Je referme doucement la porte de la maison sans toucher les ustensiles en argent. Il ne faut surtout pas que Grand-Mère sache que je suis dehors, ni réveiller mes trois jeunes sœurs et mes trois jeun…
Et dans une réponse à son aspiration démentielle, le monstre crache tout l’air emmagasiné. Comment arrive-t-il à gonfler autant ses poumons ? Son souffle est si puissant que l’entrepôt se met à trembler. J’entends le bois des murs se désagréger, les craquements se répercutent jusque dans le toit. Des amas de pailles s’écroulent tout autour de nous, et inconsciemment, nous nous rapprochons tous les trois, effrayés, dans le but d’être protégés par les deux autres.
La poutre qui barre la porte n’a pas bougé, contrairement à tout ce qu’il y a autour. Notre abri menace de s’effondrer sur nous. Notre tombe sera faite de vieux bois.
La peur nous tétanise, à tel point que les évènements se déroulent sous nos yeux abasourdis, sans aucune réaction de notre part. Le monstre a déjà ébranlé notre protection, et le bruit d’inspiration reprend de plus belle. Le second assaut se construit et nous sommes sans défense. Sans solutions, je cherche alors à me rassurer :
« Le père Igor, il est vraiment mort par cette chose, Herta ? Ou c’est toi qui nous fais une blague ? »
Je la supplie intérieurement pour une blague de mauvais gout. Mais Herta ne répond pas, pour la première fois je lis la terreur sur son visage. Celle que j’ai toujours considérée comme un roc s’effrite. Elle recule même un pas derrière moi.
Quant à Michon, il scrute de tous les côtés en recherche d’une autre sortie. Mais quand je donnais un coup de main aux Grettels, j’ai déjà fait le tour de leur entrepôt, un paquet de fois, et je sais qu’il n’existe qu’une seule et unique échappatoire : celle que nous avons devant nous, cachant l’agresseur à nos trousses. Je choisis de ne pas interrompre Michon. J’espère au plus profond de moi me tromper. Et puis dans le pire des cas, je lui offre la possibilité de ne pas connaitre le même désespoir que moi.
La chose derrière la sortie se met à cracher avec plus de puissance ! De plus, cette fois, il ne disperse pas inutilement son énergie : il cible devant lui. La poutre qui maintient la porte fermée est solide, elle ne bouge pas. Par contre, le cadre s’effrite et l’air s’infiltre avec violence et je sens l’haleine chaude et fétide s’emparer de mon visage, comme une prémisse de la triste fin qu’il me réserve.
Le contour de la porte perd une grande partie de son bois et laisse entrevoir des failles. La faible clarté de la nuit s’insinue dans notre obscurité protectrice. Le souffle n’en finit pas, et une énorme fissure remonte le long du mur, bien trop vite. Les planches s’éventrent dans des craquements inconfortables. J’en suis abasourdie, sidérée. Mon esprit se questionne sur ma fin inéluctable : savoir si l’on va mourir enterré dans les débris, ou si le monstre va nous dévorer vivant.
Le déchirement du lieu se poursuit jusqu’à la poutre principale, au-dessus de ma tête. Avec des réflexes que je n’imaginais pas chez moi, je me retourne et détale vers le fond de la grande. Je cri, pour alerter mes deux camarades d’infortunes :
« La poutre va s’eff… »
Il n’y a plus personne derrière moi.
Je continue de courir, je me poserais des questions plus tard. Aussi véloce que le souffle à mes trousses, je plonge dans un tas de foin. Les bottes me piquent ma peau à découvert et mes genoux raclent le bois du sol. Sans même avoir le temps de me relever, j’entends un fracas derrière moi. Une partie de la poutre vient de s’effondrer à l’endroit exact où je me trouvais. Mais je suis toujours dans la pénombre : le toit tient encore. Je me redresse, couverte de paille, et regarde autour de moi. Je n’aperçois rien dans l’obscurité : aucun mouvement, aucun bruit.
Ou est-ce que Michon et Herta ont bien pu passer ? S’ils ont trouvé une sortie, pourquoi ne m’ont-ils pas prévenu ?
Alors que j’allais me lamenter de cet abandon, un nouveau claquement me recentre dans la dangereuse réalité. Face à moi, je vois la porte d’entrée s’abattre dans ma direction. À la faible clarté des étoiles, je discerne la silhouette de notre agresseur. Plus grand que l’ouverture, il se courbe pour me regarder. Ça du moins je le suppose, car en contre nuit, la seule chose que j’observe de cet être de ténèbres, c’est son sourire débordant d’une multitude de dents acérées et luisantes. Je suis sûr qu’il va se lécher les babines maintenant qu’il m’a vu. Son torse se bombe de victoire, et je peux apercevoir son corps disproportionné, déformé par tous ses muscles hypertrophiés. Mais son contour reste flou, témoin de sa couverture duveteuse.
La vue de mon bourreau suffit à me faire perdre le peu de moyens que je conservais. Encore à quatre pattes, je recule effrayée et tremblotante. Si ma voix n’était pas éteinte, je crois que je l’aurai supplié. Raclant mon cul sur le sol sans lui tourner le dos, je tente de m’échapper, alors que je sais très bien que seuls les murs de l’entrepôt sont derrière moi. Mais avant de les atteindre, une de mes mains s’enfonce à travers le foin. Il n’y avait pas de sol. Je traverse la paille séchée, et je disparais dans les ténèbres les plus totales. Dos en premier, je m’écroule dans la boue, sous la terre. Puis c’est ma tête qui tape. Le choc me fait mal, mais avec l’adrénaline je n’en prends pas vraiment conscience. Je suis un peu engourdie. Je vois les dernières particules de luminosité s’évanouir, quand une trappe claque devant moi.
J’avais retenu ma respiration tout ce temps, et le manque d’air me fait tanguer. Encore chancelant, je sens une énorme poigne me saisir et m’emporter, me trainer à l’opposé de la grange. Le lieu précédent s’effondre au-dessus de nous, et je suis contente d’être protégée dans ce souterrain.
J’aimerais dire que je peux marcher seule, mais je n’y arrive pas. La poigne maintient une étreinte, dont je n’ai pas assez de force pour me libérer. Je racle sur le sol, un coup sur le dos, un coup sur le ventre, tente de me redresser et chute à nouveau. Je pense d’abord à Herta et sa brutalité, mais ce n’est clairement pas sa main bourrue, il s’agit de long doigt fin, presque acéré, comme si j’étais prisonnière des serres d’un rapace.
Je ne peux pas m’empêcher d’être obsédée par la silhouette vue dans l’encadrement de la porte. L’attitude étrange du village aujourd’hui prend sens. Chacun savait l’arrivée de cette bête, et se barricadait pour s’en protéger. Je frissonne, alors qu’un nouveau danger m’emporte, je ne sais où. Mes dernières énergies dépensées inutilement s’échappent, et le coup couplé à l’adrénaline qui retombe aura raison de moi. Mes paupières se ferment lentement, et mon esprit s’évade.
Décidément, j’aurais dû écouter les conseils de ma grand-mère et rester chez moi…
Recouverte de terre et de foin, je reprends mes esprits, assise dans une salle à manger. La première chose qui me frappe de ce nouveau lieu est son atmosphère attractive. Loin de…