisser sur ses joues des millions de petites griffures.
Zoé commençait à s’habituer, elle venait souvent ici, depuis toujours, depuis trois ans. Elle regretta aussitôt de ne pas avoir enfilé son poncho avant d’entrer, mais elle savait - pensait savoir - que les températures pouvaient encore baisser un peu plus loin, alors il fallait faire avec.
L’autre règle qu’elle connaissait par cœur – tante Lucie avait été très claire là-dessus - tenait plus de la volonté que de la puissance : surtout, ne pas ouvrir les yeux avant d’être sortie de la forêt.
Si elle les rouvrait, Zoé avait bien conscience qu’elle en verrait trop, que son courage s’ébranlerait en un souffle, et, tétanisée sur place, qu’elle n’aurait plus la force de faire demi-tour. Du moins, selon les dires de tantine.
La jeune fille plissa les yeux si fort, qu’elle en eut mal aux paupières. Derrière, elle ressentait encore le souffle tiède de l’Arbre, toutefois, plus aucune trace de Forêt ou de sa maison. Le passage se déroulait comme prévu. Ça avait fonctionné, une fois de plus.
D’ordinaire, la blondinette restait là, à l’orée de l’arbre-passeur, trop timide pour explorer le reste de la brume mais pas assez raisonnable pour faire taire sa criarde curiosité. Tout le trajet stocké dans un coin de sa mémoire, appris à force de lectures et de rumeurs, Zoé tendit les bras devant elle, histoire de palier sa cécité temporaire, et entama la longue route qui l’attendait.
Quand bien même elle ne voyait rien, elle connaissait par cœur l’emplacement des arbres, des rochers, des racines et des obstacles qui pouvaient lui barrer le chemin. Et tout autour d’elle, le silence. Silence.
Les légendes de l’Arbre racontaient toutes la même ritournelle ; il s’agissait d’un portail menant à un monde infini, où les rêves prenaient vie, où rien n’était impossible si l’on savait faire preuve d’un peu de courage et de débrouillardise. Après avoir passé le petit bois, Zoé pourrait ouvrir les yeux et se délecter d’une avalanche de couleurs et d’aventures. Comme promis.
Tu te prends pour Alice et son Pays des Merveilles ? Pas du tout ! Tu te mens à toi-même… Mais non ! c’est ce que j’ai lu ! C’est ce que tante Lucie a dit…
Silence.
Pourquoi n’y avait-il absolument aucun bruit.
Zoé fronça les sourcils, les mains toujours en avant, l’oreille toute aussi tendue. Mais rien. Pourtant, les livres disaient tous que les chansons et les musiques pouvaient être perceptibles depuis la forêt. Elle devrait déjà entendre deux ou trois guitares, quelques flûtes sûrement, peut-être même un piano ! Et des voix ! Des voix partout lui fredonnant la vie !
Silence.
Un parfum d’embrun vint tout à coup lui piquer les narines et la gamine ne put s’empêcher d’ouvrir les yeux.
Trop tôt, bien trop tôt.
Ce n’était pas normal.
Les bois, ça sentait l’écorce, l’amer, le terre, et le café froid ; pas l’acide, ni la mer, et encore moins le sel.
Zoé, restée coite devant ce spectacle inattendu, crut que ses petites jambes allaient s’effondrer sous son poids. Elle considéra sa maison de haut en bas, tout à fait identique à celle qu’elle venait d’abandonner en traversant l’Arbre. Si rien ne différait, le fait qu’elle soit désormais en bord de mer lui remua les entrailles.
Elle préféra ne pas se retourner. Trop tard pour faire demi-tour.
Du bout du pied, elle tritura le sable humide qui recouvrait désormais le sol, il lui donnait la sensation de creuser avec une cuillère dans de la crème glacée.
- Je suis courageuse, j’ai besoin d’apprendre, de grandir, murmura-t-elle, la voix à peine audible, comme pour se rassurer elle-même.
