Ils arrivèrent environ deux heures après avoir été prévenus par téléphone, dans une fourgonnette bleue bringuebalant lentement sur le chemin de gravier menant à l'institut. Comme nous l'avait demandé…
-Alors, ma petite, qui a bien pu tuer ta jolie professeur...
La petite ambulance blanche était arrivée peu après sur le chemin cabossé menant à l'institut. Les deux ambulanciers, armés d'un brancard, étaient rentrés en toute vitesse dans le manoir sans un regard à l'attroupement toujours présent dans la cour. Ils en ressortirent une heure plus tard en transportant, le plus délicatement possible, le cadavre recouvert d'un drap blanc. Seule une petite mèche rousse faisait le yo-yo sur le côté du drap immaculé. Le corps chargé à l'arrière du véhicule, ils repartirent directement, sans un regard dans notre direction. Le véhicule avançait lentement sur le chemin de gravier, mais ne put éviter un petit nid de poule qui secoua fortement l'habitacle et les conducteurs. Au moins le cadavre ne sentit-il pas la secousse.
L'opération avait été menée de telle sorte que la vue de la défunte l'ait été par le moins de gens possible : le commissaire, les deux gendarmes, les deux ambulanciers, le directeur, la professeur d'anglais et de moi-même. Ainsi que la ou le tueur ?
-Alors, ma petite, qui a bien pu tuer ta jolie professeur...
Marcel, le cuisinier, avait quand même trouvé le temps et l'énergie de préparer un repas consistant et réconfortant pour l'ensemble de l'école. Et surtout chaud après une après-midi entière passée dans la cour pour la plupart, par une fin d'hivers encore fraîche.
Le fumet d'une purée faite maison, avec de petits granulets de pomme de terre fondants non complètement écrasés, et d'épaisses tranches de saucisses bouillies, montait depuis nos assiettes jusqu'aux narines.
Un léger brouhaha emplissait la salle du réfectoire, signe qu'une certaine vie s'était ré-emparée de notre groupe après un après-midi sombre, pesant et silencieux.
Amenant une fourchette de purée à ma bouche, je jetais un coup d’œil à la table des professeurs. Certains mangeaient en silence tandis que d'autres semblaient pris dans des discussions vives. Le commissaire se trouvait au bout de la longue table, à côté des deux gendarme et du directeur, en pleine conversation avec ce dernier. Comme s'il sentait que je le regardais, les yeux vifs et perçants de l'homme de police accrochèrent mon regard, qui plongea par réflexe dans mon assiette.
Carole, à côté de moi, se pencha en avant vers Suzanne :
-Regarde, t'as vu, le beau gendarme roux, il a tapé dans l’œil de Margaret.
Le groupe local jeta un coup d’œil rapide vers la table des professeurs. Le gendarme qui roulait les r rigola à ce qui devait être une blague de notre professeur d'anglais, dont la gestuelle semblait bien plus avenante et tactile que la rigidité habituelle dont elle faisait preuve lors des cours.
Suzanne se pencha en avant vers Carole :
-C'est parce qu'il est rouqmoute. Qui se ressemble s'assemble !
-Ihihih !
Jean-Jacques, de l'autre côté de Carole, intervint :
-Il n'est pas roux, il est blond vénitien.
Carole le singea, en prenant un accent bourgeois : -Il n'est pas roux, il est blond vénitien.
Et Suzanne d'enchérir : -Tu dis ça parce que t'es rouqmoute toi aussi.
-Non, je suis blond vénitien.
Et Carole de l'imiter : -Non, je suis blond vénitien.
Et Suzanne de persifler : -T'es roux.
-Non.
-Si !
-Non. Et toi, tu es blonde.
Suzanne de répondre, l'air faussement outrée : -Ça veut dire quoi, ça ?
Il lui tira la langue.
J'enfourchais une nouvelle fourchette de purée. Et reçus un léger coup de pied dans le tibia de François devant moi :
-Pourquoi tu ne manges que de la purée, tu n'as pas faim ?
Il lorgnait sur mes tranches de saucisse.
-Prends les si tu veux.
-Merci. Tu n'as pas faim ?
-Non.
-C'est à cause du cadavre ? La vue de la viande te fais penser à ce que tu as vu ?
Une crispation à l'estomac. L'image du sang coulant de la large entaille se superposait à ma purée.
-Euh... je...
Voyant que je ne répondais pas, il enchaîna :
-Il ressemblait à quoi, d'ailleurs ? Tu es une des seules à l'avoir vu.
-Euh... je...
Suzanne, interrompant sa fausse joute verbal avec Jean-Jacques se tourna vers François :
-Et, toi, le fayot bizarre, tu vois pas que tu l'embêtes avec tes questions ?
François se tourna vers elle, avec un air absent, la bouche ouverte, ne sachant que répondre. Il finit par lâcher, au bout de quelques secondes :
-Ce ne sont pas des fayots que nous mangeons, ce sont des pommes de terre ! Toc !
Suzanne hocha la tête, comme dépitée, et se replongea dans son assiette.
Je levais les yeux vers la table des professeurs, et tombais directement sur le commissaire qui me fixait tout en amenant la pipe à sa bouche. Mes yeux ne se dérobèrent pas, et ce furent ceux de l'homme corpulent qui décrochèrent, vers le directeur qui lui parlait. Une moue désapprobatrice apparue sur son visage et il remit sa pipe dans la poche de sa chemise.
-Alors, ma petite, qui a bien pu tuer ta jolie professeur...
Jean-Jacques se pencha vers nous :
-A votre avis, pourquoi est-ce qu'elle s'est suicidé, Annabelle ?
Mylène, en face de lui : -Pourquoi tu dis ça ?