Peut-être que ce pavillon ouvrait lui aussi sur un nouveau passage après tout, même si Zoé restait persuadée qu’elle n’avait jamais rien lu de semblable auparavant. Un craquement lugubre dans son dos la fit immédiatement détaler en direction de ladite demeure. Elle manqua de trébucher sur les trois marches du perron. De plus près, la ressemblance avec sa maison à elle la troubla un instant. Le même paillasson de « Bienvenue », la même poigné de porte, le même petit grincement lorsqu’on l’ouvre. Identique.
Pas tout à fait finalement... Il fallait passer outre l'étrangeté du « eunevneiB » sur ledit paillasson.
En humant l’air, Zoé fondit sur place ; il y trainait une odeur de gratin de courgettes, son plat préféré. Mais ce fut surtout en entendant le bruit, qu’elle aurait reconnu entre mille, des chaussons de sa mère, que la blondinette se figea. La silhouette qui émergea dans le hall, à l’image de la maison, prenait toutes les allures de sa chère maman.
- Te voilà toi ! J’ai cru que tu arriverais en retard pour manger !
« Maman » s’approcha, elle le faisait toujours avec une douceur folle, jusqu’à venir poser sa main sur la tête de sa fille, qu’elle tapota gentiment. Puis, elle haussa un sourcil, découvrant la moue stupéfaite dépeinte sur le visage de la petite.
- Qu’est-ce qui t’arrive Zoé ? Il s’est passé quelque chose dans la forêt ?
A bout d’énergie, elle put juste nier d’un mouvement de tête, les yeux encore rivés sur le tablier de la femme devant elle.
- File te laver les mains alors, on passe à table.
La grande dame repartit en direction de la cuisine, Zoé raide comme un piquet sur le tapis de l’entrée. Apprendre. Son cœur cognait à tout rompre dans sa poitrine, si bien qu’elle se força à calmer sa respiration, terrifiée à l’idée qu’il puisse exploser. Grandir. En des milliers de morceaux, éparpillés par terre.
Il devait y avoir un truc, comme dans les tours de magie ! C’était tout bonnement impossible ! Ce n’était pas ce qui était prévu dans les livres ! Ce n’était pas ce qu’elle avait appris par cœur ! Ce n’était pas ce que tante Lucie, feue jumelle de Maman, avait dit avant de disparaître ! Ce n’était pas l’aventure qu’elle s’était promise de vivre ! Pourquoi la mer ? Pourquoi le gratin ? Pourquoi le silence ?
Prise d’un violent frisson, Zoé se délesta de son énorme sac pour l’envoyer valser au pied du porte-manteau. Il ne faisait plus froid, plus du tout. Elle se frotta les paupières, encore engourdie après avoir été fermées si longtemps, et s’engagea dans les escaliers juste en face d’elle, pour rejoindre la salle de bain, pour obéir à Maman.
A gauche à l’étage.
Mécaniquement, elle ouvrit la porte, s’engouffra dans la pièce, et fonça tout droit vers le lavabo. Quelle ne fut pas sa surprise quand elle s’emmêla les pieds dans le tapis de sa chambre, atterrissant tout droit sur son lit. Zoé poussa un cri de surprise. S’était-elle trompée de porte ? Non non, la salle de bain est à gauche après les escaliers, et la chambre à droite ; ça n’a aucun sens !
Elle sauta sur ses pieds et se rua dans la pièce juste en face, afin de faire taire ce mauvais pressentiment qui grondait entre ses côtes.
La salle de bain. Là où sa chambre devrait reposer.
En reculant de terreur, Zoé se cogna contre la rampe d’escalier, elle s’y accrocha comme si sa vie en dépendait. Peut-être.
- Tout va bien là-haut ? gronda une voix à l’étage inférieur.
Elle tourna la tête, incrédule, les doigts serrés autour de la rambarde, si fort qu’ils devenaient blancs. Sa mère refit une apparition en bas de l’escalier. Zoé s’étouffa avec sa propre salive, prise alors d’une subite quinte de toux.
Le porte-manteau n’avait jamais été à gauche de la porte, mais à droite.
Tout comme le grain de beauté sur la pommette gauche de Maman. A gauche. Pas à droite.
Pas comme celui de cette femme.
En bas de l’escalier.
— Allez viens, c’est prêt. Précaution et hésitation se mêlaient dans la démarche de la jeune fille tandis qu’elle se rapprochait du hall d’en…