Suzanne, en même temps : -Tu me coupes l'appétit !
Carole : -Qu'est-ce que t'en sais qu'elle s'est suicidé ?
François me donna un nouveau coup de pied, se penchant vers moi : -Il n'en sais rien, qu'elle s'est suicidé, pas vrai ?
Jean-Jacques reprit : -J'ai entendu un gendarme dire qu'elle s'était suicidé.
Suzanne roucoula : -Le rouqmoute vénitien ?
-Blond vénitien ! Non, l'autre.
Mylène : -Il est canon lui aussi.
Suzanne : -Ouai, j'le préfère à l'autre, moi.
Carole : -Non, l'autre, il est plus beau.
Mylène : -Oui, mais tu pars avec un train de retard sur Margaret, ma belle !
-Ihihihih !
Un coup de pied dans mon tibia. François se pencha vers moi :
-Pourquoi elles ne parlent pas du commissaire ?
Carole se tourna vers lui : -Berk, il est gros et vieux et moche !
Jean-Jacques claqua légèrement de la main sur la table :
-Eh oh, on parlait d'une chose sérieuse, là !
Mylène : -Tu parlais d'une chose sérieuse. Nous, on s'en fiche, on a pas envie de parler de ça.
Suzanne : -Et pourquoi tu voudrais qu'elle se suicide ? Elle est gentille et adorable comme tout, on est gentils avec elle, et en plus, elle a un amoureux en ville qu'elle adore, ils s'écrivent pleins de lettres.
François : -Elle ETAIT gentille et adorable.
Carole:-Pff, rabat-joie ! Tu peux pas ne pas être tout le temps comme t'es ?
Le pauvre François était atteint d'un léger trouble du comportement que les autres avaient du mal à comprendre et à accepter.
Jean-Jacques repris la parole : -Un amoureux qu'elle ne voyait que pendant les vacances scolaires... Et vivre dans ce coin perdu quand on vient de Paris... Franchement, j'aurais aussi envie de me suicider, moi.
Carole: -Pff, arrête de dire des bêtises !
Suzanne : -Puis bon, un amoureux qu'elle ne voyait que pendant les vacances scolaires... Elle savait s'occuper ici, tu sais ?
Jean-Jacques, fronçant les sourcils : -Qu'est-ce que tu veux dire ?
Suzanne : -Toi, t'es un gros nigaud de garçon, t'es pas assez futé pour comprendre qu'elle avait une mesure compensatoire ici.
Mylène : -Noooooooonnnnnn ! C'est vrai ? C'est qui ?
Suzanne, mystérieuse : -Je ne sais pas si je dois le dire.
Carole : -Aller, t'en a trop dit !
Jean-Jacques : -Va-y, crache le morceau !
Suzanne : -Je l'ai déjà vu se lever plusieurs fois, la nuit. Je l'ai suivis, discrètement, elle se rendait dans l'aile des logements des hommes. Et vous savez dans quelle chambre elle rentrait...
Mylène : -Aller, dis !
Carole : -Dis, dis, dis !
Un coup de pied dans mon tibia. François se pencha vers moi :-Aristide.
Suzanne : -Aristide.
Jean-Jacques : -Quoi, avec le vieux professeur de photographie ?
Mylène : -Noooooonnnnnnn !
Carole : -Et toi, tu vas faire des virées nocturnes dans l'aile des hommes pour voir des professeurs rentrer dans la chambre d'autre, et tu ne préviens pas les copines ?
Mylène, d'un ton mielleux exagéré : -C'est parce qu'elle en profite pour aller faire un bisou à Armand ?
Carole : -Ihihihihih !
Je finissais à peine mon assiette de purée qu'un son aigu emplit le réfectoire. Le directeur se leva, faisant tinter un couvert contre son verre, et se tourna vers les tables des élèves :
-S'il vous plaît. S'il vous plaît. Merci. Suite au triste événement de ce jour, que vous connaissez tous et sur lequel je ne reviendrais pas pour ne pas heurter les plus sensibles, je vous annonce que les gendarmes Durand et Bourguignon et le commissaire Marchand seront des nôtres pour les jours à venir.
Regardant le directeur, je voyais, derrière lui, le commissaire Marchand scruter de manière vague dans ma direction. Je le vis glisser machinalement la pipe à sa bouche, avant de se reprendre et de la remettre dans sa poche.
-Ils resteront en nos murs et vivront avec nous le tout le temps que le commissaire Marchand jugera nécessaire. Nous allons leur mettre à disposition des chambres vacantes pour qu'ils puissent s'y installer. Je vous demanderais de ne pas les déranger dans leur organisation et d'être à disposition du commissaire pour toute question qu'il pourrait avoir. Toutefois, étant donné la situation, vous ne pourrez quitter l'établissement que lorsque le commissaire le jugera possible. Ceci s'applique autant à vous qu'à l'équipe des professeurs et dirigeante. Vos parents et votre famille va être prévenue par envoi de courrier, dès demain, de cet état de fait exceptionnel. Nous allons mettre en place un dispositif d'envoi de courrier journalier, pour ceux qui voudraient communiquer avec leur famille en cette période douloureuse et spéciale pour tout le monde. Je vous remercie pour votre compréhension et votre attention, et vous souhaite une bonne fin de repas.
Un silence de plomb accompagna la fin du discours et du repas. Un coup de pied dans mon tibia, et François se pencha vers moi en chuchotant :
-Si le commissaire reste avec nous et que nous n'avons pas le droit de partir, c'est que Mademoiselle Gauthier ne s'est pas suicidée, et que l'assassin est parmi nous, hein ?
-Alors, ma petite, qui a bien pu tuer ta jolie professeur...